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Zuzana Licko, pionnière de la typographie numérique

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Dans les années 80 aux États-Unis, une femme américano-slovaque révolutionne le paysage de la typographie, et plus particulièrement de la typographie numérique : Zuzana Licko (née en 1961). Avant-gardiste, elle joue avec les pixels sur les premiers Mac et trace des caractères emblématiques.

1984, la révolution numérique ne fait que commencer

La révolution du numérique commence vraiment en 1984. Devenu mythique, le spot Apple de Ridley Scott, pastichant “1984” d’Orwell, ne sera diffusé qu’une seule fois devant 90 millions de téléspectateurs et téléspectatrices américaines : le 22 janvier, lors du troisième quart-temps du XVIIIe Super Bowl. La fin du film prophétisait : « Le 24 janvier, Apple Computer lancera le Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984 ! » Une athlète projetait une masse au milieu d’un écran dans un meeting de propagande.

La légende ne dit pas si Zuzana Licko a vu cette pub pour le Macintosh 128K (128 ko de mémoire vive !!!). Mais quelques mois plus tard, la plus célèbre designer de typographie numérique américaine va, elle aussi, faire voler en éclat la création de caractères typographiques, un domaine encore confidentiel, réservé à un petit cercle d’initiés.

Car à l’époque, rares sont les graphistes à s’embarquer dans l’aventure du numérique. En 1984, Zuzana Licko (que l’on prononce Litchko) va créer avec Rudy VanderLands (natif des Pays-Bas) une fonderie typographique devenue légendaire pour les 20 ans à venir, Emigre Graphics. La première fois que Zuzana Licko utilise un Macintosh c’est pour mettre en page Emigre Magazine lancé par son compagnon Rudy VanderLands et deux autres artistes néerlandais. Après quelques numéros, Emigre évolue d’un “Fanzine” artistique vers un support graphique expérimental et novateur. Tous deux diront que « la conception de caractères est un métier merveilleux qui nous permet d’exercer simultanément nos bizarreries personnelles, nos obsessions technologiques et notre patrimoine culturel. »

Chaque numéro est construit autour d’un thème unique. Tout est revisité et graphiquement personnalisé.

La photocomposition est alors encore coûteuse. C’est donc en “bricolant” directement sur un Mac “primitif” que Zuzana va explorer ces nouveaux territoires. « Lorsque j'ai commencé à créer des polices bitmap pour Macintosh en 1984, il s'agissait d'une entreprise purement expérimentale. Je n'avais pas de client pour ces polices et je n'avais pas non plus l'intention de développer une fonderie de caractères. C'est le magazine Emigre qui m'a ouvert ces possibilités. » Les caractères à basse résolution étaient imprimés sur une imprimante matricielle ImageWriter, pour être ensuite réduits à l'aide d'une caméra stat. Licko est une figure majeure du graphisme numérique aux côtés de Susan Kare, dont on parle dans cet article, qui s’attèle de son côté à créer les premières icônes et émojis pour humaniser les ordinateurs de l'entreprise à la pomme.

L'empire des typographies numériques d'Emigre magazine

Au milieu des années 80, l’usage de l’ordinateur était peu répandu et rares étaient les graphistes à s’aventurer sur ce que l’on commençait à appeler PAO (Publication Assistée par Ordinateur).
C’est petit à petit que la demande extérieure s’est faite plus précise. Des créateurs avant-gardistes, “post-moderne” comme David Carson vont se manifester. “Vendez-vous les polices originales que l’on trouve dans le magazine ?” C’est ainsi qu’est née la fonderie avec des polices sur disquette envoyées par la poste.

C’est par la diffusion du magazine et non par les circuits habituels de la reconnaissance, des concours et des prix que la visibilité et l’attrait du travail de Zuzana Licko et Rudy VanderLands vont se confirmer à l’international. Entrainant polémiques et jalousie. Toutes ces polices adaptées à la faible résolution des écrans et aux premières imprimantes seront par la suite regroupées dans la famille Lo-Res.
C’est l’époque où les grandes fonderies se contentaient souvent de numériser les caractères classiques. Pendant un certain temps, Emigre sera la seule fonderie à créer des caractères originaux pour Macintosh.

Puis à partir de 1989, d’autres dessinateurs de caractères numériques viendront rejoindre le duo. Ils seront une vingtaine à enrichir le catalogue. Barry Deck avec Arbitrary et Template Gothic, Jeffery Keedy et Keedy sans. Barry Deck traduit cet état d’esprit des origines. « Ce qui m’intéresse dans une police est qu'elle ne soit pas parfaite, précise. Une police qui reflète plus le langage imparfait d'un monde imparfait habité par des êtres imparfaits. »

Rapidement, Zuzana Licko va balayer d’un revers de main la question de la lisibilité de ses caractères bitmap. Une phrase est restée attestant le changement d’époque, «People read best what they read most. » « Les gens lisent mieux ce qu’ils lisent le plus » qui demeure sans doute, la seule règle à appliquer en ce qui concerne les paramètres culturels de la lisibilité d’un texte.

