John Heartfield, le photocollage comme arme politique

21 novembre 2022  |   0 Commentaires   |    |  

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De son vrai nom Helmut Herzfeld (1891 - 1968), John Heartfield est un "photomonteur" allemand fortement engagé à travers son œuvre toute entière. Impliqué dans le parti communiste allemand puis membre du mouvement Dada, il luttera avec ses photocollages contre le nazisme et le fascisme. Aragon dira de lui qu'il est « le prototype de l'artiste antifasciste ».

La grande claque

Ainé de 4 enfants, ses parents (un père écrivain socialiste et une mère activiste politique) disparaissent sans laisser de trace et dans des circonstances inexpliquées alors qu'il a 8 ans. La fratrie est élevée séparément par d'autres parents. Helmut Herzfeld passe son enfance en Suisse, puis en Autriche. Il étudie 3 ans la publicité et le design graphique à Munich, exerce un an, puis s'installe à Berlin en 1913 juste avant la Guerre, espérant devenir peintre. Une exposition futuriste le marque particulièrement : il y réalise que les artistes peuvent prendre parti à travers leur art. Les dessins de Georg Grosz, dont il deviendra proche, sont "à la fois une révélation et une douche froide" comme le formule son frère Wieland : "Nous pensions jusque là que l'art était ce qui rendait la beauté visible et audible. Grosz nous a permis d'arrêter de voir le monde ordinaire comme étant sec, terne et ennuyant, et de commencer à le voir comme un drame dans lequel la stupidité, la grossièreté et la paresse se partageaient les rôles principaux". À la suite de cette découverte, il brûle tout ce qu'il a réalisé jusque là à l'encre, au fusain ou au crayon. Ci-dessous, à gauche, deux tableaux de George Grosz, "Suicide" en 1916 et "jour gris" en 1921, au milieu. À droite, une huile de Herzfeld de 1907.

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Un nom contre un slogan

En 1916 Helmut Herzfeld décide de changer de nom, comme acte de protestation anti-guerre, et contre le patriotisme allemand. En devenant John Heartfield il se dissocie de la haine allemande envers les britanniques et porte publiquement dans sa nouvelle identité son soutien aux anglais. Pendant la 1e Guerre Mondiale, les Allemands inscrivaient le slogan "que Dieu punisse l'Angleterre" un peu partout sur le territoire français et dans les journaux de propagande, pour semer le doute et faire détester l'Angleterre à la France, son alliée. Pour Heartfield, c'est le moyen de se "construire" un nom d'artiste qui l'éloigne de sa famille et son pays d'origine. Deux ans plus tard, en 1918, John adhère au parti communiste Allemand.

Premières impressions et collages engagés

Réputé pour ses excès de colère qui lui valent parfois d'être attaché à sa chaise par ses amis après des soirées arrosées et chargées en alcools et drogues, Heartfield déverse sa haine sur l'art bourgeois qu'il méprise profondément, et sur le terme d'artiste tout court, en critiquant plus globalement les formes d'art contemporain, comme l'expressionnisme ou plus tard le surréalisme. Il rejoint assez naturellement le mouvement dada en 1919 dont il partage voire même fonde les valeurs et les combats : le dadaïsme véhicule une forme d'art-propagande au service du mouvement des travailleurs, et souhaite atteindre la liberté par la révolution sociale et l'explosion de la classe bourgeoise. Heartfield en sera le photomonteur lors de la 1e foire internationale dada de Berlin, en 1920.

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John s'oppose et critique toute forme d'art qui se veut détachée d'un contexte social ou politique, c'est à dire non engagée, et qualifie l'art comme étant "une invention bourgeoise" dans la société socialiste allemande d'alors. Parce qu'il décide de réformer cet art, il s'inscrit également dans le mouvement moderniste des années 1920.

Dada, coup de pied dans la fourmilière des règles classiques

Le mouvement dada célèbre la mécanisation à travers l'expression artistique ou graphique et Heartfield préfère ainsi se qualifier de "photomonteur", à la sémantique plus technique, qu'"artiste". Heartfield révolutionne le monde de l'imprimerie et du graphisme et éclatant tout d'abord la norme verticale/horizontale du texte en jouant avec les caractères typographiques qu'il éparpille dans ses œuvres dada. En 1915, il a l'idée de verser du plâtre autour des blocs de caractères pour les maintenir dans un autre angle pendant l'impression, ce qui permet de rompre avec la tradition linéale du mot et de la lettre. John Heartfield considère le dada comme "un effort pour perturber les impulsions élevées de l'intellect - le spirituel, le mystique et le subjectif - mais uniquement pour atteindre la la vérité qui se cache derrière elles. "

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Photomontages satiriques

Il réunit ensuite des images et crée des photomontages à partir de photographies glanées (dans la presse, des livres, des tracts... qui produisent désormais de nombreuses images) ou qu'il fait produire lui-même, dans lesquelles il fait poser des gens. Sa technique de photocollage crée une nouvelle image aux retouches peu visibles (un peu comme on le ferait aujourd'hui sur photoshop) qui permet, par association d'idées fortes, de véhiculer un message en détournant la réalité, de rendre visible les intentions cachées. Il est l'un des premiers (si ce n'est le premier) à utiliser la technique du photocollage de cette manière avec Raoul Hausmann, dadaïste lui aussi.

