Troisième chapitre de notre série complète balayant l'évolution graphique des couvertures de livres jusqu'à nos jours, à travers ses révolutions les plus marquantes. Si vous avez manqué les épisodes 1 et 2, nous vous invitons à les découvrir avant de lire celui-ci :
Chapitre 1 : IIIe s. à 1860
"Du Codex à l'impression en couleur"
Chapitre 2 : 1860 à 1935
"Du tissu imprimé à la jaquette papier"
Chapitre 3 : 1935 à 1970
"Du livre de poche à l'abstraction"
Chapitre 4 : de 1960 à nos jours
"Poche français, graphisme et couvertures contemporaines"
Après la Première Guerre mondiale, la couverture de livre migre du tissu vers la jaquette papier. Cette réponse à une contrainte budgétaire entraine des changements colossaux qui permettent notamment la révolution du format poche. Des éditions Penguin à la naissance du design graphique, la couverture est un livre ouvert sur les moeurs sociales d'un pays et d'une époque.
Voici l'avant dernier article de notre série balayant l'évolution graphique des couvertures de livres jusqu'à nos jours, à travers ses révolutions les plus marquantes. Nous parlerons d'abord de la révolution lancée par les éditions Penguin, avant de nous pencher sur les paperbacks américains des fifties et la position de la femme, pour ensuite aborder les débuts de l'utilisation de la photographie et de l'abstraction. Dans cet article, nous nous attarderons surtout sur l'Angleterre et les USA, avant de nous pencher la particularité française dans un prochain article.
Entre les 2 guerres, les révolutions techniques aidant (cf notre article 2), les mentalités évoluent elles aussi. Les éditeurs sont passés au tout papier, mais chaque pays développe son style.
Naissent alors les premiers livres de poche qui prennent forme avec, entre autres, les éditions Penguin en 1935.
Comme au temps des Penny-Dreadful et Paperbacks, le livre se fait accessible et disponible, même aux classes ouvrières. La couverture cartonnée disparaît au profit d'une simple couverture papier molle. Un autre détail de taille change cependant : la qualité des manuscrits proposés, et l'équilibre entre le prix et la qualité du livre. C'est une véritable révolution.
Un an auparavant, Allen Lane Williams revient d'un séjour auprès d'Agatha Christie (la classe) et se rend compte qu'il ne trouve aucun livre digne de ce nom à se mettre sous la main. Il pense alors à créer un type de livres littéraires réputés mais en format poche, en papier, vendus à 6 pences (le prix d'un paquet de cigarettes à l'époque) et distribués un peu partout en ville dans des lieux fréquentés.
Problème : pour les éditeurs, les livres de poche sont synonymes de littérature de bas étage - on connait assez bien la réputation des penny dreadfuls. Ils pensent aussi que les lecteurs de ce genre de littérature n'auront aucune envie de lire de "vrais" livres au contenu plus littéraire.
Mais Allen poursuit son idée. Il fait designer le logo par Edward Young - éditeur junior au Bodley Head -, qui part au zoo observer les pingouins. Ce dernier revient avec une belle série de croquis et une remarque : "bon dieu qu'est ce qu'ils puent ces oiseaux !".
À l'époque, les métiers de designer, directeur artistique et d'imprimeur ne sont pas encore réellement séparés comme aujourd'hui. C'est donc Young qui prend naturellement les choses en main, et met en place une couverture divisée en triptyque horizontal, avec une couleur par thème : orange pour la fiction, vert pour le crime, bleu foncé pour les biographies, cerise pour la rubrique voyage & aventures, rouge pour le théâtre.
Les typos Bodoni Ultra Bold et Gill Sans sont utilisées respectivement pour le nom de l'éditeur, (encore Bodley Head à l'époque, avant que Penguin s'en sépare) pour le titre et la tranche.
Afin de vendre ses livres, Allen innove. Il se rapproche des grands magasins et d'une myriade de nouveaux distributeurs pour en faire de nouveaux points de vente. En juillet 1935 paraissent les 10 premiers livres des éditions Penguin.
Dans la liste on trouve Hemingway, André Maurois ou Agatha Christie : des noms connus, et des livres qui ont déjà fait leurs preuves. Bingo. En 10 mois, un million de livres sont publiés.
Deux ans plus tard en 1937, Allen Lane lance le "Penguincubator", un distributeur automatique des livres poche Penguin, qu'il installe dans une rue passante à Londres. En insérant 6 pences on choisit et reçoit son livre, ou mieux, plusieurs livres, comme l'indique le petit texte sous la photo : "Certaines personnes ingénieuses se sont aperçu qu'une manipulation habile des boutons de la machine permettait de recevoir une jolie quantité de livres au-delà des 6 pences insérés. Lane espère que des tests plus poussés permettront de créer une machine résistante aux canailles."
