Karel Martens : l’impression qui compte

15 février 2017  |   0 Commentaires   |    |  

Karel Martens : l'impression qui compte

Karel Martens est un graphiste et typographe néerlandais né en 1939. S’atteler à transcrire en quelques lignes droites les méandres du parcours d’un homme encore vivant n’est pas une mince affaire. Vouloir dépeindre le travail d’un mi-designer, mi-artiste non plus. Et lorsque l’homme en question est les deux à la fois, il faut alors choisir un angle d’attaque pour faire bonne impression.

Cet article s'inscrit dans notre série de portraits "les grands noms du design graphique".

Préambule

J’aimerais, en écrivant ce papier sur Karel Martens, saisir non pas des mots mais des formes, sur papier. J’aimerais me pencher sur la matière de son travail, en extraire quelques symboles élémentaires bruts au hasard, et les superposer à sa manière en les pressant sur une feuille. Chaque facette de son travail serait alors disposée, imprimée puis décalée, superposant les couleurs en nouvelles nuances. En faisant abstraction de l’homme il s’agirait de transformer ses motifs affectifs en un motif général, artistique.

Les paragraphes seraient différents d’un contenu à l’autre, sur une grille toujours nouvelle et toujours en mouvement. Il faudrait écrire dans les marges, s’interroger sur le temps de séchage d’une couleur ou sur quel papier utiliser, s’émerveiller sur l’apparition de nouvelles formes. Il faudrait rechercher, s’interroger, réfléchir à un sens. Résoudre un problème. Faire du design.

J’aimerais imaginer cet article à la manière de son oeuvre, jamais réellement achevée, toujours potentiellement ouverte.

J’aborderais donc ici le travail de Karel Martens comme une série de motifs, se superposant l’un à l’autre pour mieux dépeindre le personnage.

Portrait

Avant d’aller plus en profondeur dans les motifs qui font de lui cet artiste-designer, voici un bref portrait pour cerner l’homme en question.

Karel Martens est Néerlandais, il enseigne le design graphique depuis 1977. Il a travaillé sur des supports variés comme des livres, des signalétiques de bâtiments, des pièces de monnaie, des timbres… (photos ci-dessous). N'étant pas rattaché à une agence, il demeure encore aujourd’hui freelance, travaillant parfois avec d’autres designers ou ses élèves.

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En parallèle, il n’a jamais cessé son travail de recherche plastique. À la manière d’un imprimeur, il puise dans sa collection de formes abstraites des caractères d’impression pressés à la main qu’il mêle à des couleurs. Martens a ainsi créé à la fois une grammaire graphique et un vocabulaire coloré qui ne cessent d’évoluer.

Chose rare et particulière pour un artiste vivant, son travail est aujourd’hui reconnu comme étant une référence dans le monde du design graphique et de la recherche plastique. Lorsqu’il débute ses études, il n’y a pas encore de cours de design graphique au programme. Cinquante ans plus tard, il fait figure d’emblème dans la lignée du design moderniste néerlandais.

Motif 1 : la contrainte

Solutions

Dans son travail de designer, typographe ou d’artiste, la notion de contrainte revient très souvent. En revanche, cette contrainte n’est pas subie : elle s’ajoute au contraire à la création pour devenir source de nouvelles solutions design. Il en dit même : « Limitations are an important thing in design in general because they offer solutions. » Les contraintes sont importantes dans le design au sens large car elles soulèvent des solutions. L’obstacle devient challenge.

Surprises

Martens favorise ainsi un certain effet de surprise ; il s’attèle sans cesse à renouveler ses contraintes, et donc à ne jamais s’arrêter sur une forme fixe. On le voit dans ses impressions. Chaque matin, il se penche sur des formes qu’il imprime, en les déplaçant entre chaque couche. Martens laisse parfois s’écouler plusieurs jours voire des mois ou des années avant d’atteindre un motif, car il travaille sur plusieurs impressions simultanément. Utilisant des encres, il travaille sous la contrainte du temps de séchage entre chaque couche de peinture, et aime se laisser surprendre par les résultats.

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Sur ce deuxième visuel, il explique pour le New York Times que « le blanc du cercle de droite est imprimé à peu près 7 fois avant de devenir réellement blanc. Et le bleu est imprimé sur du blanc mais apparaît gris, car il n’y a que deux couches. En impression offset, cet effet serait pratiquement impossible, mais en impression artisanale (façon letterpress) cela est possible en répétant la presse plusieurs fois avec de l’encre opaque. J’avais pour intention de faire une brèche dans ce cercle jaune fermé. En superposant l’encre blanche à l’intérieur, j’obtiens la température de couleur qui correspond au papier de fond. Et puis le point jaune ressort tout à coup, surprise imprévisible. C’est sûrement là ce qui me motive le plus dans mon travail. »

Budget

Son travail pour OASE illustre bien cette acceptation de la contrainte qu’il tourne en création. Depuis 1981 ce livre-magazine d’architecture publié 3 fois par an évolue graphiquement au fil des numéros.