En 1917, John fonde une maison d'édition avec son frère, la Malik-Verlage, pour publier des romans d'auteurs socialistes censurés, que John illustre de ses photomontages. Le fait même d'utiliser et de détourner de l'art ancien est interdit par le parti... Heartfield associe des photos sur ses couvertures de livres pour en faire comprendre le contenu d'une manière spectaculairement efficace. Il invente aussi le rabat à l'intérieur du livre, et la conception de la couverture dans sa globalité raconte une histoire au futur lecteur. La mise en page avant-gardiste de ces livres est bien plus moderne que ce qui se fait à l'époque, où l'on utilisait encore largement l'illustration, et annonce le graphisme des couvertures des années 50. En voici quelques unes :

Couverture du roman "les biens les plus sacrés" d'Ehrenburg, en 1931. Elle représente par association les objets sacralisés sur la couverture - l'argent, la religion, le pouvoir - et les relations stratégiques que jouent les grands de ce monde, au dos du livre. Heartfield a construit un crucifix avec des balles avant de le mettre en scène et de le prendre en photo (vous pouvez voir les images en grand en cliquant dessus). Pour la photo des 3 hommes grimpant sur le $, il fait poser des amis sur un échafaudage qu'il prend en photo, développe puis découpe les silhouettes avant de les associer à un dessin de dollar.

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La Jungle, Sinclair, couverture de 1922. Le texte est ici travaillé en 3D et directement intégré au paysage, comme s'il faisait partie de l'architecture de la ville, comme si les lettres étaient des bâtiments, venant souligner le lien entre la jungle et la ville de béton.

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L'usage de peu de couleurs avec cependant beaucoup d'impact -rouge, noir, blanc- fait écho à l'influence constructiviste des œuvres d'El Lissitzky (des deux de gauche, 1919 et 1925) et de Rodtchenko à droite (1923 et 1926), contemporains russes (et communistes) de Heartfield.

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Ci-dessous, de gauche à droite : Jack London - 1924, La conquête des machines - 1923, La faim sur la Volga - 1922, China Klagt - 1924, Préhistoire - 1922. Ci-dessous, Petroleum - 1927, avec du papier doré.

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Les frères impriment également des flyers, posters ou journaux dans lesquels Heartfield combine des typographies provocantes à ses satires poignantes.

"La photographie comme arme"

Étrangement, son œuvre est basée sur la photographie qu'il ne considère pas comme un médium artistique mais comme un fabuleux moyen de mentir (dans la presse) ou de révéler la vérité (par la satire de son art). La photographie est un nouveau médium à l'époque, qui attire l'attention des graphistes et commence tout juste à révéler son potentiel dans le domaine de la communication. Heartfield est réellement innovant, non seulement pour les outils qu'il emploie mais aussi pour les messages qu'il véhicule sur des tracts, divers supports de propagande politique ou des couvertures de livres. Vers 1920 Heartfield est déjà un modèle pour les autres artistes révolutionnaires, et reconnu en tant que graphiste. Il commence par dessiner un croquis de direction artistique avant de superviser la prise photo -qu'il ne prend pas lui-même- et toutes les étapes jusqu'à l'impression, par des assistants qu'il pousse bien souvent à bout. Ici, quelques photomontages de 1926 et 1924 (à droite).

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Suivis de deux collages de 1927 : à gauche une ébauche pour la couverture d'un magazine de sport, die Arena, et à droite "13 ans de meurtres, le profit c'est la Guerre !"

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Il réalise en 1928 l'une de ses affiches politiques la plus connue, pour "la liste des 5" : "la main a 5 doigts, avec 5 vous pouvez faire échouer l'ennemi. Votez pour la liste 5". L'idée du 5 fonctionne aussi bien pour le visuel que pour le texte et apporte une cohérence globale et un impact visuel, avec cette main de travailleur, aux doigts salis, qui se projette pour saisir (probablement des cols blancs !). On voit également les membres de la république de Weimar ou de la droite fasciste pendus à des 5 aux côtés des grandes figures religieuses avec le slogan "faites les comptes. Manifestez pour la révolution !".

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À l'entrée de la salle qui lui est consacrée dans l'exposition Film et photo de 1929, à Stuttgard, il inscrit le slogan "utiliser la photographie comme une arme" qui souligne sa foi en l'impact de ce nouveau médium et sa capacité à dénoncer les perversités du monde moderne : le fascisme, la guerre et ses atrocités, le nazisme ou le capitalisme. L'œuvre politique et satirique de John Heartfield est en effet indissociable d'un contexte historique et d'une action politique et ses collages traduisent nécessairement une opposition, une colère, une résistance face à un contexte pesant et intolérable qu'il s'engage à dévoiler.

