D’où vient le modernisme ? 2 – Les deux visages du modernisme et les idéologies sociales autour des ornementations

30 août 2022  |   3 Commentaires   |    |  

Nous nous penchons, dans ce second article dédié au modernisme, sur l'usage ou l'absence d'ornementations et sur ce que ce choix symbolise pour l'homme "moderne" qui souhaite changer la société et l'ordre des choses. Si vous n'avez pas encore lu le premier article qui parlait de la naissance du modernisme, il est à retrouver par ici. Bonne lecture !

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En dézoomant sur les origines du mouvement moderniste, cette série d'articles permet de poser un contexte global autour de l'art, la typographie, les révolutions sociales.... pour créer un panorama et poser un contexte global :

1- Nous avons déjà abordé dans le premier article les origines du modernisme, dans lequel l'Homme fait face à la Modernité et cherche sa place, entre la fin du XIXe et le début du XXe.

2- Nous découvrons ici les deux visages du modernisme et ses idéologies sociales. D'un côté avec l'Arts & Craft ou les artistes de la Sécession qui revalorisent le travail de l'artisan autour de l'ornementation, et de l'autre l'homme ethnocentré qui cherche à épurer pour mieux régner ; à la fois en asseyant sa position dominante, en se passant d'ornementation, et en rompant avec le passé grâce aux machines.

3- Puis nous nous intéresserons à la recherche de l'universalité et de la neutralité à travers les expérimentations artistiques et graphiques autour de 1910 puis la révolution moderniste des années 1920 comme les mouvements de Stijl, le Bauhaus, ou la Typographie Nouvelle, fondateurs du mouvement graphique moderniste tel qu'on l'entend aujourd'hui.

Bonne lecture !

Un modernisme tourné vers le passé et les ornementations

Dans cette époque de fin de siècle, dominée par les machines, l'artiste et l'artisan sont séparés par les classes sociales ; le premier est glorifié par son outil, le second est un outil pour la machine. Cet élan de modernité insufflé par le nouveau siècle rassemble sous l'étiquette "moderniste" deux courants artistiques et sociaux successifs qui font le choix engagé -loin d'être anodin- d'utiliser ou non les ornementations dans le but de libérer l'artisan. Bien différents voire même opposés en apparence, ces mouvements ont pourtant comme point commun de vouloir tous deux construire le monde moderne et l'homme nouveau de demain. Ces courants célèbrent chacun à leur manière le pouvoir de la Raison de cet homme que rien ne semble arrêter, et qui dépasse sa condition "naturelle" grâce à son cerveau et à la machine...

Un art Nouveau qui glorifie l'artisan par l'ornementation, en opposition à la déshumanisation mécanique

Le premier courant prône un art "nouveau" qui s'affranchit du classicisme et des règles du passé et valorise l'ornementation. L'Art Nouveau (aussi appelé Modern Style), est l’héritier de l'Arts & Crafts de l'anglais William Morris, qui prend racine en Angleterre et se développe à la fin du XIXe en Europe. La seconde révolution industrielle a permis l'accès aux masses à des produits standardisés autrefois artisanaux et réservés aux riches, mais en comparant la qualité des biens produits par l'homme et ceux par la machine, William Morris s'insurge. L'industrialisation et la production en série et à bas prix -jugées laides et inesthétiques- viennent standardiser les meubles ou autres éléments du tout naissant design d'intérieur. Morris veut revaloriser le travail de l'artisan : ré-unir travail, utilité et art, pour injecter du beau dans le quotidien et libérer l'homme.

Par opposition à l'ère de la Machine, masculine, géométrique, sobre, dans laquelle l'homme est le mécanisme d'un rouage, on célèbre alors l'abondance, la sinuosité, les sentiments, la singularité, la figure féminine et la liberté de l'artisan (désormais aussi artiste), à travers un art total et neuf donnant lieu à des ornementations inspirées de la Nature.