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Avec comme contrainte un budget très serré, Martens et ses élèves repensent à chaque fois la grille et le contenu. S’il veut ajouter une couleur en couverture, il doit changer son papier, ou réduire le format de ses pages. Ce jeu d’adaptation millimétré passe de la trame au logo en passant par le contenu. Comment par exemple insérer la traduction anglaise du texte néerlandais lorsque l’on ne peut pas rajouter de pages au numéro ? Il compare alors son travail dans le magazine OASE à un dîner entre ami : chaque nouvelle invitation-parution doit être l’occasion de surprendre ses convives-lecteurs avec un nouveau menu-design.

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Si le travail sous contrainte est pour lui un moteur, ses recherches plastiques l’amènent à avancer toujours plus vers un langage artistique universel : l’impression.

Motif 2 : l’impression

Matter

En 1996 Karel Martens reçoit le prix d’art Dr. A.H. Heineken qui donne lieu à la publication de son oeuvre dans le livre « Printed matter » Matière imprimée, ou Question d'impression (couverture ci-dessous). L’avantage en français, c’est que ‘matter’ signifie à la fois matière, compter (importer à quelqu'un) et problème. Ce simple titre au mot 'matter' difficile à traduire englobe à lui seul les multiples facettes du designer.

On peut deviner une fascination pour la matière à travers les objets, textures ou couleurs qu’il fait naître sous le poids de sa presse. Son rapport à la couleur est tel qu’il est encore aujourd’hui fasciné par l’apparition d’un vert en mêlant du bleu à du jaune. Martens possède une collection de pièces de ferraille en tout genre extirpées d’ateliers de charpentiers ou de vieilles machines qu’il recycle en caractères d’imprimerie. La majorité de ces objets sont en métal, pour la texture industrielle qu’ils transmettent et pour pouvoir retirer les pièces sans bavure, avec un aimant.

Mentors

S’il mêle matières industrielles et impression c’est en grande partie grâce à ses deux professeurs et mentors Henk Peeters et Adam Roskan. Peeters (image ci-dessous) était membre fondateur du movement NUL des années 60, à la suite de la mouvance Dada ou des ready-made de Duchamp. L’artiste s’efface au profit d’un objet projeté sur la scène artistique qui devient neutre en perdant son sens premier. Les membres de NUL (à prendre sous le sens de néant, entendons bien) créent des oeuvres en série, répétitives et reproductibles, et n’hésitent pas à faire appel à des matières ou éléments bruts, comme le feu ou l’eau, à la manière de Klein.
Rossant, quant à lui, offre à Martens sa première presse.

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Langage

Un bel article de Paul Elliman nous permet d’éclairer le travail de Martens, à travers ce titre « Le monde comme surface d’impression » Par monde, on peut comprendre univers. Ainsi autour de lui, dans son bureau, l’artiste a assemblé des images découpées et des morceaux de couleurs, lettres ou autres visuels qui l’inspirent. Ce microcosme graphique ajouté à sa collection de pièces métalliques recomposent sa vision du monde, créée à partir d’un amas de choses singulières.

Un peu comme l’artiste Claes Oldenburg (photo 1 ci-dessous) qui collectionnait les formes rappelant les pistolets lasers, ou Paul Elliman qui rassemblait des objets semblables à des lettres (photo 2 ci-dessous), Martens compile des formes brutes. Chaque morceau groupé aux autres d’une manière systématique recrée un langage, un nouvel alphabet sans lettres -ou des lettres universelles. On comprend mieux pourquoi son oeuvre n’est jamais fermée mais toujours potentiellement évolutive.

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Comme Martens aime à le dire, « j’aime travailler avec le même langage que je parle, et penser dans le langage que je vois ».

Le langage est donc détaché de sens, comme l’objet qui glisse vers un non-sens au sens propre du terme. Les petits ou gros caractères imprimables de Karel Martens n’ont plus leur utilité première. C’est leur forme sensible qui intéresse l’artiste, la trace qu’ils vont laisser sur le papier, et non ce qu’ils représentent. D’ailleurs, en déplaçant ces formes, son travail s’apparente à celui d’un designer qui modifierait une lettre. Designer ou artiste ? telle est la question, mais peu importe, pourvu qu’il y ait de la matière.

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Sources supplémentaires :

- Sur la contrainte et OASE :
www.typotheque.com/articles/karel_martens_graphic_designer
http://indexgrafik.fr/oase-magazine/

- Sur l’impression et son travail plastique :
www.nytimes.com/2016/09/07/t-magazine/art/karel-martens-graphic-design-p.html
https://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_NUL
http://indexgrafik.fr/the-world-as-a-printing-surface-paul-elliman/
https://collectingseminar.wordpress.com/2008/11/02/claes-oldenburgs-the-ray-gun-wing/
https://monoskop.org/images/0/0e/Baudrillard_Jean_Le_syteme_des_objets_1968.pdf

Rédaction : Tiphaine Guillermou


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