Écrire avec des images : des écritures pictographiques aux émojis

06 décembre 2022  |   0 Commentaires   |    |  

L'humain, en souhaitant fixer sa pensée, a d'abord commencé par écrire en dessinant des images figuratives. La naissance des alphabets phonétiques a ensuite entrainé une bascule progressive vers des signes abstraits. La communication par l'image et les pictogrammes ne cesse pas pour autant d'exister, en devenant peu à peu non plus une écriture mais un langage visuel universel. À l'heure du numérique, la communication continue de passer par des symboles images, à travers les emojis, héritiers de cette évolution de la communication par l'image.

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Les premières écritures étaient des dessins

On dit souvent qu'une image vaut mille mots, et, comme pour prouver cet adage avant même qu'il ait existé, les premiers mots eux-mêmes étaient des images. Si ce n'est plus forcément le cas depuis la naissance des alphabets phonétiques, écriture et dessin ont toujours été étroitement liés, comme nous le rappellent les mots "graphein", du grec graver des caractères, au double sens de dessiner et/ou écrire, et "pictogrammes" du latin pictus (peint) et du grec gramma (signe écrit), liant intimement la pensée à la main, au manuscrit. Quant à ceux qui ne peuvent parler, la main leur sert aussi de langage depuis 1680 !

Les premières écritures sont ainsi pictographiques et + ou - figuratives, comme le décrit A. Frutiger dans son livre L’homme et ses signes. Elles permettent en général de dresser des comptes ou de raconter les succès ou la vie de personnalités notables. Certaines sont picturales et descriptives comme la toute première forme d'écriture connue à ce jour, le sumérien du néolithique (-3500 ans) aux signes minimalistes figuratifs inscrits dans de l'argile et encore compréhensibles aujourd'hui.

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Comptes Sumériens, -3500 avant notre ère - Collection du Louvre

On pense aussi aussi aux idéogrammes chinois aux formes épurées, aux pictogrammes précolombiens riches en détails comme des seaux, tout comme les hiéroglyphes (du grec hiéros, sacré, et gluphein, graver : écriture des Dieux). Ces deux dernières formes d'écritures, ancêtres des icônes dont nous parlons plus bas, combinent pictogrammes (signes images) et phonogrammes (signes sons) s'associant par rébus en idéogrammes (signes idée) lisibles comme des poèmes de texte et d'image.

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Extrait du Codex Telleriano-Remensis, texte illustré Aztèque du XVIe

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Représentation en gravure de la partie supérieure en hiéroglyphes de la pierre de Rosette - M. Jomard

D'autres formes d'écritures pictographiques sont quand à elles plus abstraites ou alors figuratives mais conceptuelles voire même sacrées ou codifiées et donc insaisissables sans le contexte de pensée adéquat, telles les écritures Hittites ou Crétoises, les runes, ou le Rongo-Rongo, issues de sociétés disparues. Les pictogrammes, pour être compris, font donc soit consensus avec des images qui parlent au plus grand nombre, soit s'appuient sur des codes culturels spécifiques, qui peuvent être amenés à disparaître avec le temps.

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Des écritures extrait de l'homme et ses signes, A. Frutiger

La disparition de la communication par l'image ?

À mesure que se développent les supports d'écriture mous (la glaise, le papyrus) et les outils d'écriture fluide (le stylet ou le pinceau), le geste se libère des contraintes qui le figeaient (la pierre et le burin) permettant d'écrire plus vite et de retrouver une fluidité manuscrite... faisant évoluer l'écriture vers des signes de plus en plus abstraits. Les écritures-dessins évoluent ainsi en syllabes puis vers -1200 apparaissent les premiers alphabets chez les phéniciens, "prototypes de toutes les écritures alphabétiques" comme l'écrit A. Frutiger. Le caractère n'est alors plus un symbole imagé mais devient une unité phonétique : la lettre, signe abstrait. Ce n'est que bien plus tard, au XXe siècle soit plus de 3000 ans plus tard, que l'on reviendra à des signes figuratifs descriptifs pour communiquer dans la vie de tous les jours. Mais ce n'est pas pour autant que les pictogrammes cessent d'exister !

En effet, les symboles pictographiques continuent d'être utilisés non plus en tant qu'écriture, mais pour marquer l'appartenance ou l'origine. L'idée du branding (le fait d'apposer une marque, brand, donc de communiquer à travers un signe visuel reconnaissable par tous) existait déjà en Égypte ancienne ou chez les Romains pour marquer le bétail, avant de s'étendre en Amérique par l'intermédiaire des éleveurs hispaniques du XVIe siècle, les futurs cowboys.

