Designer-mode d’emploi n°4 : Indignez-vous !

13 novembre 2016  |   2 Commentaires   |    |  

J’ai douze quatorze ans. Je suis graphiste, ou bien designer, ou bien chef d’entreprise ou bien freelance ?
Je ne sais plus trop. Ce qui est certain c’est que j’ai douze quatorze ans d’expérience.

Cet article s'inscrit dans une série d’articles sur le métier de designer. Nous vous invitons d'ailleurs à lire Designer mode d'emploi n°1, n°2 et n°3 avant de lire celui-ci ! L’objectif est d’aborder sans tabous, de manière bordélique, subjective et non exhaustive les contours de ce métier !

Dans cette quatrième édition, il s'agit de réflexions écrites dans les jours qui ont suivis les attentats de Paris du 13 novembre 2015. Initialement écrites sous le coup de l'émotion, nous avons préféré attendre quelques mois pour le publier. Probablement pour se relire à froid. Loin du contexte émotionnel très fort de l'époque.

C'est un sujet complexe, sur lequel nous ne prétendons absolument pas avoir de certitudes. Alors n'hésitez pas à apporter vos réflexions dans les commentaires, qui nous en sommes certains, apporterons de l'eau au moulin de ces questions.

indignez-vous-designer

Indignez-vous comme vous pouvez !

[ Écrit le 14 novembre 2015 ]

Alors que le cœur de victimes, de leurs proches, des Parisiens et de Paris saigne, difficile de rester muet par l'effroi.  Si nos pensées se portent immédiatement vers  toutes ces personnes, que le silence s'empare de nous quelques instants, notre voix à besoin de crier son indignation.

Alors on relit "Indignez-vous !" de Stéphane Hessel.
Ce texte se conclut sur "Créer c'est résister. Résister c'est créer."

En tant que graphiste, notre parole s'exprime en image. Ce vendredi 13, face aux images de cette barbarie se déroulant en direct sur nos écrans, je n'ai eu d'autre possibilité que de prendre un crayon et d'exorciser cet effroi sur le papier. Regarder une feuille blanche pour ne pas regarder la noirceur de ces images. Non pour fuir, mais pour l'affronter avec l'arme de la création.

Dans ces moments-là, nombreuses sont les expressions de l'indignation. Chacun ressent le besoin de s'exprimer, de communier, de partager. Une multitude d'images sont produites. Violentes, poétiques, politiques, humanistes, drôles, tristes, et toujours modestes et immenses à la fois. Si généralement personne ne signe ces images, c'est bien par don désintéressé à la communauté. Ce serait évidemment malvenu d'y apposer une signature, ou pire d'en faire commerce.

Pourtant, dans ces moments-là, il n'est pas rare d'entendre des voix comme celle de Rufio ci-dessous, pointant du doigt un soupçon d'opportunisme.

indigne

Que ce soit en 2002, au soir du 21 avril qui voyait le FN passer au deuxième tour, en 2003 pour la guerre en Iraq, pour les attentats de Charlie, à chaque image produite sous le coup de la colère et de l'indignation, ces mêmes reproches refont surface, taxant d'opportunisme des centaines de graphistes, d'illustrateurs, d'artistes... Être accusé d'opportunisme ne semble pas être un signe de grande qualité morale, pourtant, ces reproches ont une utilité, puisqu'ils nous obligent à avoir une réflexivité sur le sujet.

Quel sens ont ces images ?
Quelles sont les motivations et les responsabilités de leur auteur ?
Altruisme, égoïsme et sens moral ?

Commençons pas un petit détour par Guernica. Un œuvre publiée le lendemain du masacre sur facebook :-)

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Et Picasso niqua la guerre !

