Tous les domaines de la création réservent des moments de tensions particuliers, de doute même, ces moments où un artiste se retrouve devant un blocage créatif.
Que faire ? Comment rebondir pour ne pas se répéter ? Pour sortir d’une impasse que l’on sent inévitable.
Depuis des années, nombreux sont les créatifs qui se sont penchés sur la question. Avec un point de départ relativement similaire… “Créer, c’est donner vie à quelque chose qui n’existait pas jusque là.” C’est une question de regard. Il s’agit souvent de voir au-delà de l’ordinaire et toucher ce qui restait invisible, d’aller au plus profond des choses. Un élément important revient, le hasard, confier une décision ou un choix au hasard pour sortir de l’ornière.
À la fin des années 60, Edward de Bono développait le concept de “Pensées latérales” qui consiste à appréhender un problème sous plusieurs angles au lieu de se concentrer sur une approche éprouvée, mais linéaire et limitée. “Penser hors des sentiers battus”, “Hors du cadre”. Son livre “The Use of Lateral Thinking” sera le premier d’une longue liste d’ouvrages à succès.
Plus récemment, dans “Créativité, un art de vivre”, Rick Rubin, un producteur musical, aborde la question de la créativité de façon plus abstraite, plus proche du développement personnel. Chaque chapitre se clôture par une phrase résonnant comme un aphorisme. “L’échec, c’est l’information nécessaire pour arriver à destination” ou encore “Se tromper de chemin à une bifurcation permet de découvrir des paysages que l’on n’aurait jamais vus sinon”.
Quelque chose qui rappelle un jeu de cartes créé il y a un demi-siècle, mais qui demeure d’une actualité brulante, tant son créateur, lui aussi musicien, reste contemporain. Les “Stratégies obliques” de Brian Eno.
Brian Eno est un génial touche-à-tout. On le qualifierait volontier aujourd’hui de créatif « transversal » (musicien, arrangeur, producteur, vidéaste, écrivain…) qui a beaucoup réfléchi aux phénomènes de création. Il y a un côté « tendanceur » chez ce gourou avant-gardiste qui cristallise les énergies du présent.
Très tôt, ce musicien énigmatique, pionnier de l’“ambient music” et producteur pour David Bowie, Iggy Pop, U2, Coldplay… ou encore Talking Heads, a questionné les processus créatifs.
En 1972, Brian Eno, intègre Roxy Music, le groupe de Bryan Ferry. À l’époque, on évoquera autant leurs pochettes de disques dénudés que leur musique. Amanda Lear apparaîtra sur “For your pleasure” et la fera connaître du grand public.
Une présence magnétique, envoûtante, Eno capte quelque chose de l’énergie du groupe de rock en véritable défricheur de sons électroniques.
Tout en restant dans l’ombre du leader, sa silhouette androgyne prend la lumière et Eno commence à s’exprimer sur tout un tas de sujets culturels, de concepts plus ou moins ésotériques, de théories divinatoires.
Il voit, il sent l’époque. Une tête chercheuse sans limite. Il y a un côté « visionnaire » musical chez ce “guide” qui cristallise le magnétisme du présent au profit de sa création.
Concerts après concerts, il occupe de plus en plus de place au sein du groupe. En 1973, la rupture avec Bryan Ferry devient inévitable, et il s’éloigne de Roxy Music pour travailler en studio des sons atmosphériques au synthétiseur. La même année, il sort un premier album d’une maîtrise absolue. “Here Come The Warm Jets”
Méthodiquement, Brian Eno commence à prendre des notes. Durant les séances d’enregistrement, il rédige de courtes phrases sur des morceaux de carton. Des pensées, des aphorismes. Pour lui, l’artiste, tout comme l’oracle, est un véhicule, un élément transmetteur qui ramènerait les choses à la surface.
Et comme pour tous les artistes, arrivent les moments de tension. Que faire quand on est en studio et que l’on a que quelques heures pour finaliser un titre ? Comment éviter de refaire la même chose ? Comment décadenasser l’imaginaire…
Confronté à ces impasses créatives, il ressort ses notes et comprends que cela peut provoquer une étincelle lui permettant d’avoir un autre regard.
Parallèlement, il découvre qu’un de ses amis, le peintre berlinois Peter Schmidt, réfléchit aux mêmes questions relatives aux processus de création. Cet artiste à lui aussi réalisé, quelques années plus tôt, un jeu de cartes comportant 50 fiches de conseils. Sans en avoir jamais parlé, les deux créateurs sont arrivés aux mêmes résultats, avec des cartes quasi similaires.
Sur une de ses premières fiches, Eno avait écrit : « Reconnais tes erreurs comme des intentions cachées », celle de Peter Schmidt disait : « Était-ce vraiment une erreur ? »
La logique semble être la même face à une situation de blocage. À chaque fois, une carte permet de changer l’angle de la réflexion. L’idée est de pouvoir utiliser ces phrases comme des clés débloquant une situation de création et de se dire : « Et si j’essayais autre chose ? » Il ne s’agit pas tant d’obtenir une réponse à une question, que de découvrir et comprendre un éventail de possibles. Convoquer le hasard, l’accident, l’aléatoire ou l’involontaire.
“La situation est bloquée, je tire une carte pour faire avancer le processus… j’accepte de me tromper ou de me laisser surprendre par une voie que je n’avais pas prévue. Pour poursuivre, pour sortir de l’enfermement, il me faut accueillir le “lâcher-prise contrôlé”. “Je peux tirer une deuxième ou une troisième carte, qui vont rentrer en écho avec la première…”
Ne sois pas effrayé par les choses parce qu’elles sont faciles à faire
La référence incontournable, souvent citée par les deux artistes, est le “Livre des Mutations”, le “Yi King”, un des plus anciens textes chinois. Une construction qui s’appuie sur des signes binaires qui peuvent être adoptés pour faire des divinations.
