C’est une femme atypique, étonnamment peu connue en France.
À une époque où le Pop art rencontrait une reconnaissance mondialisée, le travail novateur de certaines artistes femmes fut souvent négligé, voire volontairement oublié. Avec une approche froide et distancée sur la société de consommation américaine des années 60, Andy Warhol, Robert Rauschenberg ou Claes Oldenburg occupaient la scène artistique. De son côté, Sœur Corita Kent apportera une effervescence parallèle, prenant un contre-pied réjouissant et coloré au Pop Art.
En s’appropriant l’écriture graphique publicitaire au profit de messages de foi et de paix, de tolérance et de respect, elle va développer une œuvre unique et personnelle fusionnant religion et modernité.
Cet automne, le Collège des Bernardins à Paris, accueille une grande exposition de Corita Kent, “La Révolution Joyeuse”. Il aura fallu près d’un demi-siècle pour que l’on (re)découvre, le travail novateur d’une artiste engagée, militante et pédagogue.
Frances Elizabeth Kent était originaire de l’Iowa. Sa famille s'installe en 1923 dans les environs d'Hollywood.
En 1936, c’est une jeune femme de 18 ans qui rejoint les ordres, les Sœurs du Cœur Immaculé de Marie, la plus grande communauté religieuse de Los Angeles. Elle prendra le nom de Sister Mary Corita. Dès 1947, elle s’engage dans la section artistique de l’établissement. En 1951, Corita Kent obtient sa maîtrise d’histoire de l’art en sculpture médiévale, et commence l’enseignement de la sérigraphie. Elle deviendra en 1964, professeur d’art à l’université du Cœur Immaculé (Immaculate Heart College).
De son expérience d’enseignante, elle fixera dix règles désormais célèbres. “Some Rules for Students and Teachers”, au point que beaucoup les attribueront à John Cage. Plusieurs seront reprises dans les « stratégies Obliques » de Brian Eno.
• RÈGLE 1 : Trouvez un endroit qui vous inspire confiance, et puis essayez de lui faire confiance pendant un certain temps.
• RÈGLE 2 : Devoirs généraux d’un étudiant — tirer tout ce qu’il y a à tirer de son professeur ; tirer tout ce qu’il y a à tirer de ses camarades de classe.
• RÈGLE 3 : Devoirs généraux d’un enseignant — tirer tout ce qu’il y a à tirer de ses élèves.
• RÈGLE 4 : Considérez tout comme une expérience.
• RÈGLE 5 : Soyez autodiscipliné — cela signifie de trouver quelqu’un de sage ou d’intelligent et choisir de le suivre. Être discipliné, c’est suivre d’une bonne manière. S’autodiscipliner, c’est suivre d’une meilleure façon.
• RÈGLE 6 : Rien n’est une erreur. Il n’y a ni victoire ni échec, il n’y a que des réussites.
• RÈGLE 7 : La seule règle est le travail. Si vous travaillez, cela mènera à quelque chose. Ce sont les gens qui travaillent tout le temps qui finissent par comprendre les choses.
• RÈGLE 8 : N’essayez pas de créer et d’analyser en même temps. Ce sont des processus totalement différents.
• RÈGLE 9 : Soyez heureux chaque fois que vous le pouvez. Les choses sont plus légères que vous ne le pensez.
• RÈGLE 10 : « Nous brisons toutes les règles. Même nos propres règles. Et comment y arrivons-nous ? En nous laissant toute la latitude nécessaire pour le faire. » (John Cage)
• Conseils utiles : Soyez toujours partout. Essayez toutes sortes de choses. Assistez à tous vos cours. Lisez tout ce qui vous tombe sous la main. Regardez tous les films que vous pouvez, avec attention. Et GARDEZ TOUT : cela pourra vous servir plus tard.
Et la semaine prochaine, il y aura de nouvelles règles.
Au début des années 50, Sœur Corita Kent va développer un travail artistique en ayant recours à une technique de production industrielle, peu utilisée à l’époque dans le domaine des arts plastiques, la sérigraphie.
Elle s’inspire de passages bibliques, faisant souvent référence à des icônes byzantines. Ses premières créations exhalent un parfum « néogothique ».
En 1962, quand elle découvre à la Ferus Gallery de Los Angeles, les sérigraphies de boites de Campbell’s Soup d’Andy Warhol, c’est la révélation. Elle embrase totalement la révolution Pop Art. Récupère des éléments de la culture commerciale, les marques, les logos, la typographie et détourne les slogans pour délivrer des messages de paix. Elle épouse l’esprit libertaire de la contre-culture de l’époque. Et puis tout va très vite.
