Les m®ts sont m®rts, vivent les m®ts !
La privatisation du langage

13 novembre 2014  |   1 Commentaires   |    |  

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Je sais pas comment te dire
Ce que je peux pas écrire
Faudrait que j'invente des mots
qu'existent pas dans le dico

Extrait de C'est toi que je t'aime
Les Inconnus - Album Les Étonnifiants - 1992

Les Hauts® Parleurs®

Aujourd’hui je voudrais vous partager l’une des meilleures nouvelles de science-fiction qu’il m’ait été donné de lire ces dernières années.
C’est un récit d’anticipation qui a m’a vraiment touché, car en plus d’être original, il aborde un sujet qui nous interroge sur une pratique quotidienne de Graphéine, c’est-à-dire l’identité de marque et son lien très étroit avec le langage et la propriété intellectuelle. Cette nouvelle se nomme « Les Hauts® Parleurs® » de Alain Damasio (2012), et je remercie le magazine Usbek et Rica de m’en avoir soufflé l’existence dans l’article « le big data va-t-il tuer la création » paru dans son neuvième numéro.

Alain Damasio est un auteur français dont l’œuvre littéraire est largement tournée vers le domaine de la science-fiction et de la Fantasy. Les thématiques qu’il aborde s’inspirent des travaux de Gilles Deleuze et Michel Foucault et nous plongent dans l’anticipation politique et les dérives de sociétés démocratiques sous contrôle. Initialement paru en novembre 2002 dans le recueil « Une autre mondialisation en mouvement » (Mango documents), Les Hauts® Parleurs® est un court récit de 20 pages consultable en ligne sur le site de juriscom.net (également en version podcast ici).

De la bonne SF à lire !

En voici un libre résumé :
La Loi sur la Propriété du Lexique (loi Sharush), votée par l’OMC en 2002, a privatisé des pans entiers du vocabulaire mondial. Désormais, pour utiliser publiquement un mot, il faut verser les droits d’exploitation appartenant aux multinationales de la culture. Dans ce monde orwellien, les Haut-Parleurs, groupe de troubadours militants, élaborent les nouveaux argots libres capables d’échapper à la taxation généralisée. L’un d’entre eux, le poète Spassky, a décidé d’aller jusqu’au bout pour retrouver l’usage libre du mot « chat »détenu par les marques DupliCat et A-Chat.
La révolution éclate lorsque Spassky prononce un discours estimé à 17 millions et finissant par :
« Il est grand® temps® d’à-prendre que la Terre(TM) n’est pas bleue(TM) comme une Orange(TM)."

Cette citation est bien sûr une référence directe à la poésie surréaliste de Paul Eluard qui exalte la liberté du langage affranchi de toute logique.

Extrait :
« s’il faut nous reconnaitre une quelconque utilité, disons simplement que nous fûmes les premiers dès 1993, à anticiper sur la dérive du droit de propriété, à repérer, dans le maquis aménagé des jurisprudences commerciales, l’extension dangereuse et mal contenue des noms de marques - les premiers surtout à comprendre que l’annexion mondiale du mot « orange » annonçait un mouvement inexorable qui aboutirait au coup de tonnerre de la la loi sur la propriété du lexique…"

Le discours à 17 millions de dollars

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Droits des marques et privatisation du langage

Dans notre activité professionnelle en conseil et création d’identités de marques, nous sommes fréquemment sollicités pour créer à la fois des logotypes et des noms de marques. Notre monde googlisé a imposé la visibilité numérique comme un atout déterminant dans la communication des entreprises. Réservation de noms de domaine, campagne adwords et techniques habiles de référencement sont les armes d’une bataille acharnée dans l’espoir d’arriver en haut de la première page de résultat du moteur de recherche. Dans ce contexte, le choix d’un nom pour une société (ou d’un produit) devient une valeur beaucoup plus forte que les qualités graphiques de sa mise en forme, de ce qu’on appelle communément son logo. (voir notre article précédent sur l’appauvrissement et la standardisation - arialisation - typographique de logos de marques célèbres).