Le Yi King ne prédit pas l’avenir, mais décrit ce qui est en germe dans le présent, et donc les différents futurs qui pourraient en découler. Ce livre a longtemps été utilisé comme outil de décision et de gouvernement.
Au XXe siècle, certains artistes occidentaux s’en sont emparés. Au premier chef, Philip K. Dick, qui a découvert le livre à travers la lecture de Jung. Dans le domaine de la musique et de la danse contemporaine, John Cage et Merce Cunningham ont fait appel au Yi King pour travailler.
À la fin des années 1940, les idées de Cage sur l’ordre commencent à céder la place aux idées sur l’absence d’ordre. Les opérations aléatoires vont rapidement faire partie des techniques créatives, tant du chorégraphe que du compositeur.
Il ne fait pas de doute que Brian Eno et Peter Schmidt avaient en tête le Livre des mutations pour la création de leurs Stratégies Obliques. Schmidt avait réalisé en 1972 des dessins inspirés des hexagrammes du Yi King. De son côté, Brian Eno s’était intéressé très tôt à la musique de Cage et n’a pu échapper à l’oracle chinois.
Brian Eno et Peter Schmid finaliseront un premier jeu de cartes de “113 dilemmes qui en valent la peine” : les “Stratégies Obliques” (Oblique Strategies - Over one hundred worthwhile dilemmas).
Le tirage est limité à 500 exemplaires. Diverses éditions verront le jour, le nombre de cartes variant de 100 à 128.
En 1975, Brian Eno est appelé à Berlin pour produire “Low”, le premier disque de la trilogie berlinoise de David Bowie (“Low”, “Heroes” et “Lodger”). Tous les critiques musicaux considèrent que ces trois albums sont nourris d’une créativité impressionnante et d’une prise de risque inattendue.
La légende, confirmée, veut que durant les enregistrements, Brian Eno utilisât les “Stratégies Obliques”. Provoquer le hasard, tirer une carte, rebondir.
Dans le même temps, il produira les deux premiers albums solo d’Iggy Pop, “Lust For Life” et “The Idiot”. Deux disques fondateurs dans la carrière de l’Iguane.
Quelques années plus tard, Eno collaborera avec U2. Il produira six albums du groupe irlandais qui restera moins sensible aux cartes hasardeuses des “Stratégies”.
Plus récemment Phoenix et MGMT ont déclaré, eux aussi, utiliser en studio, les cartes d’Eno.
Les situations de blocages restent un passage obligé à tout processus créatif, quel qu’en soit le domaine.
Plus de 40 ans après leurs sorties, les “Stratégies Obliques” demeurent un outil d’une redoutable efficacité pour stimuler la créativité.
Car contrairement aux nombreux livres de développement personnel, les “Stratégies Obliques” ne reposent pas sur des conseils ou des aphorismes poétiques. C’est très concret. La mise en pratique est immédiate.
Il n’existe pas d’équivalent de “Stratégies Obliques” pour le domaine du design graphique, mais l’on pourrait facilement s’approprier et personnaliser celles d’Eno. Quelques suggestions…
— Découvre les recettes dont tu te sers et abandonne-les
— Emploie une couleur inacceptable
— En arrière
— Enlève les éléments par ordre d’importance apparente
— Essaie d’énoncer le problème aussi clairement que possible
— Honore ton erreur comme une intention cachée
— Mets de l’ordre
— Mets-le la tête en bas
— N’accentue pas une chose plus qu’une autre
— N’aie pas peur d’afficher tes talents
— Regarde l’ordre dans lequel tu fais les choses
— Sois sale
— Utilise une vieille idée
— Tu n’as pas à être honteux d’utiliser tes propres idées
— N’aie pas peur d’afficher tes talents
...et pour conclure, n'hésitez pas à "faire un pause", le conseil que tous les créatifs connaissent.
Dans une intervention de 1998 au Virgin Megastore des Champs-Elysées, Brian Eno revenait sur l’importance de l’aléatoire comme étincelle créatrice.
« Les ordinateurs sont le reflet des hommes qui les ont développés. Et les hommes qui les ont développés vivent entièrement dans cette partie de leur corps, la tête.
Quand je dis que les ordinateurs ne sont pas assez africains, je veux dire qu’ils n’impliquent aucune partie de notre corps dans un rythme physique, de façon excitante… Vous savez, nous avons ce truc ici qui s’appelle notre corps, qui a mis trois millions d’années pour arriver où il en est aujourd’hui et qui fonctionne vraiment bien. Et maintenant voilà qu’on arrive à cette machine qui n’a que 25 ans derrière elle et qu’on abandonne complètement cet outil-là, le corps. C’est complètement idiot. Je travaille tout le temps avec des ordinateurs et ça m’insupporte. Je me sens mourir quand je les utilise.
Vous savez la raison pour laquelle les gens qui travaillent en permanence sur des ordinateurs pratiquent toujours des sports extrêmes ou bien sont sado-masochistes ? C’est parce qu’ils n’utilisent pas leur corps au quotidien.
Vous ne saviez pas ça ? »
L’interview de Brian Eno dans son intégralité :
http ://jeannoel.roueste.free.fr/techno/interviews/eno/eno.html
____
Rédaction : François Chevret
Laisser un commentaire