Nous poursuivons la série des Grands noms du Design Graphique, en nous consacrant cette fois-ci à une légende française de l'art des années Pompidou.
Victor Vasarely (1906-1997), de son vrai nom Gyozo Vasarhelyi, naît à Pecs en Hongrie en 1906. Tout petit, à 3 ans, il dessinait des rangées de fleurs, coquillages ou insectes, et numérotait les pages à l'aide d'un alphabet géométrique. Plus tard, il allait devenir le père de l'Op Art (l'art optique). Mais avant ses glorieuses années, il exercera le métier "lucratif" (à l'époque!) de graphiste publicitaire spécialisé en pharmacie. Un parcours peu connu de ce grand nom du design, que nous souhaitons ici mettre en lumière.
Au début des années 30, Vasarely étudie à l'école Bauhaus de Hongrie, Muhely, où il se familiarise avec l'abstraction et la géométrie. Cette école de Beaux-Arts ne met pas seulement l'Art pur en avant, mais promeut l'art appliqué. L'Art se doit d'avoir un but et être porteur de message, en plus d'être adapté à une société en pleine modernisation et industrialisation.
"Si je compare la publicité à une langue, le trait, les formes et les couleurs en constitueraient l’alphabet."*
Il y apprend l'importance de la composition et de l'abstraction appliquées au domaine de la communication. Sur les conseils de son maître, Sandor Bortnyik, il apprend à gagner sa vie grâce à un métier bien fait, la publicité, pour pouvoir se consacrer à d'autres travaux personnels.
À 24 ans, Vasarely s'installe à Paris et commence une carrière de publicitaire chez Havas et Draeger, en réalisant notamment des affiches pour le domaine pharmaceutique. Il dira à ce propos, en 1947 : "Le dessinateur publicitaire doit mettre en sourdine sa personnalité et, au besoin la sacrifier ; le goût, le genre, la compréhension et le style de l’œuvre publicitaire varient selon la couche de population à laquelle elle s’adresse. Le problème est essentiellement différent pour une affiche de football destinée à attirer la foule et un encart pharmaceutique adressé aux médecins."*
Avec un revenu confortable, il fonde une équipe d'aides-dessinateurs. Il peut ainsi poursuivre ses recherches personnelles sur les Études graphiques.
Les impressions de l'époque sont réalisées grâce à la maîtrise des imprimeries et des typographes, notamment ceux de chez Draeger, où travaille Vasarely. Les papiers exigeants comme le buvard, les supports dorés, ou encore transparents sont utilisés et permettent des rendus embossés ou aux textures nouvelles, qui riment avec modernité.
*Vasarely, Optique, graphisme et publicité (Art Présent, n° 4-5). 1947
Pendant la seconde Guerre Mondiale, il frôle le surréalisme. Il côtoie Breton, Prévert, et s'intéresse entre autres à Kandinsky, Mondrian, Malevitch et Klee.
Plus tard, par vagues, Vasarely plonge dans ses périodes créatrices et artistiques qui lui permettent d'acquérir rapidement une grande renommée mondiale.
Sa routine métro-boulot-dodo passant par la station Denfert Rochereau fait naître en lui une obsession pour les fissures, les carreaux, et le noir & blanc. En faisant abstraction du sens et de l'utilité des choses, Vasarely remarque que les formes et la géométrie demeurent.
Il décortique alors les paysages en lignes abstraites, et crée entre autres une série d'oeuvres qu'il intitule Naissance (ici : 1969, 1973, 1951).
Dès 1944, il s'est dédié exclusivement à la peinture et a abandonné son travail de publicitaire. Depuis, il explore ses recherches graphiques picturales.
Des vacances à Belle-Isle en 1947 lui valent une révélation et c'est le début de sa période du même nom. La nature apparaît à ses yeux telle une composition gigantesque de multiples formes abstraites. Avec rigueur, il travaille sur des formes abstraites et ovales, illustrant des galets sur la plage, des rouleaux des vagues, des morceaux de verre polis. Plutôt que de peindre les choses de manière réaliste, il se concentre sur une autre réalité faite de formes et de géométrie.