La même année il réalise la couverture satirique de "L'Allemagne, l'Allemagne avant tout" sur la montée du nazisme. Cette couverture caricaturale de l'Allemagne de l'époque représente au dos la matraque de la police et le glaive du pouvoir militaire accompagnés de la légende "ensemble, fraternellement" et sur le devant un grotesque homme patriotique mi-bourgeois mi-militaire aveuglé par l'étendard clamant, en lettres gothiques, "l'Allemagne, l'Allemagne avant tout" d'un orifice qui lui sert de bouche.

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Ces symboles nationalistes au possible créent une caricature très impactante de la société allemande traditionaliste. À l'intérieur de la jaquette on trouve le montage d'un postérieur avec des oreilles, avec la légende "idiome berlinois", dont la signification est on ne peut plus claire :

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Dans les années 30 Heartfield est invité en URSS pour faire une démonstration de l'utilité du photocollage pour mobiliser les masses, bien que sa technique, très organique, diffère largement de celle, symétrique et organisée, des constructiviste. Il utilise des statistiques en s'inspirant de l'ISOTYPE, langage visuel universel et ancêtre des pictogrammes.

La lutte contre le nazisme

Heartfield a le don pour révéler instantanément au grand public l'évidence cachée des manigances des grandes institutions. Son travail est publié dans les parutions de Jan Tschichold (l'Art de la publicité) aux côtés des autres graphistes de la Typographie Nouvelle. Dès 1929 Heartfield entame sa longue collaboration avec un hebdomadaire communiste très réputé, l'AIZ (Arbeiter Illustrierte Zeitung, le Journal illustré des travailleurs), le magazine le plus diffusé durant la République de Weimar, dans lequel il publiera 237 photomontages le plus souvent engagés contre la montée du nazisme. Les collages d'Heartfield seront exposés à Berlin en 1932 dans l'exposition "Fotomontage" aux côtés des avant-gardistes russes El Lissitzky et Alexander Rodtchenko, ou de pionniers du Bauhaus comme Herbert Bayer ou László Moholy-Nagy.

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De gauche à droite : "le sang et le fer" - 1934, "Adolf le Surhomme, avale de l'or et recrache de la merde" - 1938, "Des millions derrière moi" - 1932, "comme au Moyen-Âge, comme au 3e Reich" - 1934. Dessous, la hyène, "la Guerre et les cadavres, le dernier espoir des riches" - 1932. Troisième ligne : "la croix n'était pas encore assez lourde" - 1934, "Quiconque lit les journaux bourgeois devient aveugle et sourd; ôtons les bandages abrutissants!" - 1930, "Macdonald - Socialisme" - 1930. Dernière ligne : "Ô sapin germanique, comme tes branches sont tordues !" - 1934, "La Guerre" - 1933.

Monument graphic 1927

John Heartfield ne se contente pas d'exprimer son art en 2D, dans sa longue carrière il réalisera également quelques monuments ou scénographies. Comme-ci dessus un monument pour l'Union Soviétique à la foire de Leipzig en 1927. Un inspiration qui n'aurait déplue à la signalétique modulaire que l'on a pu concevoir pour la ville de Rethel.

En 1933 à l'élection d'Hitler il a la Gestapo aux trousses et sa situation est plus que critique. Il s'exile (à pieds) en République Tchèque où il continue de publier pour AIZ, malgré le fait qu'il a laissé en Allemagne toute sa collection photographique ! Il expose cependant et s'attire de là à nouveau les foudres du IIIe Reich qui demande que l'on décroche ses œuvres, surtout celle d'Hitler 'Surhomme' : la République Tchèque résiste, cette censure augmente le nombre de visiteurs mais fait monter la tension en obligeant finalement le décrochage. L'artiste français Paul Signac lui propose alors d'exposer ses œuvres en France, soutenu par l'Association d'Ecrivains et d'Artistes Révolutionnaires (AEAR). La Gestapo demande qu'il soit rendu à l'Allemagne et il fuit à nouveau en Angleterre cette fois en 1938 où il continue de travailler et d'exposer. Lorsque l'Angleterre entre en guerre contre l'Allemagne en 1940 il est incarcéré plusieurs mois bien que considéré comme réfugié politique, avant de pouvoir exercer en tant qu'illustrateur indépendant, et de travailler pour les éditions Penguin. Il reviendra ensuite en 1950 en Allemagne où il sera récompensé pour son travail, recevra une pension à vie et verra une exposition de ses œuvres financée par la nouvelle République, avant de finir ses jours en 1968 à Berlin.

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Plus d’œuvres de Heartfield sur :
Heartfield Online et le catalogue de l'exposition du MoMA de 1992


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