Dans cette lutte linguistique mondialisée, l’aspect graphique des identités semble devenir anecdotique. Il peut changer au gré des tendances sa garde-robe (flat / skeumorphisme, être minimaliste ou baroque…) tandis que le choix lexical et syntaxique du nom devient un enjeu hautement plus stratégique pour construire la notoriété dans le temps. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la tâche est rude pour se doter d’un nom qui ne soit pas déjà déposé par un concurrent, tellement l’espace économique est saturé de mots de langage faisant l’objet de brevet et de propriété intellectuelle. Nous nageons dans les eaux troubles du capitalisme linguistique, attention terrain miné !

Et Calimaq sur framablog de tirer à raison la sonnette d’alarme :
« On pourrait croire qu’il s’agit d’un fantasme, mais les dérapages en série des Trademark Bullies, ces firmes qui utilisent le droit des marques comme moyen d’intimidation, montrent qu’il n’en est rien : Facebook cherche ainsi à s’approprier les mots Face, Book, Wall et Mur ; Apple attaque une épicerie en ligne polonaise qui avait le malheur de s’appeler "a.pl" ; Lucasfilm fait la chasse aux applications Androïd dont le nom comporte le terme "Droid", déposé comme marque après Star Wars, même quand elles n’ont rien à voir avec les robots de ses films… »
(Je vous invite à lire de toute urgence sa traduction de l'article « Trademarks : the Good, The Bad and The Ugly » de Cory Doctorow)

Du droit des marques au Devoir des marques

Le droit des marques a été inventé initialement pour protéger de la fraude. C'est l'essence même du concept de "marque" que de certifier l'origine d'un produit ou d'un service. Une marque doit donc être extrêmement "singulière" pour remplir cette fonction. D'autant plus singulière que dans notre monde globalisé, l'espace concurrentiel est exponentiel. Ce droit est donc censé protéger l'intérêt public. Logiquement la première victime d'une fraude est le consommateur, et la plupart du temps, il faut être victime pour pouvoir intenter une action en justice et demander réparation. Pour autant, ce n'est jamais le consommateur qui va attaquer en justice le contrefacteur d'un soda célèbre. Le droit des marques contourne le problème en conférant au dépositaire de la marque un droit d'intenter un procès au nom des victimes. Mais ne soyons pas dupes, ce n'est pas l'intérêt commun qui est généralement défendu, mais l'intérêt économique privé. Ce qui pourrait sembler comme un devoir est en fait un droit dévoyé pour devenir une arme économique considérable.

Il n'y a pas que les multinationales pour revendiquer exagérément la propriété des mots. À notre échelle, nous avons fait les frais d'une action en justice de la part de la société "Graphèmes" qui estimait que "Graphéine" était une contrefaçon de leur marque. Graphème étant un nom commun signifiant la plus petite entité d'un système d'écriture (Ex: une lettre), tandis que Graphéine est un néologisme pouvant signifier "la substance active du graphisme". La méthode d'intimidation est simple, et bien rodée. Il suffit de demander plusieurs centaines de milliers d'euros de dommages et intérêts sans même avoir besoin de prouver un début de préjudice. Résultat, après 4 ans de procédure, un jugement défavorable pour Graphéine en première instance, des frais d'avocats à notre charge et une pression psychologique dévastatrice, Graphéine (le néologisme) n'est pas une contrefaçon de Graphèmes (le nom commun). Pourtant, personne ne peut plus utiliser le nom commun "graphème" dans le champ du design graphique et de la communication, car la validité de leur marque a été reconnue en appel.

Vivement le jour où le droit des marques deviendra le devoir des marques et où leur responsabilité sera engagée pour que les mots du langage restent des biens communs, non susceptibles d'être privatisés. On aurait tous à y gagner.

En attendant, et si vous êtes victime d'une situation similaire, nous ne pouvons que vous orienter vers notre cabinet d'avocat : OX Avocats.
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Jouer avec sa langue... et celle des autres !