Ci-dessous Kerloo - 1947 - qui illustre sa période Belle-Isle, et ses formes ellipsoïdales.
Lorsqu'il découvre Gordes en 1948, un village de Provence, il a une nouvelle révélation sur la perspective de cette ville tout en hauteur. "Villes et villages méridionaux dévorés par un soleil implacable m’ont révélé une perspective contradictoire. Jamais l’œil n’y réussit à identifier l’appartenance d’une ombre ou d’un pan de mur : pleins et vides se confondent, formes et fonds alternent. Tel triangle s’unit tantôt au losange de gauche, tantôt au trapèze de droite, tel carré saute plus haut ou vacille vers le bas, selon que je l’accouple à une tache vert sombre ou à un morceau de ciel pâle. Ainsi des choses identifiables se sont muées en abstractions et, dépassant le seuil de la Gestalt, ont commencé leur vie propre." (1948)
> Pour info, la Geslat -du verbe gestalten, "mettre en forme, donner une structure signifiante"- est une philosophie/psychothérapie holistique du courant humaniste où le tout est supérieur à l'ensemble des parties, dans le sens où chaque chose est comprise par rapport à son contexte global, pour comprendre l'ensemble dans son unité.
Ici, au contraire, Vasarely dissèque chaque chose en dehors de son contexte, pour en extraire une forme pure et abstraite, sans sens propre.
"Négligeant l’histoire et la beauté des vieilles pierres, c’est cette plasticité en plan vertical qui m’a saisi et a engendré une suite d’œuvres déterminantes" (1964).
À gauche, Gordes NIVES litographie de 1971, à droite une photo décomposée de Gordes, pour illustrer cette verticalité.
Dans la fin des années 50 avec ses Hommages à Malevitch (deux premières photos ci-dessous), Vasarely crée des lignes et des formes qui deviendront le symbole même de son oeuvre : la nature y est désormais totalement absente mais la symétrie, les lignes, le mouvement, sont désormais un prélude de l'Art Optique et de ses illusions cinétiques.
La série d'œuvres ci-dessus semble déjà porter les prémices du logo Renault créé en 1972 soit presque 20 ans plus tard.
Pour la petite histoire, le logo ne serait pas uniquement le fruit du travail de Victor Vasarely mais celui d'une collaboration entre l'artiste et son fils Yvaral. Selon les sources, le nom de Vasarely demeure pour l'attribution du logo, mais il est moins évident de discerner qui du fils ou du père en a signé le trait.
C’est également au bord des autoroutes que se concrétise la collaboration entre Vasarely (le père !) et Renault. Selon l’artiste, « l'autoroute réalise le mariage heureux des paysages naturels et artificiels ». Dans cette perspective, Vasarely construit avec la technologie de l’entreprise de gigantesques signaux destinés aux abords des autoroutes. Le laboratoire des peintures de Renault, interrogé, préconise l'emploi de tôle émaillée pour résister aux intempéries. Un transfert de connaissance effectif qui illustre bien la nature des rapports entre les artistes et Renault.
Pour continuer sur le Vasarely graphiste et moins connu, Victor propose des pistes pour le logo du musée du cinéma, en 1970. On dirait du Paul Cox :-)
On sait que Vasarely a produit de nombreux logos, pourtant l'histoire n'en a pas retenu beaucoup. Ci-dessous, voici l'un des rares que nous avons pu trouver.
Dans les cités moroses et grises, où les buildings cachent le soleil, Vasarely imagine une "cité polychrome du bonheur" où l'art serait partout dans la ville. Dès 1955, il participe activement à l'élaboration de panneaux pour l'université de Caracas.
Le but de l'art devient dès lors pour lui de "combattre les nuisances visuelles, d’embellir l’environnement artificiel", et d'être accessible à tous.