En 1937 l'Europe est en pleine course à l'armement, juste avant la deuxième grande guerre. Mussolini fait rage en Italie, le fascisme en Espagne, Hitler en Allemagne... Les éditions Penguin décident de faire appel à des auteurs pour expliquer la situation géopolitique ou proposer des livres culturels pour élargir leur spectre de livres de poche.
Apparait ainsi la section Pelican, une série spéciale de livres à visée éducative. Le premier tome s'intitule "Intelligent Woman's Guide to Socialism and Capitalism" (le guide du socialisme et du capitalisme pour femme éclairée). Les sujets étaient adressés aux étudiants et personnes soucieuses de se cultiver en science, histoire, archéologie et littérature. En parallèle, sur des questions plus politiques, sociales et surtout contemporaines, les éditions créent A Penguin Special la même année.
Vous pouvez trouver toutes les séries des premières éditions Pingouin sur ce site.
Avant de tourner la page des éditions Penguin, il faut savoir que Jan Tschichold reprend le flambeau du graphisme en 1946 et redonne un coup de jeune à la couverture et au logo pour fixer le graphisme que l'on connaît aujourd'hui :
Avec le succès que l'on lui connaît, on peut le dire : ils vécurent heureux et eurent beaucoup de pingouins.
À partir de 1930 et pendant plus de 20 ans, le glamour est roi et l'illustration reine.
C'est l'époque de Babar (1931) ou de Walt Disney (ici Blanche-Neige, dès 1934). On fait appel à des artistes pour décorer les livres ou créer des affiches de cinéma et l'illustration fait fureur dans les magazines et surtout... en publicité. Extrêmement réalistes à l'époque, les dessins dépeignent la vie moderne dans toute sa splendeur.
Ci-dessous, pour le plaisir et un peu hors sujet, des planches originales du premier Babar et de Blanche-Neige à voir en grand (attention spoiler, le chasseur a tué la maman) :
Avec l'avènement de la société de consommation poussée par l'industrialisation, les stars deviennent des produits à part entière, qui font vendre du rêve. Il faut dire que depuis 1927 le cinéma parlant a fait son apparition. La masse veut du Kiss Kiss Bang Bang. Radio, TV, cinéma et illustrateurs mettent en avant héros virils et femmes fatales. Tant pis pour la vertu ! Le jazz fait fureur et la culture est populaire.
Certains livres cultes sont adaptés à l'écran - comme Mutiny on the Bounty en 1935 (cf image ci-dessous) - et les couvertures évoluent peu à peu en suivant la même construction que les affiches de films, surtout aux États-Unis dans les années 1950.
Sur ces affiches et ces livres, les héros ont le premier rôle dans les deux sens du terme. Ils sont mis en avant en gros plan comme des figures de proue, à grand coup de décolletés, de poignes fermes et de cheveux lustrés. C'est le glamour d'Hollywood. Son vent chaud soufflera jusqu'en Europe où il aura une certaine influence jusque sur les livres de poches.
L'homme, parti pendant la guerre, est de retour depuis 1945. La femme qui s'était jusque là retroussé les manches et débrouillée toute seule pour participer à l'effort commun se retrouve face au mâle.
Cette espèce de face à face anodin change radicalement la position de la femme et la replonge dans un rôle secondaire : elle existe non plus pour ce qu'elle est mais seulement par rapport à l'homme. Dès lors, la femme sera soumise ou fatale. Elle devient consommatrice et endosse à nouveau son "rôle parfait" dans la société, celui de femme au foyer : "show her it's a man's world" comme dit la pub.
On voit bien cette évolution du statut de la femme sur ces affiches pendant et après la guerre... :
Dans l'angoisse d'une éventuelle nouvelle catastrophe nucléaire, c'est la frénésie chez les acheteurs américains. Il faut plus, mieux, plus beau, pour faire plus vite, et "keep up with the Joneses" (épater les voisins). La photographie n'est pas encore d'usage, et l'on retrouve encore les illustrateurs du côté des publicités, des affiches ou des couvertures de livres.
En parallèle, et comme un soutien à cette noble cause, on voit naître les grands magazines féminins bourrés de recettes et d'astuces pour être la femme parfaite, comme "Marie-Claire" en France ou "Glamour of Hollywood", en 1939.
Vive le réfrigérateur et l'électroménager qui libèrent enfin la femme !
Avec la publicité, les illustrateurs ont désormais un rôle propre et un message à faire passer. Dès 1945, le graphisme devient un métier à part entière. C'est le début du graphisme moderne, on joue avec les caractères et la mise en page. L'Alliance Graphique Internationale est fondée à Bâle en 1950. En France, c'est Massin qui façonne librement le métier de directeur artistique, mais nous en reparlerons dans le prochain article.
De l'autre côté de l'Atlantique, aux États-Unis, les éditions poche ont vu le jour depuis les années 40. Avec cette frénésie liée à l'accès à la consommation et aux loisirs, les éditeurs considèrent les romans d'aventure comme un quelconque objet à vendre. On applique donc les recettes qui marchent : couleurs criardes, portraits en gros plan, femmes pulpeuses et hommes virils, comme sur les affiches de cinéma et les réclames publicitaires.