En 1936, l'état espagnol passe commande à Picasso, alors installé à Paris depuis plus de 30 ans, d’une œuvre pour l’Exposition universelle de 1937. Si Picasso semble flatté qu'on ait pensé à lui, mais il n'a alors aucune idée du sujet qu'il traitera. Picasso est alors totalement apolitique et défendait farouchement son autonomie d'artiste et ne voulait pas laisser la politique entraver sa vie, ou ses amitiés. Dans ce milieu des années 30, il traverse une période de creux dans sa création. Il n'a produit qu'une quarantaine d'œuvres en 1936, alors qu'il nous avait habitué à produire plusieurs centaines d'œuvres les années auparavant. D'ailleurs depuis plusieurs mois, le gouvernement républicain Espagnol lui a passé une commande pour le pavillon de l'Exposition universelle de Paris de 1937, mais Picasso ne semble guère inspiré.

C’est dans ce contexte d’apparente vacuité créatrice que le bombardement de Guernica va survenir, le 26 avril 1937.  3h de bombardements sur la petite ville basque de Guernica. Mitraillant les civils réfugiés dans les champs, et bombardant le centre de la culture et de la tradition politique basque, ce massacre gratuit laisse peu de survivants. Ce drame touche l’opinion internationale et Picasso entreprend immédiatement de peindre sans relâche pendant plusieurs semaines cette œuvre immense (4x8m). Il souhaite dénoncer l’injustice et les massacres, il s’engage à lutter en faisant de ses pinceaux des armes magnifiques. Picasso qui n'a jamais été jusque là politisé met dans cette œuvre la force de son art au service d'idéaux humanistes. L'œuvre fera de 1937 à 1939, le tour des grandes capitales européennes et américaine, relançant à cette occasion la carrière du peintre.

Guernica deviendra une des œuvres les plus extraordinaires et dérangeantes du XXe siècle sur la nature autodestructive de la guerre. Sa non-spécificité et sa grandeur en ont fait un emblème universel de la douleur et de la dévastation. Elle dépassera largement son auteur, pour devenir une icône du pacifisme. Longtemps conservé au Moma de New York, le tableau rejoindra Madrid après la mort de Franco. C'est encore aujourd'hui la 2e œuvre la plus visitée au monde après la "Joconde".

Preuve que cette œuvre dérange encore aujourd'hui les bellicistes, en 2004, la copie qui honore le mur des Nations Unies fut cachée à la demande expresse de Colin Powell afin qu'il puisse faire son discours en paix; discours qui allait autoriser les États Unis à entrer en guerre contre l'Iraq.

Colin Powell pouvait difficilement appeler à entrer en guerre entouré de femmes, d’enfants et d’animaux hurlant d’effroi et témoignant de leurs souffrances sous les bombardements. Ce jour-là, Picasso avait perdu une bataille. Mais pas la guerre.

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Picasso est-il opportuniste  ?

Pour les esprits malveillants, n'allez pas songer une seconde que l'on cherche à comparer la puissance de Guernica à nos modestes dessins. Il s'agit à travers l'exemple de Picasso, de se risquer à une analyse et une auto-critique traitant des rapports qui pourrait exister entre "engagement et opportunisme".  Derrière la question "Picasso est-il opportuniste ?", c'est évidement les questions "Ces graphistes sont-ils opportunistes ? " ou même "Suis-je opportuniste ? " qui se posent.

Toujours commencer ce type de sujet par un peu d'étymologie. On va la puiser dans l'ouvrage "l'opportunisme: une approche pluridisciplinaire" de A. Banoun et L. Dufour.  Ce mot vient du latin "Opportunus", il est composé de "ob" qui signifie "vers" et de portus, le "port". Opportunus se disait du vent le plus favorable pour les marins sur le chemin du retour, du vent qui les poussait vers le port.

Contrairement à ce que l'on pourrait penser les navigateurs opportunistes qui "saisissent" le vent favorable, ne sont pas que des marins chanceux et passifs devant les éléments. Leur mérite est de savoir attendre, reconnaitre et saisir l'occasion. À l'inverse, on reprochera aux opportunistes de tirer un avantage personnel d'une situation et leur moralité sera mise en doute.

Picasso n'est qu'un homme. Une personne dont les actes seraient purement désintéressés ne serait rien d'autre qu'un saint. Essayons donc de voir quelles étaient les motivations du peintre.

