Des étoiles plein la tête, retour sur notre semaine aux Rencontres internationales de typographie à Lurs, sous le thème des constellations.
La première rencontre avec Lurs se fait au loin, surplombant les champs de tournesols et d'oliviers. Posé là comme une petite forteresse résistant sous un soleil sec, le village accueille sa foule de pèlerins annuels, sans chichis ni néons. De passage pour les rencontres internationales ou sur la route de Compostelle, leur ferveur est la même. D'ailleurs Vox raconte, qu'à l'époque "on entrait à l'École de Lure comme on entre en religion; il y avait un serment annuellement renouvelé, des mots de passe, des formules et des gestes mystiques..." Rien n'a changé.
Les murs de Lurs parlent encore et toujours aux visiteurs à travers leurs pierres gravées par les grands typographes qui y ont laissé leurs voix, tel Vox, à l'origine des rencontres typographiques.
Au sol, des lettres nous guident à travers le village
• R O U G E • B L E U • V E R T •
Elles donnent le ton et annoncent la couleur : Lurs est un village de caractère(s) !
Pour connaître tous les secrets des Rencontres, mieux vaut lire l'article de Mathias. On y apprend que Lurs fut un village désert tristement célèbre pour une histoire de meurtre, que Maximilien Vox n'existe pas, on comprend la différence entre Lure et Lurs, on découvre que pour lancer les festivités des premières rencontres un chancelier buvait du méthylène, et qu'une troupe de joyeux lurons a juré de s'y retrouver annuellement pour "servir l'esprit".
Pour décrire cette première rencontre on pourrait sinon demander à Maxime de prendre sa guitare, et de venir chanter San Francisco à la sauce Provençale. Cela donnerait quelque chose comme : C'est une maison ocre adossée à la colline. On y vient à pied, on ne frappe pas, ceux qui vivent là nous attendent déjà. On se retrouve ensemble après quelques heures de route et l'on vient s'asseoir autour du repas; tout le monde est là, à six heures du soir, pour la soupe au pistou...
Mais la soupe au pistou viendra plus tard. Pour nous, tout commence autour d'une double histoire de lune.
La première conférence nous plonge, un peu ahuris, dans l'explication détaillée d'un calendrier lunaire de - 30 000 avant J-C gravé dans une dent de renne grand comme la moitié de ma paume (d'ailleurs, petit "le saviez-vous" cosmique : la lune en croissant tourné vers le bas comme une arche ne brille que tous les 19 ans, la veille du jour du printemps. Rendez-vous en 2023 pour la prochaine !).
Le soir même, nous marchons de nuit jusqu'à un champ désert pour voir se lever la lune et se coucher face aux étoiles, accompagnés d'un maître Jedi muni d'un sabre-laser à la précision étonnante. Dix étoiles filantes plus tard, nous savons tout des amours de Zeus, et comment trouver l'étoile polaire (merci).
Propulsés dans ce voyage vers la galaxie lointaine de Lurs, nous voici parés à passer une semaine sous le thème des constellations.
Le site officiel des Rencontres de Lure 2017 l'illustre assez glorieusement :
Un soir en visitant une maison locale je me retrouve face à ce petit coin de fenêtre qui me fait penser à l'astronome de Vermeer. C'est un premier signe (astrologique ?).
Et cette autre preuve infaillible, d'ailleurs : on appelle bien les locaux les Lursiens ! L'écho avec les Martiens est trop beau pour être négligé. Les habitants de Lurs viennent donc bien d'une autre planète. CQFD.
Assise à table avec quelques Lursiens pour le banquet de la soupe au pistou (on y revient !) je découvre un petit peuple d'érudits qui se nourrit de rab et de poèmes. À 80 dans leur forteresse, ils partagent soleil, calme, lectures et moments conviviaux avec les autres "êtres venus d'ailleurs" que nous sommes ; les participants des Rencontres.
On me souligne qu'il n'y a pas beaucoup de si petit village en France dans lequel on trouve une galerie d'art et une librairie... Il semblerait qu'en plus de la beauté des lieux, l'art ait toute sa place. Une double harmonie qui explique l'héritage que Vox et sa troupe ont gravé, ces "pionniers qui ont planté le graphisme, comme un bouquet, en haut de cette cité où tout était à reconstruire."
Quelques jours plus tard, pour parler encore de lune, c'est Elsa et Aurélien du studio La Direction qui viendront nous montrer leurs affiches de fesses (sans fesses) de pornographisme du cinéma des années 75... (rappelez-vous, on vous en parlait dans notre article 4 sur notre histoire des couvertures de livres). La conférence fait son petit effet.
Le duo nous raconte la genèse de leur projet, de la découverte des affiches à l'impression du recueil. Impression qui demande une sacrée technique pour retranscrire ces tons directs et inventer un nouveau nuancier pantone aux tons rétro-fluos, pliures incluses. On apprend aussi que la comtesse est une pute, en toute élégance.