Les couvertures sont alors toutes plus ou moins semblables, comme le note Massin lorsqu'il crée Folio 20 ans plus tard. "Aux États-Unis, (...) chaque éditeur avait son livre de poche, c’était à qui crierait le plus fort et, à l’intérieur même de chaque série, les auteurs s’apostrophaient l’un l’autre ; les titres faisaient de la surenchère et les images étaient si hautes en couleurs et si chargées de sens qu’on finissait par ne plus rien voir du tout."
Serpents, femmes à moitié nues, meurtres et violence peuplent les couvertures des paperbacks américains des fifties. C'est racoleur, trop. Les bonnes gens craignent que les moeurs en soient perturbées et que cela trouble la vertu du peuple.
D'autant plus que la nouvelle position de la femme dans la société alimente un fantasme qui transparaît sur les couvertures.
Sur cette série de couvertures de poches américains des années 1950, sauras-tu dire si la femme est :
A/ fatale,
B/ soumise
C/ vulnérable ?
Allez, on t'aide un peu.
Tu en veux plus ? Va voir par ici.
Heureusement la femme n'est parfois ni fatale, ni soumise, ni vulnérable, comme dans cet exemple :
Ha non, au temps pour moi, sur ce seul contre-exemple trouvé la femme est "tomboy" = garçon manqué, donc à ranger dans la catégorie des hommes. Zut ça ne compte pas.
En 1942 aux État-Unis Dell Publishing lance sa collection papier petit format pour faire de la concurrence aux Pocket Books créés 3 ans plus tôt. Pour sortir du lot, Dell invente un système de carte en 4e de couverture qui reprend les lieux et personnages du livre. Ces cartes deviennent vite populaires et se font appeler "mapback" (carte de dos).
Le logo caractéristique de Dell - un oeil dans une serrure - et les couleurs vibrantes à l'aérographe permettent à la collection de se démarquer des autres poche.
Pour aller plus loin, les illustrations surréalistes et imaginatives n'ont rien à voir avec le style ultra-réaliste de l'époque, et annoncent déjà la naissance de l'abstraction. C'est le cas de ces romans d'Agatha Christie, parus entre 1946 et 48.
C'est seulement vers 1960 avec l'avènement de la photographie qui illustre désormais magazines et publicités, que les illustrateurs s'aventurent sur le terrain de l'abstraction. Couvertures photographiques et abstraites se côtoient dans les étagères des librairies. Couleurs, mise en page et typo font partie intégrante de la communication de l'image.
En France, les livres n'ont pas vraiment le même look, mais nous y consacrerons une parenthèse spéciale en fin d'article.
Les illustrateurs doivent dès lors se démarquer pour continuer à exister, et l'ultra-réalisme laisse place à l'imaginaire.
Sous les jaquettes, les livres sont sobres, mais l'on voit déjà nettement la trace du graphiste, comme sur la première édition de On the Road de Kerouac en 1957 (jaquette en bas à gauche en noir, et livre en-dessous).
Les années 60 amènent leur lot de bouleversements avec notamment l'envie de se libérer du conformisme qui s'est installé depuis l'après seconde Guerre. C'est là un terrain propice à l'avènement de la science-fiction et des aventures fantastiques, des nouveaux genres littéraires voués à l'abstraction, que l'on retrouve bien sûr en première de couverture (à voir en grand).
Dix ans plus tard, les couvertures de livres sont le support d'expériences graphiques avec typos, couleurs et abstraction, loin des tendances du marché de masse qui reste embourbé (aux États-Unis) dans les couvertures à la paperback. Les années 70 amènent leur lot de psychédélisme, de couleurs flashy, d'art, et une forme de liberté de pensée qui se retranscrit dans un graphisme libéré des contraintes du siècle passé.
En parlant d'art : petit zoom sur l'influence des artistes abstraits sur les couvertures des années 60-70 avec la superbe collection Fontana Modern Masters. Inspirées de l'alphabet plastique de Vasarely et de l'art optique, le directeur artistique des éditions Fontana -John Constable- a l'idée géniale de demander à un artiste de concevoir des couvertures suivant un motif répétitif.
Assemblés, ils forment à eux 10 une oeuvre d'art optique géante : la couverture de livre s'élève alors au rang d'art, à accrocher au mur !
Forcément, on s'est amusés à jouer avec :
Nous vous invitons également à découvrir la collection " ailleurs et demain " de Gérard Klein aux éditions Robert Laffont, dont nous parlons dans notre article sur l'héliophore.
En parallèle en France, l'histoire des couvertures de livres n'a pas pris le même tournant graphique... rendez-vous dans le prochain chapitre pour en savoir plus !
Textes : Tiphaine Guillermou
Sources / pour aller plus loin :
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