Écriture en langage Bliss. 1e ligne : Parlez-vous la langue universelle ? 2e ligne : Au bureau on comprend tout.
Au commencement, il y avait des sons, des grognements. Puis vint la pensée, traduite par des signes, et sûrement des articulations : le langage. Personne ne sait quel langage fut d'abord commun aux hommes, ou si même il y eût une langue unique parlée sur Terre, avant de se ramifier.
Armand de Vertus émet l'hypothèse (dans un recueil de 1868 qui est passionnant à lire) que toutes les langues primitives seraient basées sur "l'idéologie lunaire", à savoir l'observation de la lune sous toutes ses formes, découlant sur du vocabulaire. La lune comme racine commune aux langues ? Pourquoi pas, et ce n'est pas si étonnant quant on repense que l'astre était le seul repère pour compter les jours, célébrer les fêtes et les naissances.
Il écrit dans La Langue primitive basée sur l'idéographie lunaire : "En considérant les végétaux qui couvraient la terre, les astres qui brillaient au ciel, la pensée de l'homme s'exerçait non pas sur leurs noms, puisqu'ils n'en avaient pas, mais sur leurs formes. L'homme pensait sans parole. (...) Il remarqua qu'il n'est pas d'objet dans la nature dont la forme ne se rapproche plus ou moins d'une forme lunaire." Peu de linguistes l'ont pourtant cru. Depuis, on a voulu baser l'étude des écritures sur des racines géographiques ou des langues bibliques en oubliant de lever, peut-être, le nez vers le ciel.
Dans le monde, certaines écritures font office de base commune à plusieurs cultures. En Chine, au Japon, en Corée et au Vietnam, les peuples utilisent les idéogrammes Chinois. L'arabe littéraire est la langue officiel du Coran, et rassemble les musulmans du monde. Le pali est utilisé en Asie du Sud-Est. Les hiéroglyphes étaient utilisés à Babylone, en Europe et au Moyen-Orient. Et le latin servait de référence aux lettrés du Moyen-Âge.
Lorsque, avec la chute de l'Empire Romain, les cultures et des langues se mélangent et évoluent, elles entraînent le déclin progressif du latin comme langue de référence. Les populations paniquent, on leur souffle que c'est une punition divine en utilisant la métaphore de la tour de Babel. Les hommes se retrouvant subitement à bredouiller, balbutier (racine hébraïque BLBL qui a donné Babel) des langues dans lesquels ils ne se comprennent plus. "Voyant leur folle entreprise, Dieu (...) suscita la discorde parmi eux en leur faisant parler des langues différentes, de sorte que, grâce à cette variété d'idiomes, ils ne pouvaient plus se comprendre les uns les autres. » Flavius Josèphe dans Les Antiquités judaïques (fin du Ier siècle).
La confusion des langues, Gustave Doré, 1866
Pour ne pas perdre pied, on se raccroche alors à chercher une langue parfaite à l'origine de toutes les autres : la langue adamique, issue d'Adam. Les plus pieux tentent de retrouver cet état d'harmonie idoine pour se rapprocher de Dieu. Comme l'écrit Umberto Eco dans son livre La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne : « L’histoire de la culture européenne est parsemée d’efforts pour retrouver la langue qu’Adam parla avec Dieu. Ou bien on la recherche en arrière, comme Langue Adamique Originelle, (...) ou bien on la recherche en avant, en essayant d’inventer une langue philosophique qui serait capable de reproduire les structures mêmes de la raison ».
La recherche de la langue commune à tous les hommes devient alors la quête d'une utopie perdue. Les philosophes, dans une démarche humaniste, s'y raccrochent pour exprimer le vrai, ou retrouver le langage originel de la Nature. Dès le XVIIe, plusieurs hommes partent à sa quête, et inventent des langages parlés. On retiendra surtout le Volapük créé en 1879 par l’abbé Jean-Martin Schleyer qui a fait plusieurs centaines d'adeptes à la fin du 19e, et l'Esperanto de 1887 qui est encore parlé aujourd'hui.
Chez les premiers hommes, "tous les objets ayant une forme lunaire pouvaient servir de lettres, de signes pour écrire, c'est-à-dire manifester sa pensée sans la parole, ou conjointement avec la parole." De Vertus pensait qu'à l'origine les écritures étaient des signes, des dessins, des symboles, rappelant selon lui les formes de la lune, et écrits avec des morceaux de bois, des os ou dans le sable, qui évoluèrent en écritures. Vouloir chercher une langue universelle signifie donc se replonger dans l'origine de la pensée humaine, faire un travail de retour à la nature. Comme l'écrit de Vertus, "la connaissance des premiers signes, leur traduction en sons, est la clef d'hiéroglyphes qui contiennent (...) l'histoire véritable ou plutôt la photographie des premières idées que le genre humain formula."