Monogrammes de maçons et marchands autour de la Renaissance

Le mot "brand", vient d'ailleurs du proto-germanique "brandaz" qui signifie brûler, par marquage à chaud. Les artisans apposent plus tard leur "signature" (des initiales stylisées) sur ce qui leur appartient ou qu'ils réalisent, s'inspirant d'ailleurs de l'écriture cunéiforme, des hiéroglyphes et d'autres écritures pictographiques. Du côté de l'armée, les armoiries et blasons héraldiques permettent aussi de communiquer visuellement sur l'identité des troupes, souvent par un signe d'appartenance rappelant un territoire. Depuis le début du XXe siècle et encore aujourd'hui, les logotypes sont les héritiers de ces monogrammes et pictogrammes, marquant l'identité visuelle des entreprises.

Un langage pictural pour tous

Le véritable retour du langage visuel et universel se fait avec les mouvements artistiques modernistes, autour des années 1920. À cette époque on cherche à inventer une forme de langage universel par le biais de la géométrie et des mathématiques, qui traduisent parfaitement la pensée rationnelle propre aux humains. On crée par exemple des alphabets géométriques universels à l'école Bauhaus, en injectant donc du symbole dans la lettre abstraite :

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Albers Heft, 1926, caractères aux formes géométriques

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Théo Van Doesburg, alphabet moderniste dans un carré, 1919

Certains artistes comme le suprématiste Kasimir Malevitch ou les fondateurs du mouvement de Stijl Théo Van Doesburg et Piet Mondrian, en quête de l'immatériel, d'un absolu (parfois spirituel) commun à l'humanité entière, utilisent pour exprimer ce ressenti universel le carré, les formes géométriques pures et les couleurs primaires. L'usage de la géométrie comme langage, bien que limité et unilatéral, peut être considéré comme universel et pictural en ce sens où il touche à des questions existentielles communes à l'humanité et obéit à des règles, à une "syntaxe" mathématique. L'utilisation de la géométrie permet aussi de normer les formes, de les standardiser dans un format spécifique par exemple, pour représenter l'archétype de la chose souhaitée.

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À gauche, en haut, Composition arithmétique, Theo Van Doesburg (1929) - Composition, Piet Mondrian (1921) - Carré noir sur fond blanc, Kasimir Malevitch (1915)

C'est ce que feront Otto Neurath et Gerd Arntz avec l'Isotype.

L'Isotype, statistique par l'image

Dans les années 1920s, l'Allemagne et l'Autriche traversent une crise post-guerre. Dans un souci d'émancipation des travailleurs on souhaite démocratiser le savoir en rendant l'information accessible à toutes les classes sociales, surtout les plus basses. C'est ainsi que naît l'Isotype, (d'abord "méthode des statistiques visuelles de Vienne") vers 1925, "une écriture de hiéroglyphes compréhensible par tous et pouvant être utilisée en tant que signes universels" comme le souligne Otto Neurath, sociologue et économiste viennois inventeur du concept. Du grec "forme, égale" (caractéristique commune partagée), l'Isotype est une solution infographique, une "statistique par l'image" qui explique, simplifie et représente des causes et des phénomènes grâce à des symboles répétés et de proportions fixes, des pictogrammes, à travers des diagrammes statistiques. En 1930 Otto Neurath, sa future femme Marie et l'artiste Gerd Arntz analysent, simplifient et dessinent -respectivement- un Atlas (Atlas Gesellschaft und Witschaft) avec 100 illustrations pour illustrer et rendre accessible au plus grand nombre des statistiques mondiales : population, pays et continents, influences de pouvoir, échanges mondiaux divers et relations politiques ou militaire, croissance urbaine et conditions des travailleurs... Ce langage pictographique et statistique s'exporte en URSS et aux États-Unis, pour lesquels Gerd Arntz dessine des centaines de visuels.

Ces pictogrammes simples inspireront la signalétique des routes et les moyens de transport dans le monde entier. On utilise encore aujourd'hui ce système pour communiquer simplement et efficacement au plus grand nombre. C'est la raison pour laquelle les Jeux Olympiques utiliseront eux aussi des pictogrammes au Japon dès 1964, dans un soucis de communication destinée à un public international.