«Notre dialectique — dans le domaine de l’art — ne peut se baser sur l’étude de l’histoire, ni sur l’exaltation des chefs-d’œuvre du passé. Sommes-nous donc dans une situation désespérée ? Point. Si nous risquons à chaque instant notre titre d’ARTISTE et les avantages que ceci comporte, la tâche me paraît simple : COMMENCER au lieu de CONTINUER. La Forme-Couleur ou l’Unité Plastique nous offre la possibilité d’avancer, toujours plus loin, sans devoir nous retourner. » (Vasarely, 1962)
Véritable moteur de l'art donc, il participe à l'exposition "Responsive Eyes" au MOMA à New York en 1965 et on lui attribue l'invention de l'art optique -Op Art- et de l'art cinétique, en mouvement ; c'est la consécration.
Sûrement à l'origine du vent psychédélique des années 60, l'art de Vasarely fait fureur et se retrouve non seulement sur les murs de la ville, mais aussi partout dans la mode, le design et la publicité.
Cet art vulgaire au sens étymologique du terme -de vulgos = compris par la foule, le commun des hommes- est un art pour tous, que tout le monde peut comprendre et faire vivre. Si l'art est accessible à tous, c'est que l'illusion se crée dans le cerveau de chacun, et que l'artiste s'efface pour laisser place à l'oeuvre qui vit et vibre dans l'oeil du spectateur.
Mais c'est aussi parce que Vasarely invente en parallèle des "prototypes départ" destinés à être méticuleusement reproduits par des assistants exécutants. Il amasse des dizaines de milliers de sortes de formes qu'il range et trie dans son atelier, à la manière de caractères d'imprimeries. En standardisant son art, il crée un alphabet plastique potentiellement accessible à tous, c'est "l'unité plastique".
Appliquant les mêmes principes que lorsqu'il était publicitaire, la composition conserve un caractère primordial dans l'art de Vasarely. Illusions d'optique, géométries, répétitions... en 1959 Vasarely, désormais français, dépose le brevet de "l'unité plastique", une espèce d'alphabet formé à partir d'une forme (triangle, rond, losange...) inscrite dans un fond (carré). Tel un alphabet graphique, ces formes sont assemblées au millimètre près suivant des plans rigoureux pour former non pas des mots mais des ensembles graphiques, à partir de « six couleurs de base, un jaune de chrome, un vert émeraude, un outremer, un violet de cobalt, un rouge ainsi qu’un noir et blanc » (soyons précis dans les couleurs, voulez-vous).
Dès le milieu des années 1960, Vasarely se passionne pour l'informatique, alors en plein essor. L'ordinateur, comme ses assistants, permet de créer des combinaisons identiques à ses oeuvres, mais en un rien de temps. D'une manière plus large, sa passion pour les écrans lui permet de dire "je peux très bien imaginer qu'on génère des expositions complètes en les projetant simplement sur les murs."
L'oeuvre est donc avant tout une expérience visuelle, reproductible plutôt qu'unique, authentique et signée ; il faut croire que cet article visant à partager son travail lui aurait plu.
On sait combien une partie de son travail peut sembler désuet de nos jours. Certains diront que ses œuvres épileptiques des années 70 sont réincarnées dans certains effets photoshop. Pourtant, malgré cela, certain graphistes redécouvrent l'art optique des années 60 avec délice.
On peut par exemple citer ce travail du studio finlandais Werlig. Pour le coup, notre exemple est facile, puisqu'il s'agit d'un travail pour une expo Vasarely !
Ci-dessous une série d'affiches d'Experimental Jetset et une couverture de Creative Review par Alex Trochut...
Deux exemples de projets contemporains qui sont totalement Vasarelien !
Au passage, on vous signale qu'il vous reste 10 jours pour visiter l'exposition Vasarely au Musée Vouland à Avignon (jusqu'au 6 novembre 2016). À proximité, vous trouverez aussi la Fondation Vasarely à Aix-En-Provence. À visiter impérativement !
Sources :
http://media.wix.com/ugd/80529a_589e161e799b4c98b5cf2858ecc7e235.pdf
http://www.pierrevasarely.com/pressepdf/vas178.pdf
Merci au service communication du musée Vouland à Avignon pour ses précieuses sources.
Merci, grâce à vous, je viens de découvrir Vasarely.
Merci! Chouette article.