Et comme le signe précède l'écriture, ce qui nous intéresse ici sont donc les langages visuels, ou pasigraphies, qui vont au-delà des langues car ils n'ont pas besoin d'être prononcés mais simplement compris. On doit le terme pasigraphie (du grec πᾶς, tout, et γραφή, écriture) à Joseph de Maximieux qui l'invente en 1797. C'est un terme employé pour définir ce genre d'écriture lisible dans toutes les langues. Ces symboles sont utilisés pour communiquer avant tout, et non pour parler. On vous parlait du yerkish il y a peu, ce langage utilisé pour communiquer avec les grands singes. En voici d'autres.
Ces symboles ne sont pas exactement un langage universel, car on a pu leur associer une prononciation grâce à Champollion, et donc comprendre qu'un signe ne traduisait pas uniquement ni simplement une idée. Composés de caractères figuratifs, ils sont à mi-chemin entre une pasigraphie et une écriture, et sont donc parfaits pour introduire cette série. À la base, hiéroglyphe signifie gravure sacrée en grec. Les égyptiens les appelaient medouneter, paroles divines. C'est un langage issu des Dieux. Ils ont néanmoins été utilisés plus de 3000 ans jusqu'à l'époque romaine, en évoluant vers une écriture cursive, le démotique, avant de disparaître et de laisser la place au grec.
On compte trois types de hiéroglyphes : les idéogrammes, signes-mots qui désignent un objet, une action. Les phonogrammes qui correspondent à un son, et les signes muets qui déterminent le champ lexical du mot. Voici un extrait de la fameuse pierre de Rosette, et ci-dessous le tableau défini par Champollion pour en faire la traduction en grec (vous pouvez cliquer sur les images pour les voir en grand).
Issu de La Description de l'Égypte, 1809
Jean-François Champollion, Lettre à M. Dacier, 1822
Si les hiéroglyphes pouvaient véhiculer des pensées tout en servant d'écriture, le Yi-Jing sert à véhiculer une pensée, mais non à communiquer. Ce n'est donc pas non plus une pasigraphie, mais la démarche est très intéressante et a fortement inspiré les penseurs à la recherche d'un langage universel.
Le Yi-Jing est un texte fondateur de la pensée chinoise, le plus ancien des textes connus, issu de 5000 ans de sagesse. Il rassemble 64 hexagrammes et l'explication de ces symboles, représentant la nature, qui sont utilisés lors de divinations. Charles de Harlez dans sa traduction du XIXe siècle en fait l'explication suivante : le "Yih-king est à la fois un livre de divination et un trésor de richesses scientifiques. Tous les principes de toutes les sciences, naturelles, ontologiques, psychologiques, morales, etc. y sont renfermés, condensés ; il ne s’agit que de savoir les y trouver. Malheureusement ces trésors sont recouverts de voiles si épais que l’on peut bien en soulever un coin, mais non les écarter ou les percer entièrement." Ce livre s'adresse donc à des initiés, et il faut une clef pour en saisir le sens, un peu comme les hiéroglyphes. On le traduit par "le livre des changements" (transformations, ou mutations, suivant les traductions). Leibniz (dont on parle plus bas), qui s'y intéressait fortement, y aurait vu "la première formulation de l'arithmétique binaire" basée sur le 0 et le 1, comme nous l'explique Wikipédia.
Le Yi-ching est un système de pensée qui se base en effet sur la binarité yin-yang divisée de façon systématique, et permet de décrire tous les états mouvants du monde, indiquant la voie du Tao. Structuré mathématiquement, il est fondé sur l'observation de la nature. Chaque élément majeur yin et yang est noté en trigramme (trois traits) composé d'éléments yang en trait plein —, et yin en trait brisé – – et dotés d'un caractère chinois pour le nommer : le paradis, le lac, le feu, le tonnerre, le vent, l'eau, la montagne et la terre. Vous suivez ? Ces éléments graphiques s'assemblent entre eux pour former les 64 hexagrammes (de 6 traits) appelés koua.