C'est tout un univers que l'on découvre au milieu de ces "stars" du graphisme. Brahim et Maha tentent de percer le mystère du Tifinagh, écriture touareg du peuple des Amazigh remise au goût du jour depuis son officialisation comme langue au Maroc. Généralement tracés sur le sable, les caractères se heurtent à la discipline de l'écriture cursive, et c'est tout un problème typographique que ces chercheurs explorent.
Guillaume Duprat, lui, nous emmène dans l'univers des mondes de l'au-delà, avec ses représentations visuelles des projections de l'âme de myriades de cultures. Paradis, enfer et mondes parallèles plats à étages ou en forme d'œuf se côtoient et nous fascinent (voir croquis croqués à la va-vite dans mon carnet ci-dessous). Jeanne Moynot nous fera, elle, partager la sphère intime de son univers de plasticienne.
On parlera aussi technique avec deux graphistes préhistoriques de l'avant PAO, les travaux du studio Pizzoti, les avancées de l'intelligence artificielle, ou la genèse et la création de l'atelier PPC (Paris Print Club). C'est d'ailleurs toute une après-midi que l'on s'essaye à la technique.
En bord de terrasse, à l'ombre des pins, une grande tablée propose un atelier de calligraphie arabe. Juste à côté, Guillaume et Tristan du PPC laissent leurs presses typographiques à disposition des participants, et nous guident pour créer des affiches inspirées du lieu.
À l'intérieur, Marc Bernot (qui fait les feuilletons matinaux) nous fait tourner de l'œil avec ses lunettes à miroir qui renversent notre cerveau et notre perception avec. Impossible d'écrire quoi que ce soit sans faire des spaghetti douteux... Il tient également une merveilleuse machine de découpe laser ; la science & la technique ont du bon !
À Lurs, nous rencontrons aussi des stars de la typographie, et des typographies stars. C'est un peu, quelque part, le but de ces rencontres. La petite centaine de curieux, experts, et amateurs que nous formons se mélangent sur la terrasse. On y rencontre -le mot est bien choisi- des intervenants, des étudiants, des récidivistes qui en sont à leur 10e édition, des gourmands, et des très grands... en toute simplicité. Les blagues de graphistes fusent (merci à la manufacture d'histoires Deux-Ponts). Les réflexions abondent. On se croirait dans un podcast France Inter mais en vrai, et en plus détendu.
À nous tous nous créons, comme le disait Maximilien Vox, une "vivante communauté d'êtres vivants".
Bruno Bernard nous entraîne dans ses découvertes et recherches sur le caractère ultime d'Excoffon : l'Excoffon Book. Au départ, il souhaitait "seulement" digitaliser cette typographie qui n'a jamais vu le jour. Il réalise en travaillant que les caractères sont encore maladroits, hésitants, irréguliers... non aboutis ? Comme si Roger s'était précipité pour rendre une proposition à temps, mais sans jamais pouvoir la finaliser.
Cette typo était pour Excoffon l'aboutissement ultime de son rêve de typographe, elle devait être "la somme de tout ce (qu'il avait) accumulé dans (sa) carrière de typographe", mais ne verra jamais le jour. Bruno s'interroge aujourd'hui pour savoir s'il doit publier la typographie telle quelle, donc un travail imparfait, ou se permettre d'apporter ses propres ajustements et se heurter aux questions de la légitimité de son travail sur l'héritage graphique d'un grand nom du design. Et si vous en discutiez avec lui : www.brunobernard.com ?
L'un des rêves d'Olivier Reichenstein, lui, est de créer une typographie spécifique pour distinguer les robots sur le web, qui accaparent l'information, pour divulguer la supercherie au grand public. Un moyen simple et puissant pour retisser le lien direct entre lecteur et écrivain, perdu depuis la fin des lettres manuscrites et l'avènement du web.
On voit ici dans son tableau l'influence de la typographie sur les liens entre la personne qui écrit (sender), le medium utilisé, et la personne qui le reçoit (receiver).
Cerise sur le gâteau pour clore la semaine, Matthew Carter (le père du Georgia et du Verdana !) nous entraîne dans ses travaux passés, avec ses typographies vectorisées à la main, au pixel près, et sa fascination pour les ligatures des caractères gravés des monuments. Sa présentation nous fait réaliser l'ampleur que peut avoir un designer d'un point de vue technique, et à quel point ingénieurs et chercheurs de solutions graphiques gagnent à travailler main dans la main.
Il ajoute à propos des déclinaisons de lettres en majuscule et minuscule, que "vouloir prétendre que les minuscules ont une relation avec les majuscules est un problème insolvable. Il faut considérer non pas 1 mais 2 alphabets, indissociables". Notez bien pour vos prochaines créations, le maître a parlé !
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Au gré de la lune, sous les constellations humaines, parmi les techniques et les univers typographiques, Lurs nous a plongés dans un monde parallèle bienveillant et illuminé.
Enfin, rassurez-vous, sur le blog de Graphéine nous ne sommes pas des robots.
La preuve ! Nous reviendrons (j'espère !), en bons élèves que nous sommes. Plus de photos à venir sur notre page Facebook.
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