Typo Minérale et mouvante : échanges avec Thomas Huot-Marchand

06 juillet 2017  |   0 Commentaires   |    |  

typo-minerale-huot-marchand

Thomas Huot-Marchand,
un homme de "caractères" !

À l’occasion de la sortie de la typo Minérale qui nous a tapé dans l’oeil, nous avons sauté sur l'occasion pour échanger avec Thomas Huot-Marchand, graphiste et typographe français contemporain, à propos de ses influences et de son processus créatif.

Après avoir été pensionnaire de la célèbre Villa Médicis, lauréat du Fiacre, membre de l'Alliance graphique internationale, il a enseigné à l'école d'art de Besançon, à l’ESAD d’Amiens et occupe désormais le poste de directeur de l’Atelier National de Recherche Typographique à Nancy. Si son travail de création typographique est toujours très érudit et exigent, le caractère généreux et didactique du personnage nous invite à affectionner particulièrement son travail.

C'est donc avec un plaisir immense que nous avons pris le prétexte de la sortie de ce caractère pour le faire parler, et l'interroger avec décomplexion sur des sujets aussi sensibles que la frontière entre plagiat et influence.


© Maison Tangible

L'influence de Roger Excoffon ? 

Graphéine : Parle nous de tes influences. Notamment d'Excoffon. Dans ton travail il y a une forme d'exubérance, d'expressivité maximale et d'expérimentation formelle à la manière du Calypso; on retrouve aussi une forme de "netteté" façon Banco... 

Il y a en effet chez Excoffon une exubérance incroyable, il va chercher des formes vraiment inattendues. Le Banco est un modèle de rythme et d’économie formelle : la plupart des capitales sont résumées en 2 traits pleins, presque verticaux; et en même temps, il y a cette pente et les fûts en forme de trapèze, des courbes très tendues, c’est vraiment un dessin incroyable.

Tous les dessins d’Excoffon déploient cette même énergie, chacun dans son style. Il ne fait pas de compromis, on est loin du Crystal Goblet mais ça fait du bien, ses caractères assument une identité forte et explorent des formes inattendues (ndlr - le crystal goblet est un essai démontrant qu'une bonne typo se doit d'être transparente et se rendre invisible pour laisser passer le message comme le ferait une vitre dans une fenêtre). C’étaient aussi des caractères extrêmement bien produits, en plomb : techniquement, les connexions du Mistral ou du Diane, c’est une merveille.

excoffon-mistral-font

Il y a aussi le Calypso, en effet, sans doute le plus osé : les lettres sont traitées en volume, comme une feuille qui s’enroule sur elle-même. L’emploi du tramé est saisissant (ndlr à l'époque, sans ordinateur, la trame était faite à la main).

 

Excoffon_calypso

 

Espionnage industriel et typographique

Graphéine : D'ailleurs Excoffon avait avoué avoir "pompé" Jacno pour faire ce caractère. J'imagine que tu connais l'histoire ? 

Haha, oui l’histoire de Jacno avec la Banco est amusante ! Excoffon la raconte des années plus tard à François Richaudeau (dans un entretien inédit pour Communications et Langages en 1977, reproduit dans l’excellent ouvrage Roger Excoffon et la fonderie Olive chez Ypsilon). À l’époque il y avait une concurrence féroce entre Deberny et Peignot et la fonderie Olive; dans une revue professionnelle, D&P annoncent la création d’un caractère de Jacno : on voit Jacno à sa table de travail.
Excoffon scrute la photographie à la loupe, devine l’esprit du caractère, et propose une ébauche à Marcel Olive pour prendre de vitesse les concurrents. La réponse de Marcel ? Banco !

Ci-dessous, la typo Jacno de Jacno, et la Banco d'Excoffon.

jacno-typo-jacno

roger-excoffon

La différence entre "influence et plagiat"... 

Graphéine : D'où une question sur tes influences, tes inspirations pour ce caractère en particulier, ou en général dans ton travail. Où vois-tu les frontières entre influence et plagiat ?

C’est en effet une question sensible dans ce domaine, d’autant plus qu’une grande partie des caractères typographiques s’inspirent de créations existantes — que ce soit des revivals assumés ou non d’ailleurs. Il y a mille façons de créer à partir de créations existantes : comme en musique, ce peut être un hommage, un remix, une réorchestration, un sample, une citation… Il existe un bon texte de John Downer sur ce sujet (Call it what it is, publié chez Emigre en 2003). Ceci dit, il est difficile d’imaginer une création qui n’emprunte rien à personne; on peut remonter loin et chercher l’inventeur du cercle et du carré. Ce qui compte, c’est la cohérence du projet et la sincérité de celui qui le met en œuvre — les qualités qui manquent à un  plagiat, il me semble.

Prenons Excoffon et le Banco : il a pris Jacno de vitesse, c’est clair, pour qu’Olive en tire un avantage commercial. Mais je ne crois pas que ce soient les quelques semaines d’avance qu’a pris la fonderie marseillaise qui ont fait le succès phénoménal du Banco : il est tout simplement mieux réussi.

Création et typographie

Graphéine : En matière de typographie, où les libertés formelles sont relativement contraintes par l'objet même (une lettre doit rester une lettre), et par l'histoire multi-millénaire de la discipline (en tous cas pour l'écriture), comment un créateur de caractères trouve-t-il son espace personnel ? 

C’est en effet un champ balisé par des contraintes diverses : le respect du code alphabétique, la lisibilité, les contraintes techniques… Mais où l’identité peut s’exprimer dans des détails infimes, mais décisifs. C’est vraiment passionnant.