Diagramme de yi-ching envoyé par Joachim Bouvet à G.W. Leibniz sur lequel ce dernier a noté des chiffres
Bien que simple en apparence, ce langage est difficile à saisir dans sa traduction et son interprétation. Charles de Harlez explique à quel point la langue Chinoise est complexe, car "toute phrase peut, en général, à cause de l’indétermination du sens de ses mots, être comprise de différentes manières." Le 1e koua traduit généralement par le terme "ciel" possède en réalité le sens premier de "force qui produit tout mouvement, qui engendre, puis met, maintient en mouvement tous les êtres et les conduit à leur achèvement." On est loin du "ciel" !
Cet oracle est encore utilisé aujourd'hui.
George Dalgarno crée un langage pour les sourds et muets qui s'inscrit dans une main : le Didascalocophus. L'idée est que chaque phalange ou zone de main est associée à une lettre de la main opposée. Elle se lit en utilisant l'autre main pour signifier les lettres. Par exemple, on indique les voyelles avec les doigts, les consonnes avec le pouce, les doubles consonnes avec 4 doigts groupés, ou alors l'ongle contre la peau. Ce n'est pas un langage visuel ni graphique en tant que tel, mais bien une méthode universelle permettant de communiquer avec ses mains. La langue des signes américaine en est dérivée.
Leibniz, dont on parlait plus haut, cherche à créer un langage universel et symbolique qui puisse traduire n'importe quel raisonnement rationnel : la philosophie, les mathématiques, les sciences, un échange d'idées... Son but est de développer une forme de calcul, un algèbre, pour consolider le raisonnement. Son langage, qui n'a jamais abouti, était censé pouvoir être utilisé avec le calculus rationator, une machine calculatoire basée sur un algorithme. Il l'explique que "ce pourrait être, en même temps, une manière de langue ou d’écriture universelle, mais infiniment différente de toutes celles qu’on a projetées jusqu’ici; car les caractères et les paroles même y dirigeraient la raison; et les erreurs, excepté celles de fait, ne seraient que des erreurs de calcul. Il serait très-difficile de former ou d’inventer cette langue ou caractéristique."
À sa suite, Gottlob Frege reprend et développe la théorie de Leibniz pour lui donner vie. Il crée ainsi l'Idéographie, ou Begriffsschrift en allemand. C'est un "langage de formule de la pensée pure initié du langage arithmétique" comme son créateur l'explique. Le langage fonctionne avec des affirmations, des contradictions, des équivalences etc qui font évoluer la pensée (exprimée par des lettres). On peut consulter le registre sur gallica, encore faut-il parler allemand pour y comprendre quelque chose. Ce n'est encore une fois pas un langage parlé mais bel et bien un système, pour dérouler un raisonnement pur. Un langage de la matrice en somme.
Charles Bliss, surnommé Mr Symbol Man (monsieur symbole) est l'inventeur du langage universel le plus abouti à ce jour. Inventé en 1942 mais publié en 1949 sous le nom de semantolographie, le Bliss language est un langage visuel simple qui peut être utilisé et compris par tout le monde. Il s'appuie sur des symboles qui créent des concepts en logogrammes. Par exemple, on crée le mot lion avec les symboles animal + griffes (= félin) + cheveux, ou le mot langue (parlée) avec les symboles oreille + bouche. On peut même trouver une charte graphique pour bien l'écrire.
Charles Bliss parlait 6 langues étant enfant et réalise en grandissant que personne n'a réussi à réellement créer de langage universel comme le souhaitait Leibniz. Pacifiste et humaniste, il souligne que "les différentes langues sont l'une des plus grandes entraves à la compréhension des hommes", et souhaite "aider l'humanité" à se comprendre. Il crée alors une série de 50 symboles de base, figuratifs et simples, qu'il associe avec une grammaire, pour en former des milliers. Vous pouvez consulter ou rechercher des mots sur le site blissonline.
Extrait du film Mr Symbol Man
Il explique dans la vidéo : "Beaucoup de professeurs m'ont demandé, combien de centaines ou milliers de signes et symboles avez-vous inventé ? Et j'ai répondu, seulement 50, à quoi j'ai ajouté 30 symboles internationaux comme les chiffres. Et je les combine en milliers et milliers d'expressions. En voici les plus simples : bouche, œil, oreille, nez, nez + bouche = goût, main. Voici le symbole d'action, un cône de volcan en éruption. Et quand je mets le symbole d'action sur la bouche on lit parler. Sur l’œil; voir, observer. (Sur l'oreille) entendre, écouter. (Sur le nez) sentir. Et (sur la main) toucher.