Les émojis et icônes, outils de communication universelle

Avec l'avènement du numérique dans les années 70 ce sont les icônes qui envahissent les écrans, comme nouveau langage numérique et pictural normé, créé dans une grille quadrillée. Pictogrammes ou symboles en pixel représentant une action ou un objet, les icônes permettent d'humaniser la machine, et de créer un lien sensible avec l'utilisateur. Leur visuel permet de simplifier les actions en créant un langage par association d'idées, à travers des idéogrammes qui représentent une métaphore de l'action, comme le feraient des panneaux de signalisation. Par exemple, l'icône poubelle symbolise le fait de supprimer un fichier, la bombe une erreur, ou le cadran de montre le fait de patienter.

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susan-kare-control-panel-mac-2019Control panel on gray, Susan Kare, 2019, impression rétro en tirage limité pour Apple

C'est la graphiste Susan Kare qui désigne dans les années 80 ces icônes que nous connaissons tous, pour Steve Jobs, sur Macintosh. Elle invente, par soucis "d'économie d'expression", les icônes du logiciel Paint comme le pot de peinture ou le pinceau, qui seront reprises plus tard par Adobe, ainsi que le premier alphabet d'emojis : la Caïro.

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Typo Caïro pour Mac, 1982, Susan Kare - MoMA

Elles deviendront des icônes (au sens large du thème) dans le monde du numérique, reprises dans les jeux vidéos (la Bombe dans Mario Kart ou les cœurs de niveau de vie) et même en dehors des écrans. Pour développer ces icônes, Susan raconte qu'elle s'est inspirée des hiéroglyphes, des statues monumentales du sculpteur Claes Oldenburg, ou d'une encyclopédie des symboles. Le pictogramme de la touche command https://help.apple.com/assets/62E31C4AE22394377213E4C5/62E31C4CE22394377213E4E1/fr_FR/b01b322099e7c75ffc88105765abc5fa.png est par exemple tiré d'un glyphe suédois utilisé pour représenter le patrimoine (ci-dessous, le panneau bleu), donc symbolise par association d'idées le château, lieu de pouvoir où l'on commande. CQFD.

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Le terme "icône", utilisé depuis les années 70 pour le numérique, est d'abord issu des portraits sur bois servant de support de culte à des personnes décédées, puis repris dans l'art religieux pour cette même fonction. Le terme se démystifie et devient synonyme d'adoration de personnalités héroïques profanes ou de stars dès le XIXe siècle, (Mata Hari, le Che Guevara, Marilyn Monroe...) avant d'être repris dans l'informatique. Qu'elle soit profane ou religieuse, l'icône sert de prototype symbolique de la chose ou la personne illustrée, elle représente l'idée visuelle de celle-ci. Cette idée est généralement partagée par les mêmes références culturelles, comme c'était le cas pour les écritures pictographiques dont nous parlions plus haut.

À la fin des années 90 le japonais Shigetaka Kurita développe les premiers émojis pour les téléphones portables, inspirés des hiéroglyphes et des symboles mangas. Le terme emojis vient du japonais "e" 絵, image et "moji" 文字, personnage. Ils sont accompagnés de kaomojis, "kao" 顔, visage et "moji" 文字, personnage, des émoticônes (comme l'incontournable :) inventé en 1648 par le poète anglais Robert Herrick) composées avec des signes de ponctuation : ٩(◕‿◕)۶   (o˘◡˘o)    \(★ω★)/   ╰(*´︶`*)╯

Depuis cette invention et la création des caractères vectorisés, qui permettent de créer en s'affranchissant de la grille de pixel, le langage émoji s'est considérablement enrichi comme on le disait dans notre article sur l'Unicode (standardisation numérique des écritures) et évolue avec la société. On trouve aujourd'hui des émojis plus inclusifs comme des hommes enceints ou des prothèses de jambes, et d'autres qui sont non plus universels mais spécifiques à des régions du monde comme un orang-outan, du maté, un tuk-tuk, ou une main de Fatma. Utilisés non plus à titre informatif mais dans des conversations quotidiennes dans lesquelles les interlocuteurs ne se voient plus, les émojis ou pictogrammes permettent de souligner une émotion en apportant de la nuance au texte, ou de véhiculer des idées comme on le faisait avec les hiéroglyphes, en inventant des rébus de titres de chansons par exemple.

À travers les siècles, et sûrement pour longtemps encore, l'humanité a communiqué avec des images, pour exprimer leur pensée. Car comme ces pictogrammes, la citation d'Otto Neurath semble elle aussi être universelle : "les mots divisent, les images unissent".


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