La violence du monde à l'approche de la guerre offre à Picasso l'opportunité de relancer sa carrière à travers la tournée internationale que va faire son œuvre. C'est également une belle affaire financière, puisque l'état espagnol aura dépensé 200 000 frs pour ce tableau. Une fortune pour l'époque.

Une thèse (qui porte à débat) affirmerait que Picasso aurait recyclé une œuvre qu'il avait initialement imaginée en hommage à la mort du célèbre torero espagnol "Joselito" pour faire Guernica. 

Enfin, on sait que Picasso était tombé follement amoureux de l'indomptable Dora Maar. Une artiste photographe, entièrement engagée dans la lutte antifasciste, et proche du groupe d'Octobre. On sait Picasso relativement peu politisé. En 1937, le massacre de Malaga, pourtant la ville natale du peintre, ne semble produire aucun effet sur le peintre. En cette même année, il est même nommé à distance directeur du musée du Prado par les Républicains, alors en quête d'une grande voix pour défendre leur cause et celle de l'art. Pourtant, cela ne l'intéresse pas, il ne se déplacera même pas à Madrid. À cette période, seule Dora Maar semble l'intéresser.

Est-ce elle qui pousse Picasso à s'engager politiquement, ou bien lui qui s'aventure sur ce terrain pour lui plaire ? Difficile de trancher...  Dora Maar accompagnera jour et nuit Picasso durant la peinture du tableau. Elle participera même à l'évolution de l'œuvre en photographiant quotidiennement son évolution, permettant à Picasso de travailler plus efficacement. D'ailleurs, les historiens de l'art considèrent Guernica comme une œuvre à 4 mains. Dora Maar semble être un vent opportun dans lequel Picasso s'engouffre avec profit, son inspiration et sa carrière sont relancées.

De cette analyse, on pourrait aisément lire une forme d'opportunisme chez Picasso. Cela enlève-t-il pour autant le moindre gramme de sens et de force à cette œuvre ? Non. Peut-être que sans cet opportunisme, cette œuvre qui remua les consciences n'aurait jamais existé. On aurait probablement oublié les victimes innocentes de Guernica.

Si l'histoire de Guernica vous intéresse, nous vous invitons à consulter le livre "Guernica, histoire secrète d'un tableau" de Germain Latour à partir duquel nous avons pioché les sources cet article.

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Le rôle de l'empathie dans le sens moral

Les psychologues le savent bien, les émotions que nous percevons chez les autres nous permettent d’ajuster notre comportement. Lorsque quelqu'un a transgressé une règle morale, le fait de percevoir de la colère, de l'indignation, du dégoût chez la personne qui en est la victime, a tendance à diminuer son agressivité et le pousse à rectifier son comportement. Derrière ce qui pourrait sembler du sens commun, de l'intuition, ce constat se base évidemment sur des études scientifiques en psychologie et en neurologie (cf: la morale et les émotion, Gayannée Kédia, Revue électronique de Psychologie Sociale, 2009). De ce constat, on peut éliminer la critique qui consisterait à nier la portée des images produites sous le coup de l'indignation. Ces images font "sens", pour leurs auteurs comme leurs récepteurs. C'est incontestable.

Pour reprendre un extrait de l'article de Gayannée Kédia précédemment cité, voyons plus précisément le rôle de l'empathie dans la construction du sens moral.

"Les émotions qui jouent certainement le rôle le plus important dans les actions morales sont celles que nous éprouvons en réaction à la souffrance d’autrui, telle que la compassion. [...] Les individus qui possèdent une personnalité empathique, ceux qui sont donc les plus susceptibles de réagir par la compassion et d’être touchés par les souffrances d’autrui, semblent avoir particulièrement tendance à adopter des conduites prosociales: ils donnent plus souvent de l’argent à des œuvres de charité, comme le Téléthon, et sont plus susceptibles d’accepter de consacrer du temps à aider des personnes en difficulté. [...]