Le livre Mr Symbol Man explique les bases de ce langage, et l'assemblage des pictogrammes :
Le langage Bliss est un moyen simple de traduire des concepts. Chaque idéogramme définit le mot, le verbe, ou l'expression qu'il symbolise : par exemple toilette est une chaise sur l'eau, et la salle de bains une salle contenant de l'eau. Il faut donc, pour parler Bliss, connaître la définition ou le sens du mot que l'on utilise, un peu comme lorsque l'on joue au pictionary. Nénuphar est par exemple représenté avec les symboles fleur + eau. Si la langue est conçue sur la base de la logique anglaise, qui est justement très descriptive, elle semble suffisamment simple pour être utilisée dans de nombreuses cultures. Elle risque en revanche de se heurter à des différences d'usages et donc de sens, entrainant des écritures variables. Dans de nombreux pays par exemple, il n'y a pas de chaise dans les toilettes, mais un simple trou. Enfin, c'est un exemple parmi d'autres.
Ce langage est l'un des rares à être utilisé de nos jours. Il sert beaucoup dans les hôpitaux (aux États-Unis) pour aider les personnes, enfants comme adultes, ayant perdu leurs capacités à parler.
Évolutif, il s'adapte à son temps. Une mise à jour non officielle a d'ailleurs été faite pour créer des idéogrammes pour parler du COVID-19.
Maximilien Vox développe les néosignes en 1950. Ce langage universel n'aboutira pas et ne sera pas développé jusqu'au bout. Il fonctionne avec un système de sigles accentués.
Jean Effel, presque à la même époque, invente la pasigraphie, avec son Avant-projet pour une écriture universelle. C'est une écriture idéographique "concurrente" des néosignes qui va piocher ses symboles dans de nombreux langages : mathématique, métrologique (les mesures), typographique, mais aussi la BD, l'astronomie, la médecine, le guide Michelin... Elle non plus n'aboutira pas, faute de moyen face à l'ampleur d'une telle tâche. Effel souhaite, comme Bliss avant lui, vaincre les limites du langage, nuisible à la compréhension et à la paix des hommes. Il veut construire un langage que chacun peut traduire dans sa propre langue, accessible aux sourds-muets, tremplin vers l'alphabétisation, ou comme aide aux traductions. On peut consulter son livre à la bibliothèque Diderot de Lyon, dont voici quelques extraits.
Entre code et langage, la frontière est mince. Le code ne sert pas d'écriture, il véhicule un message par le biais de symboles.
Le langage n'est pas toujours écrit sur papier. L’avènement du numérique entraine de nouveaux besoins, pour une clientèle internationale. Michel Cartier et Roger Breton partent de la même démarche d'Effel pour développer leur Code universel télématique, qui s'applique au domaine des télécommunications informatiques (le Minitel par exemple). Comme l'explique Cartier, "il s'agit d'offrir un code signalétique à base d'idéogrammes capables de se conjuguer entre eux pour offrir à des usagers des messages intelligibles". Ce langage est un héritage "des systèmes égyptiens, chinois, chrétiens ; il récupère le code héraldique et divers systèmes de signes" précise Gérard Blanchard.
À l'époque, il faut préciser que les sigles informatiques sont majoritairement issus de la langue anglaise, standard international. Cartier est canadien, et souhaite développer un système plus neutre. C'est, d'après Blanchard (Un code universel pour la télématique) "une communication visuelle avec un langage commun universel et ne provenant pas d'une langue étrangère, l'anglais, non tributaire d'une autre culture". Plus de 400 symboles sont ainsi créés, comme un lexique.
Langue parlée, langue dessinée, langue mystique... En s'attaquant à la recherche du langage universel, Leibniz et ses disciples ont peut-être tenté de créer l'impossible. La langue universelle, si elle doit transcrire la pensée pure de l'humain dans sa multiplicité, est peut-être vouée à demeurer insaisissable. Du langage de la raison pure inventé par Frege découle un raisonnement, un système, alors que celui de Bliss, qui semble plus accessible, se base sur une logique de compréhension qui n'est peut-être pas universelle et se heurte aux cultures.
Finalement, les sigles divinatoires ou sacrés des égyptiens et des chinois, figuratifs mais poétiques, sont peut-être une solution laissant suffisamment de place à l'intuition et à l'interprétation guidée de cette pensée. À moins qu'il ne faille à nouveau lever le nez vers la lune, pour retrouver nos racines communes ?
Merci pour l’article,
je recommande en complément (et pour une approche quelque peu différente) cette conférence sur la pasigaphie d’un ami, Charles Gauthier : https://www.youtube.com/watch?v=R00hBYy1M4Y
Articolo meraviglioso! Grazie