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Le luxe ne vaut plus un clou !

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Avec le bracelet Juste un clou, Cartier nous montre que le luxe a perdu de sa superbe. En plus d'être seulement accessible à quelques happy few et de faire baver les autres, il nous prend parfois tous de haut.

Juste un clou qui coûte un bras

L'autre jour, au hasard d'une balade digitale, Mathias est tombé sur une publicité pour ce "nouveau" bracelet de Cartier, le Juste un clou.

Voici le film publicitaire du clou en question. Voitures rutilantes, motos pour prendre le large et boîtes de nuit VIP, le tout entrecoupé d'entrechats parce que c'est joli. On est en plein dans "la Jet Set s'amuse".

Et comme il faut battre le fer tant qu'il est encore chaud, voici le commentaire épidermique qu'il avait laissé sur la page de la publicité :

"Cher Mr luxe, je sais que vous allez bien, enfin d’après votre cousin CAC40, j’ai cru comprendre que votre croissance était gaillarde. Je n’en doute pas à vrai dire. J’aurais cependant une question : « c’est moi, ou c’est juste un clou ? ». Mon pote Joseph se pose la même question. Je me doute qu’il est doré à l’or chaud, que la Ducati a des pistons en argent, et que faire des ronds dans l’eau sur un parking avec une sirène reste un argument marketing indéniable.

Mais n’avez-vous rien de plus utile à promouvoir ? Où est passé votre savoir-faire d’orfèvre ? Votre créativité infinie ? Votre goût de l’artisanat d’art ?

Mario, mon pote plombier se pose la même question.

Je suis probablement passé à côté du sens profond de s’enrouler un clou en or au poignet. Surtout quand j’imagine qu’avec ce budget je pourrais m’acheter 1450 boites de clous neufs et droits. N’y aurait-il pas une forme de mépris ? Mépris de l’ouvrier et de ses outils nobles ? À quand un boulon de garagiste à 9999€ ?

En fait, je croyais que le luxe c’était du rêve, et de l’élégance. Ici c’est de l’ostentation teinté de mépris. Finalement je me sens riche avec mes clous en inox !"

Juste un marteau

Après quelques recherches pour comprendre cette histoire de clou, on s'aperçoit que nous ne sommes pas les seuls à être irrité par cette publicité Cartier ! Ainsi Alex Ramirès, dans l'émission "Quotidien" de Yann Barthes, s'est amusé à la parodier chez son quincaillier ! Un clip hilarant...

Une histoire qui nous cloue le bec

Oui parce que forcément, pour vendre un bracelet clou entre 3 000 et 84 000€, il en faut une solide histoire marketing !
L'argument numéro un est qu'il est inspiré d'un bracelet conçu dans les années 70 aux États-Unis. C'est donc en quelque sorte du recyclage quincailler, un revival de clou de seconde main.

Officiellement, on est dans l'esprit des années 70, "une époque festive et libre" comme le précise le site de Cartier. À en voir les images, comme on disait plus haut, on est plutôt dans du trip égocentrique de jeunesse dorée sur Instagram. Le décalage est flagrant, mais passons.

À l'époque, on doit l'idée du bracelet clou au designer Aldo Cipullo. Ami d'Andy Warhol, il imagine un bracelet en or 18k à partir d'un simple objet lambda. Chaque bracelet est signé de l'artiste et estampillé de la date de création, un peu comme un ready-made. Il explique que "cette quincaillerie, aussi dure soit-elle en apparence, possède une vraie chaleur, essentielle à la joaillerie." On doit également au créateur le bracelet Love conçu en 1969 qui deviendra rapidement une pièce iconique de la maison Cartier, après être passé autour des poignets de Grace Kelly et autres stars. Inspiré des ceintures de chasteté et des vis de quincaillerie (toujours), ce bracelet ne peut être fermé qu'à l'aide d'une autre personne (et d'un petit tournevis en or), devenant le symbole d'un amour unique et dévoué. À la vie, à la mort.