Après les polices bitmaps du départ, les polices vectorielles (Citizen, Matrix II, Totally Gothic) et les polices géométriques (Modula, Lunatix, Variex…) viendra le temps de polices plus sophistiquées, plus conceptuelles comme Triplex, une Humaniste sans serif plus conviviale que l’Helvetica. De nos jours, plusieurs logos utilisent les typographies de Zuzana Licko, comme les marques Shiva, mk2 et Baskin Robins qui font vivre les caractères Modula, Matrix II et Variex.

Pendant 23 ans de 1984 à 2005, Zuzana Licko et Rudy VanderLands vont publier 69 numéros d’Emigre Magazine qui demeure le témoin d’une période débordante de créativité.

Mrs Eaves, un hommage à la femme et aux caractères de Baskerville

Après l’expérimentation des premières années et la progression technologique des outils (notamment le logiciel Fontographer), Zuzana Licko va revisiter plusieurs grands classiques de la typographie. C’est l’époque où certains graphistes critiquent (avec virulence) l’absence de finesse, d’harmonie des créations Emigre. En première ligne, Massimo Vignelli qualifiera les polices Emigre de « déchets, manquant de profondeur, d'amélioration, d'élégance et de sens de l'histoire » !

Viendront les années 1990 et la création de Mrs Eaves qui est, encore à ce jour, le grand succès commercial de la fonderie. Une réinterprétation du Baskerville de John Baskerville (1750). Zuzana Licko aborde ce travail de revisitation en dessinant le caractère de mémoire. En laissant le souvenir des diverses versions du Baskerville remonter à la surface. Une méthode suggérée par Erik Spiekermann. On peut voir aujourd'hui le Eaves dans le logo WordPress par exemple.

Les caractéristiques de Mrs Eaves ? Un contraste moindre entre pleins et déliés, une vraie différence de taille entre bas de casse et capitales et une approche de caractères accentuée. En raison de ses proportions relativement larges par rapport au Baskerville original, Mrs Eaves est bien adaptée à de courts textes. Il incite à la lenteur de lecture.

Mais d’où vient ce nom, Mrs Eaves ? La question lui a été posée mille fois. Zuzana Licko a souhaité rendre hommage à Sarah Eaves, la jeune gouvernante de John Baskerville qui deviendra sa seconde épouse et perpétuera le travail de son mari après sa mort. C’est un détail, mais qui en dit long sur la place “relative” des femmes en typographie. Les veuves de Caslon, de Bodoni, les filles de Fournier donnèrent, elles aussi, de la visibilité aux travaux des hommes. En 2009, elle imagine Mr Eaves, le binôme de Mrs Eaves, une version sans-serif.

Autre réinterprétation la même année, Filosofia qui est un Bodoni géométrique dont les terminaisons rondes, légèrement bombées des empattements, apparaissent souvent dans les échantillons imprimés de l’œuvre de Bodoni. Comparé à de nombreux Bodoni numériques, Filosofia est plus robuste et moins contrasté. Après avoir examiné différents spécimens, elle a dessiné, comme pour Mrs Eaves, son Bodoni de mémoire, “retrouvant un processus de transcription”.

Depuis le début, Zuzana Licko utilise Fontographer et Robofog, une version spéciale de Fontographer qui supporte le langage Python. Le travail se fait principalement à l’écran, même si quelques corrections nécessitent des crayonnés sur papier.

En 2006, les 10 polices Emigre les plus achetées étaient Mrs Eaves, puis Vista sans, Cholla, Dalliance, Filosofia, Fairplex, Priori, Matrix, Solex et Tarzana. Le catalogue Emigre compte encore aujourd’hui plus de 300 références.

Tarzana, un ε symbolique

Comment ne pas dire un mot sur le Tarzana créé en 1998 et qui connut un gros succès dans la presse et le branding du début du XXIe siècle… Il est particulièrement cher à Graphéine : il trace à la fois les origines de l’école Dupεrré et son ancien logo, dont l'εpsilon s'inscrira dans la première identité de Graphεine, en hommage à cette école et à Hervé Aracil, ancien professeur des deux fondateurs de l'agence, passionné du travail de Licko.

On s'est aussi surpris récemment a trouver les caractères Tarzana dans... le manga Cat's Eye !