« — J’aime considérer, et j’aimerais que vous me considériez ainsi, comme quelqu’un à mi-chemin entre une peintre paysagiste et une peintre d’enseignes publicitaires. Si vous faites cela, je pense qu’à la fin vous vous rendrez compte qu’il n’y a pas beaucoup de différence entre les deux. », précisait Corita à l’occasion d’une conférence de présentation de son travail en 1964.
Au milieu des années 60, l’atelier de la sœur est à son apogée avec une production qui est exposée dans les galeries de Los Angeles. Puis ce sera un peu partout aux États-Unis.
Pendant six ans, on confia à Corita Kent l’organisation de la procession du St Mary’s Day dans les rues de Los Angeles. Cette procession conçue en rupture avec ce qui existait prendra la forme d’un joyeux happening où étudiantes, sœurs et prêtres défilent en musique, portant pancartes sérigraphiées et collages, bannières colorées, fleurs, ballons…
En 1966, le Los Angeles Times la classe parmi les 9 femmes les plus importantes de l’année (en haut à gauche). Aux côtés d’Ella Fitzgerald et Billie Jean King…
L’année suivante, c’est le magazine Newsweek qui la met à la une pour les fêtes de Noël, avec ce titre « La none à l’heure de la modernité ». Car Sœur Corita Kent n’était pas seulement une artiste, elle était aussi une militante très préoccupée par les mouvements des droits civiques, la guerre au Vietnam et le droit des femmes.
En parallèle de sa production de sérigraphies, Sœur Corita Kent pratiquait la photographie. Elle partait régulièrement avec ses étudiants dans les rues de Los Angeles, dans les supermarchés en quête de motifs graphiques qu’elle repérait sur les panneaux d’affichage et les enseignes commerciales. Ce sont des milliers de diapositives qui lui serviront de matière première et de source d’inspiration.
Une œuvre de 1967, « Come Alive », traduit bien la particularité de son travail. Dans cette affiche, elle s’approprie le slogan d’une publicité Pepsi Cola, très populaire à l’époque “Come Alive” “You’re in the Pepsi Generation”. Ensuite, à l’aide d’un rétroprojecteur, elle va intervenir directement sur l’écran de soie du cadre sérigraphique. Ce qui lui permettra de jouer des déformations en miroir du “You can make it” occasionnées par la projection.
Le « Come Alive » publicitaire en typographie grasse va lui servir de support à du texte manuscrit. En bas, son intérêt marqué pour la religion et la Gloire du Christ ! “The glory of Christ is man fully alive man fully alive is the glory of God”. Et puis, en écho en haut, les paroles d’une chanson de Jefferson Airplane “The blue cross way is very simple we walk together dont you need somebody to love.”
En 1968, suite à une polémique avec un cardinal, elle prendra de la distance avec l’Église catholique. Dans une de ses affiches controversées, “Tomato”, elle avait inscrit sous forme de slogan publicitaire “Marie est la plus juteuse de toutes les tomates.” Là encore un mixte entre slogan publicitaire et univers religieux… Sauf que cela en était trop pour la hiérarchie ecclésiastique.
Au début des années 1970, alors qu’elle souffre d’un cancer, elle s’installe sur la côte est, à Boston et entre dans une période de production extrêmement prolifique où elle commence à diversifier les techniques.
C’est à cette époque, en 1971, qu’elle va créer, le “Rainbow Swash”, une peinture sur une citerne de stockage de gaz liquide à Boston. « Un signe d’espoir qui vous pousse à continuer. » Un immense arc-en-ciel de paix et d’amour devenu au cours des années, un incontournable de la ville.
En 1985, reprenant l’idée du Rainbow, elle dessinera un timbre pour la poste américaine, “Love is hard work”. Un des timbres les plus vendus au monde avec 700 millions d’exemplaires écoulés.
C’est en septembre 1986, que Sœur Corita Kent va mourir.
Aujourd’hui, le Corita Art Center situé sur le campus de l’Immaculée Heart High School à Los Angeles conserve et valorise l’œuvre de la sœur. Bien que présente dans les collections publiques des Frac d’Ile-de-France, des Pays de la Loire et de Lorraine, le travail de Corita Kent reste peu diffusé en France.
En 2018, la galerie Allen avait exposé son travail pour les 100 ans de sa naissance, “Harness the sun”. L’année suivante, à Brest, c’est le Centre d’Art contemporain Passerelle qui présentait une partie de ses œuvres.
Cet automne, à Paris, le Collège des Bernardins accueille une exposition de Corita Kent, “La Révolution Joyeuse”
du 9 octobre au 21 décembre 2024.
Rédaction : François Chevret
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