Le bracelet Love de Cartier

Art populaire et décalage

Il faut se replonger dans les années 70 pour mieux comprendre la démarche de ce détournement. Les objets du quotidien sont alors de vraies sources d'inspiration, et l'art et les bijoux en sont des supports qui ne font pas exception. On pense aux Campbell Soup de Warhol et à ses séries sérigraphiées d'objets issus du quotidien, ou justement à ce bracelet sorti d'une boîte à outils. Unisexes et presque triviaux, ces bijoux de Cipullo sont aussi un moyen de s'affranchir des codes de la bijouterie.

Les soupes de Warhol et le bracelet Just a Nail de Cipullo, 1970

Le Pop Art, cet art populaire, vise alors à rendre le beau accessible à tous, mais aussi à montrer du doigt une certaine absurdité dans la consommation de masse naissante. En reproduisant à la chaine des objets du quotidien et en les transformant en oeuvres, les artistes ou designers cassent cette distance entre luxe et objet de consommation.

Quarante ans après avec le grand retour de Juste un clou, on est bien loin de l'esprit contestataire des années 70, et bien plus proche du foutage de gueule. Le clou du bracelet n'a aujourd'hui plus rien d'un ready-made, et son prix alors abordable est devenu parfaitement exubérant (on le rappelle, entre 3 000 et 84 000€).

Il faut dire que dans les années 70 la jeunesse protestait contre la guerre, la surconsommation, les interdits. Aujourd'hui on nous tartine de la jeunesse dorée qui s'évade à grand coup d'accélérateur d'engins tout en chrome et cuir. Où sont passées ces valeurs, cette envie de changer le monde ? De quelle liberté parlez-vous, Cartier ? De celle de pouvoir tout s'offrir, pour mieux consommer ? Une liberté matérielle n'a rien de bien enviable. Surtout si c'est pour s'enrouler un clou autour du poignet.

Pierre Rainero, directeur du style, de l'image et du patrimoine de Cartier va dans ce sens malgré lui en expliquant que "cet objet possède la force de sa simplicité." Le voilà donc devenu un objet tellement simple et dépourvu de sens que l'on se demande bien pourquoi on en a fait un bijou ! Et Cartier d'enfoncer le clou en ouvrant de manière éphémère une supérette de luxe à Tokyo en proposant lessive, champagne et... juste des clous bien sûr.


Juste un supermarché

La société du mépris

Aujourd'hui, cette histoire de clou nous semble doublement triste.
D'abord, on l'a dit, parce qu'elle a été vidée de son sens et qu'on lui en donne un nouveau qui est en parfait décalage avec les valeurs des seventies. En se détachant de son sens premier et en en faisant un objet "simple", le luxe perd toute sa valeur et nous prend de haut. S'il suffit de peindre des nouilles en doré pour les vendre 70$ le paquet, on sait ce qui nous reste à faire. Ici c'est un peu comme si l'équipe marketing s'était dit "tiens, on n'a plus d'idées, si on prenait un bic pour en faire une paire de boucles d'oreilles en or et on le vendait 14 000€ ? Ha ouais, j'adore le concept."

Et encore, nous ne sommes pas contre le recyclage si l'idée est bonne et la création artisanale, mais c'est ce mot "juste" qui fait tache. Juste un clou. "Boh, c'est juste un clou, une broutille, un truc de rien qui m'a coûté 9 000 €". Tout ce bruit, pour rien. Tout ce bling, ces voitures, ces mannequins, pour "juste" un clou. On aurait aimé que tout soit juste une erreur de traduction, mais même en disant "un simple clou", plus humble, on aurait encore cette impression d'être pris de haut.

Dans cette analyse sémantique, on aura évidemment tous compris l'oxymore que représente le "clou en fer" vis-à-vis du "bijou en or". La figure de style de l'oxymore permettant d'exagérer le contraste symbolique, on imagine que les créateurs de cette campagne ont cherché à magnifier la "richesse" du bijou au regard de la "pauvreté" du clou. C'est précisément en s'appuyant sur cette prétendue "pauvreté" que Cartier affiche un cinglant mépris !