Zuzana Licko est revenue à maintes reprises sur le style inhabituel et intrigant du Tarzana.
« Le processus de conception de Tarzana était un processus d'édition visuelle ; il s'agissait d'écarter les idées trop familières et d'en assimiler de nouvelles sans compromettre la lisibilité. Souvent, une décision particulière soulevait plus de questions qu'elle n'apportait de réponses, et la modification d'un caractère entraînait souvent le remaniement de toute une série de caractères apparentés. » En travaillant simultanément le romain et l’italique c’est tout un jeu de résonances que Zuzana Licko interprète pour donner sa singularité au Tarzana. La capitale ε arrondie, le bras du R et du K ou l’asymétrie du Y développent des principes que l’on retrouvera dans de nombreuse typographies des années 2000 et 2010.

Céramique et caracterre typographique

Au milieu des années 1990 elle s'adonne à la céramique, pratiquée au départ comme un loisir pour se “distraire de l’aspect fastidieux du travail de dessin de caractères”. Un contrepoint qui n’est pas si éloigné du dessin de caractères tant les deux disciplines sont attachées à créer des formes visuellement et structurellement équilibrées. L'une dessine des courbes, des creux et des droites à plat en recherchant l'harmonie, l'autre décline ce concept en volume.

Dans une conférence donnée à la Galerie 16 de San Francisco en juin 2023, Zuzana Licko développe son approche de la céramique dont voici quelques extraits. L’on sent la même rigueur, la même méthodologie appliquée à la terre :

« On me pose souvent des questions sur mes sculptures en céramique en forme de cône et sur leur lien avec mon travail sur les polices de caractères. J'ai abordé ces sculptures comme je le ferais avec une police de caractères. C'est-à-dire créer un système d'éléments pouvant être combinés et répétés dans diverses configurations. Avec une police alphabétique, ces combinaisons créent des mots, mais si les éléments sont abstraits, ils peuvent former des motifs.

Le processus commence par l'établissement de règles, car la définition de limites permet de guider le processus de réflexion. Au fur et à mesure que vous mettez en œuvre ces règles, vous réalisez rapidement si elles doivent être ajustées et étendues. C'est pourquoi j'aime débuter par des règles très simples, j'ai donc commencé par une seule ligne droite, dessinée à des angles spécifiques. L'étape suivante consistait à traduire ces idées en forme de céramique. En travaillant sur un tour de potier, alors qu'il tourne, une ligne diagonale se transforme en cône. Et une ligne horizontale se transforme en disque. J'en suis arrivé à 3 formes de cône : petit, moyen et grand. L'angle du cône moyen est de 45 degrés, donc la hauteur est la moitié de la largeur. Le petit cône a la même hauteur, mais est plus étroit. Et le grand est de la même largeur, mais plus haut. […]
 Ces éléments sont empilés sur un support en métal, avec un poteau central, donc c'est comme enfiler des perles. […] »

Matthew Carter, le grand designer de caractères américain (Georgia, Verdana, Charter, Cascade…), synthétise la singularité du travail de Zuzana Licko. « Deux idées sont présentes dans son travail : au centre de toute étude sur la typographie se trouve la police de caractères, pas la calligraphie ni l’Histoire. La lisibilité n'est pas une qualité intrinsèque du caractère, mais quelque chose acquis par l'utilisation. »

À cela on pourrait en ajouter une forme de liberté. La liberté de créer une typographie pour un usage particulier, de créer une typographie par plaisir. Dans les années 80/90, Zuzana Licko est venue en pionnière poser les bases d’une nouvelle approche de la typographie, plus libre, plus créative, plus personnelle. 40 après, Emigre est une référence incontournable. La révolution numérique est passée et malgré le degré de sophistication des créations très poussé, l’avant-gardisme d’Emigre a petit à petit laissé la place à une fonderie plus classique qui est rentrée dans l’histoire.

Et d’être une des rares femmes designers reconnues internationalement ?
« Ce n’est pas un problème d’être une femme dans un monde d’hommes. Il s’agit d’être une dessinatrice de caractères dans un monde qui n’accorde que peu de reconnaissance à cette forme d’art, » précise Zuzana Licko.

 

Pour aller plus loin :

On vous invite à consulter le site women in type, qui contribue à mettre en lumière le rôle des femmes dans la typographie (le site est en anglais).
Zuzana Licko sur Emigre
Typos Emigre sur Indexgrafik
Les nouveaux primitifs du design graphique
My Font - Créatives Characters - juin 2016
Étapes°172 septembre 2009 - Interview de Pascal Béjean
Les polices de caractères du catalogue Emigre rencontrant le plus de succès sont accessibles sur Adobe Fonts.

Conception : François Chevret
Relecture et visuels : Graphéine

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