Il se pourrait que les individus empathiques aident pour soulager le désagrément et l’angoisse que leur cause la perception d’une personne en détresse. En effet, selon certains chercheurs les comportements d’aide constitueraient un mécanisme de régulation de l’humeur et de l’anxiété. En accord avec cette hypothèse, Darley et Latané (1968) ont montré que les observateurs de la souffrance d’autrui se sentent mieux après avoir aidé."

On le sait, l’empathie est très directement liée au design en tant qu’activité de conception. Qu’il s’agisse de se mettre à la place de l’usager pour comprendre et anticiper ses besoins ou de permettre et d’accompagner des formes nouvelles de lien social, l’empathie est au cœur de la discipline depuis ses origines.

Cet éclairage sur les liens entre empathie et sens moral explique probablement la propension des designers graphiques à produire ces images.

egoisime-altruisme

Altrusime vs Égoïsme ?

Accuser quelqu'un d'opportunisme revient à la considérer comme égoïste. 

C'est la vieille question de l'altruisme vs égoïsme, qui soutient que tous les actes humains, même les plus altruistes, seraient motivés par des besoins égoïstes, afin d'en retirer une reconnaissance sociale, économique... ou un quelconque avantage personnel. 

Essayer de résoudre cette question serait absolument vain, puisqu'elle ne peut faire l'objet d'aucun raisonnement scientifique. En effet, on ne peut ni démontrer qu'une personne ferait une action altruiste uniquement pour obtenir une forme de reconnaissance, et on ne peut  ni démontrer l'inverse. 

Le pragmatisme, c'est de reconnaitre que peu importe les motivations de l'intérêt personnel, tant qu'elles sont cohérentes avec l'intérêt général.

Ainsi, et seulement, le souci de l’autre et le souci de soi (terme que je préfère à «égoïsme») sont compatibles, dans une relation gagnant-gagnant.

Mais que vient faire l'entreprise là-dedans ?

Le soupçon d'opportunisme (et donc d'égoïsme) est inévitablement renforcé dès lors que l'émetteur est une entreprise ( cf: une personne morale ) et non une personne physique. Quels autres objectifs que son propre profit une entreprise pourrait-elle bien rechercher ?

L'entreprise, quoi qu’on en dise, est un acteur de pouvoir au sein de la société (et le sera de plus en plus). C'est donc un acteur politique, avec ce que cela représente de plus noble. Elle n'est pas qu'un acteur économique. C'est aussi un acteur social, environnemental... 

Composé de la somme des individus qu'elle représente ( ses actionnaires et ses employés) l'entreprise est inévitablement doté d'un "sens moral collectif". S’y soustraire (comme dans l'exemple de la fraude de "Volkswagen") serait irresponsable.

Dès lors, la finesse, l’ingéniosité et la stratégie qui fait la noblesse de l'engagement politique ne doivent d'aucune manière être perçues comme du subterfuge, de la manipulation et du stratagème sous prétexte qu'on est dans le monde de l'entreprise. Qu'il soit collectif ou individuel, le sens moral reste le même. 

Conclusion

Alors, oui, je vais continuer à réagir, à résister, à créer, par altruisme pour essayer d'aider les autres, par égoïsme pour soulager mon anxiété, par opportunisme parce que c'est humain, le tout de la manière la plus constante qu'il soit possible, en mon nom propre et collectif.

À ceux qui se plaisent à trouver ridicule et futile le rôle que se plaît à endosser le graphiste qui peut s'engager, cette sorte de "mission consistant à vouloir sauver le monde" par la production d'images qui feraient sens. À ceux qui préfèrent l'immobilisme à l'opportunité d'agir. Je leur demande au moins de ne pas démotiver ceux qui ont l'espoir de résister et la motivation de créer.

paris

Rédaction : Mathias Rabiot


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2 commentaires :

  1. Alexandre Formosa :

    Très bon article, cela remet les choses à leur place, cela permet de conserver en mémoire ces événements, chacun fait ce qu’il peut à son échelle.

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