En effet, cette formule "juste un clou" affiche diverses formes de mépris pour le bracelet réduit à un objet sans valeur (qui ne vaut pas un clou), pour le client qui tombe dans le panneau et l'achète aveuglément, et pour le luxe même, dévalorisant le travail des artisans et la noblesse des matières. Enfin, et surtout, un mépris flagrant pour tous ceux qui n'ont pas les moyens de s'acheter "juste un clou", autant dire 99% de la population. “Bah, quoi c'est juste un clou... qui vaut une année de salaire d'ouvrier”...

Cela rejoint le concept de "société du mépris" théorisé par le sociologue Axel Honneth. Sa théorie dit qu'on a souvent – et à raison – le sentiment de vivre dans une société du mépris quand on perçoit que l'accroissement des possibilités de réalisation de soi conquises au cours du XXe siècle donne lieu aujourd’hui à une récupération de ces idéaux par le néolibéralisme. Et qu'à l’heure de la mondialisation, où l’évolution des sociétés modernes s’oriente dans une direction où les conditions du respect et de l’estime de soi risquent d’être considérablement compromises, il faudrait insister sur l’importance de la reconnaissance sociale. Cette théorie permet de mieux comprendre des phénomènes sociaux comme la crise des banlieues, ou encore la montée des populismes. Des révoltes pouvant être interprétées comme un refus de la société du mépris et une lutte pour la reconnaissance sociale.

Être reconnaissant... c'est tout l'inverse du mépris affiché par Cartier !

La simplicité sans complexité

Le luxe, c'est la complexité dans la simplicité, pas "juste" la banalité de la simplicité, sans complexité.

Il est aussi triste de voir à quel point certaines marques de luxe, pourtant riches de savoir-faire et de génie créatif, sombrent dans la fainéantise de ne plus rien avoir à inventer. S'inspirer, détourner, là réside pourtant le génie de la création. Mais aujourd'hui, de plus en plus de marques refont un objet issu de la culture populaire, à base de matières (pseudo-) nobles, en le vendant une fortune. Elles poussent le bouchon au point même parfois de les faire fabriquer en Chine. C'est un peu comme si demain Dior vendait une cuvette de toilettes comme celle du ready-made de Duchamp, mais recouverte d'or, et à 87 000 €. Pas d'inventivité, pas de savoir-faire, une production de masse signée d'un grand nom. De la poudre aux yeux.

Dans ce domaine, Balenciaga règne en maître. On l'a vu reproduire le sac de course Ikea, en version cuir, un cabas kitsch new-yorkais, ou encore récemment ces arbres magiques désodorisants pour la voiture en version porte-clefs pour la modique somme de 350 €. Et se faire plusieurs fois poursuivre en justice. C'est une manière de dire "j'ai le même en mieux, parce que je peux me le permettre", un pied de nez hautain à toutes les personnes qui achètent du faux ou du premier prix, faute de moyens.

Balenciaga, champion de la copie haut de gamme

On le voit aussi dans ces images avec Vuitton et Céline qui ont eu l'audace de reprendre le motif tartan de Tati et d'en faire des sacs et motifs tendance.
Et Moschino de pousser plus loin en créant un parfum aux allures de pschit nettoyant pour les vitres. Pour les femmes libérées. Et ne dites pas que l'on manque de second degré !

Le luxe a besoin de se réinventer, et puise dans son inspiration dans la loose, dans la rue, dans le kitsch ou le pauvre, ce qui jusqu'alors était ringard, vilain, trop facile d'accès. C'est ce qu'on appelle la drop culture. On a déjà vu des collections de jeans troués façon SDF à 500$, des cagoules de kamikazes, mais en alpaga, ou des sacs tagués. Peut-être que la vraie richesse c'est d'être pauvre en fait ?
Le must étant d'être vendu dans des endroits secrets, diffusés sur des canaux réduits. Justement parce que le luxe ne sait plus où donner de la tête : le marché souhaite redevenir inaccessible tout en ciblant le grand public. Demain, Guerlain lancera le blush aux allures de ketchup. C'est ça le nouveau luxe.

Certains disent que c'est génial et que l'on ne peut pas comprendre, d'autres, comme nous, pensent que ça ne vaut pas un clou.

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