Alors, comment sortir des sentiers battus et proposer des noms qui soient bien plus que la simple appropriation de mots du dictionnaire ? Pourquoi ne pas tout simplement créer des mots nouveaux, des « vocables » fantaisistes, à la fois pertinents et poétiques ?

Chez Graphéine, nous aimons jouer avec les images, mais aussi avec les mots. Les mots sont avant tout des images qui ont oublié d’être sages ! Dans notre processus pour créer des noms de marques, nous avons souvent recours à la technique de « néologie », ce qui signifie tout simplement « nouvelle parole » en grec ancien, pour créer des néologismes. Comme exemple le nom de notre agence fait d’ailleurs lui-même office de manifeste puisqu’il fusionne les mots "graphisme" et "caféine" pour créer la substance stimulante du graphisme ! (il faudra d’ailleurs que je vous parle, mais en d’autres occasions, du graphéïnomame et des ses pilules…) Préfixes, suffixes, radicaux du français, de l’anglais du grec et du latin sont la matière première qui passent au mixeur de nos cerveaux en ébullition pour accoucher de mots hybrides et riches en évocation des marques / produits / services que nous ambitionnons de baptiser.
Un vrai labeur de Dr Frankenstein !
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Un peu de poésie dans ce monde de ®

Ne soyez pas si terre à terre et testez la formule graphéine !
Les avantages d’un néologisme réussi comme nom de marque sont nombreux :
• Il invente un mot et un sens inédit - les coutures du néologisme ont beau être visibles (elles permettent de comprendre les multiples origines du mot neuf), la création n’en reste pas moins phonétiquement harmonieuse et prononçable, et le résultat est sémantiquement mémorisable.
• c’est une création originale soumise aux droit d’auteur.
• Il ne privatise pas le langage commun, mais célèbre l’inventivité linguistique.
• Il permet de véhiculer plusieurs idées/ concepts en un seul mot par condensation sémantique.
• Il dote l’entreprise d’un esprit résolument créatif en créant de la distinctivité, de l’originalité, voire de l’humour !

Quoi de mieux pour se distinguer et frapper les esprits que de se présenter avec un mot nouveau ?
Voici en quelque sorte exprimée notre vision de la communication, de la publicité et du naming !
Créer de la richesse, de la culture, et garder le "sens commun" en tête !

Je laisse le soin à Deleuze de conclure :

"Je voudrais dire ce que c’est qu’un style. C’est la propriété de ceux dont on dit d’habitude "ils n’ont pas de style... ".
Ce n’est pas une structure signifiante, ni une organisation réfléchie, ni une inspiration spontanée, ni une orchestration, ni une petite musique. C’est un agencement, un agencement d’énonciation.

Un style, c’est arriver à bégayer dans sa propre langue. C’est difficile parce qu’il faut qu’il y ait nécessité d’un tel bégaiement. Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même.
Être comme un étranger dans sa propre langue. [...] tous les contresens sont bons, à condition toutefois qu’ils ne consistent pas en interprétations, mais qu’ils concernent l’usage du livre, qu’ils en multiplient l’usage, qu’ils fassent encore une langue à l’intérieur de sa langue. " Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère..."
C’est la définition du style. Là aussi c’est une question de devenir. Les gens pensent toujours à un avenir majoritaire (quand je serai grand, quand j’aurai le pouvoir...).
Alors que le problème est celui d’un devenir-minoritaire: non pas faire semblant, non pas faire ou imiter l’enfant, le fou, la femme, l’animal, le bègue ou l’étranger, mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces ou de nouvelles armes.

Extrait de Gille Deleuze / Claire Parnet : Dialogues (Flammarion, 1977)


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1 commentaire :

  1. matou :

    Dans le même esprit de jeux de mots et néologismes, en plus poétique que com’, il y a le baleinié aussi ;)

    J’adore !

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Baleini%C3%A9

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