Personnellement, j’ai toujours abordé la création de caractères dans la dynamique de mon travail graphique : ces fontes naissent souvent d’une identité visuelle pour un théâtre, un festival ou une exposition. La typo est rarement l’objet de la commande, mais elle fait partie de ma réponse. C’est un moyen pour moi de m’approprier le projet, et de continuer à explorer des formes typographiques. Le fait que ces caractères soient associés à un dispositif plus large implique souvent un vocabulaire, une méthode qui est propre au projet. Pour le dire plus simplement, j’essaye d’employer à chaque fois un dessin différent, une technique particulière.
Ça singularise le résultat, et ça évite de s’ennuyer.

Graphéine : Parle nous un peu plus de ton processus de création pour la typo Minérale.

Ça s'est passé un peu comme je l'ai raconté juste au-dessus. Il y a d’abord eu la communication d’une exposition de minéralogie à Montbéliard, au printemps 2016 : ça s’appelait Splendeurs Minérales. Un projet de taille modeste, rapide, très intéressant, qui m’a permis de découvrir un peu cet univers, les structures géométriques des minéraux, tout ça. Je voulais pour le titre un lettrage brillant, prismatique, à la géométrie affirmée. Il y avait l’idée d’une incise géométrique, mais poussée à l’extrême : deux triangles réunis par leurs pointes.

Ci-dessus : détail de l'affiche "Splendeurs minérales".

J’ai retrouvé la photo d’un croquis que j’avais fait rapidement à la cuisine quand l’idée m’était venue : c’est assez rare que je dessine sur papier aujourd’hui. Ce n’est qu’une prise de notes, en fait, je n’y attache pas beaucoup de valeur, et je garde rarement ces traces là. L’essentiel du travail se fait ensuite en vectoriel : parmi les lettres que j’avais à tracer, j’ai exploré quelques possibilités (notamment sur le A) et j’ai senti qu’il y avait un potentiel intéressant.

typo-minerale-wip

Un peu plus tard, j’ai repris ce projet et j’en ai fait une première fonte, pour voir comment le principe pouvait tenir sur l’ensemble des signes. Je l’ai utilisée pour un théâtre à Rouen, l’Étincelle, dont je fais l’identité et le programme de saison : ce théâtre s’appelait auparavant le Hangar23, j’avais développé une identité dans une version monospace du Garaje. Là, changement de décor et de nom, le théâtre quitte le hangar et intègre une chapelle baroque réhabilitée, très chouette. J’ai saisi cette occasion pour développer un caractère pour les titrages, un peu plus gras que pour l’exposition précédente.

Le projet était lancé, et je ne pouvais pas me lasser de dessiner ce caractère. C’est devenu un projet personnel, j’ai poussé l’axe des graisses, et me suis fixé quelques contraintes de développement. Toutes les graisses sont duplexées (chaque signe occupe la même largeur en Light ou en Black), et l’interpolation est linéaire : je dessine le light et le black de manière à faire calculer à l’ordinateur les graisses intermédiaires.

Une technique classique, qui est ici assez affirmée; en glissant sur cet axe de graisse, le caractère se transforme complètement. Ce ne sont pas seulement les fûts qui s’épaississent puisque les traits se croisent, les angles sont de plus en plus accusés à l’intérieur des signes. L’axe du caractère bascule. Dans les versions maigres, c’est un axe légèrement oblique, une incise assez élégante. En Black, le contraste est inversé, les formes sont exubérantes, c’est une toute autre histoire. J’aime bien ce basculement à l’intérieur d’un même caractère. Je l’ai d’ailleurs développé en fonte variable, pour jouer avec le curseur et voir les lettres muter.

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D’ordinaire, ce projet serait resté dans un tiroir, comme la plupart des caractères que je dessine et dont je suis plus ou moins le seul utilisateur — je n’ai jamais pris le temps de considérer la commercialisation de mes fontes. Mais depuis quelques mois je suis associé à la fonderie 205.TF, initiée par Damien Gautier : toutes mes fontes y seront désormais publiées. Dans le cas de Minérale c’est allé assez vite finalement, et c’est très bien.
Je travaille en ce moment sur plusieurs autres familles qui sortiront dans les prochains mois.

etincelle-theatre-rouen

Itérations typographiques...

Graphéine : As-tu un travail itératif, puisant son inspiration à partir de formes ou d'idées qui ont pu être formulées par d'autres ? 

La construction particulière de caractères reprend des principes que j’ai expérimenté pendant l’année que j’ai passé à Rome, quand j’étais pensionnaire à la Villa Médicis (2006-2007). Je cherchais des connexions entre le tracé calligraphique de l’écriture humanistique et sa transcription typographique. J’ai dessiné un « Romain » squelettique dont le tracé était projeté à différentes distances et sous différents angles, reproduisant l’effet d’un outil à bec plat. Mais ici, c’était en quelque sorte une pure translation, où dans les versions pleines les tracés se croisent.
Cela produit des ruptures à l’endroit des déliés, et en même temps une sensation de volume. Ce travail n’est pas publié à ce jour.

typo-romain
Innovations et typographiques

Graphéine : Aurais-tu des créateurs de caractères contemporains à nous présenter qui feraient preuve d'une singularité aussi tranchée qu'Excoffon ?

Aujourd’hui, je pense que les caractères de Sandrine Nugue comptent parmi les rares où l’on trouve cette singularité et cette énergie — sans jamais tomber dans la redite ou l’hommage pittoresque, ce qui est remarquable. Il y a aussi Gareth Hague qui fait des choses intéressantes, dans ce registre (Alias foundry). Yoann Minet (Bureau Brut), enfin, dont les caractères ont toujours une identité très forte, sans compromis. Il y a beaucoup de jeunes talents en France aujourd’hui, c’est formidable.

Gareth Hague / Sandrine Nugue :

Et sur cette belle phrase, merci encore à Thomas pour cet échange.

 

Pour aller plus loin :


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