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Papier peint Chrysanthèmes, William Morris

La fonderie de William Morris, en réaction à la mécanisation et aux caractères typographiques linéales (dont on parlait dans notre premier article sur le modernisme), prône le retour du style figuratif sinueux et contemplatif accompagné d'ornementations très médiévales ou préraphaélites, et crée ses typographies aux allures Moyenâgeuses (comme quoi la modernité peut aussi être synonyme de retour vers le passé !).

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Golden Legend, William Caxton par William Morris, 1892

L'Art Nouveau souhaite ainsi favoriser l'épanouissement de l'homme moderne (et des femmes aussi, Morris leur accordait une place toute particulière). Le modernisme s'inscrit ici en réaction face à la mécanisation : il s'agit alors de sauver et de glorifier l'artisanat humain, ses techniques ancestrales et le savoir-faire manuel et collaboratif inspirés des guildes du Moyen-Âge. On célèbre la singularité de l'artiste-artisan, à travers des arabesques et des formes inspirées de la Nature, des sentiments.

La Sécession et les illustrateurs viennois, une ornementation géométrique

Ce style "nouille" deviendra Art Nouveau et sera exporté d'Angleterre et utilisé en Europe, et notamment à Vienne ou à Barcelone, capitales influentes soumises à de grands travaux d'urbanisme, ou à Paris, jusqu'au début du XXe siècle : on est encore bien loin du modernisme géométrique et composé de lignes droites ! Outre la célébration de l'artiste et de la Nature, la modernité se traduit dans la typographie et la mise en page. La peau, les cheveux ou les vêtements deviennent des éléments décoratifs remplis de motifs abstraits qui rythment l'image. Alfons Mucha, ci-dessous, peint des décors de théâtre à Vienne avant de s'installer à Paris et de croiser ses influences avec les affichistes locaux.

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Job, papier à cigarettes, Alfons Mucha, 1896

Les artistes-affichistes viennois s'inspirent du travail de Morris et se regroupent dans une association d'artistes, appelée Sécession, sous l'impulsion de Gustav Klimt son fondateur. Ils jouent avec les espaces vides, les asymétries, et la couleur (comme Schiele ou Klimt) et le texte s'inscrit dans une grille invisible, comme une succession de petits carrés qui viennent construire l'espace d'une manière géométrique, comme le font Josef Hoffmann ou Klimt (ci-dessous vers 1905).

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Ce système de composition géométrique inspirera plus tard le mouvement de Stijl, mouvement phare du modernisme. Le plus souvent, ces artistes peignent aussi des décors de théâtre, des édifices ou des maisons cossues ; ils ont l'habitude des formats monumentaux et de la verticalité, et leur graphisme s'en ressent. La Sécession permet d'intégrer l'art dans la vie quotidienne à la manière de l'Arts & Crafts -les artistes travaillent sur papier, dans l'architecture ou sur des objets du quotidien- et annonce les débuts des premières images de marque. Ci-dessous, des compositions de Koloman Moser, Alfred Roller, Gustav Klimt. Certaines font penser à des enluminures du Moyen-Âge, d'autres annoncent déjà l'Art Déco, le Bauhaus évidemment... voire même les motifs des années 50-60, et le style typographique de Herb Lubalin !

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Les artistes à la suite de Morris, comme ceux de la Sécession, poussent les expérimentations graphiques au point de ne plus être lisibles, mais font des lettres un élément clef de l'ornementation.

On peut aussi noter le cas particulier des Beggarstaffs, deux artistes britanniques qui collaboraient vers 1895. Ces deux affichistes ont totalement ignoré les tendances ornementales de l'époque et ont communiqué en utilisant une technique nouvelle : le découpage et le collage, avec peu de couleurs, en effet pochoir.

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Leur style est inspiré de l'illustrateur Aubrey Beardsley qui utilisait à la même époque de grands aplats de couleurs pour suggérer l'image comme ci-dessous dans les Yellow Books (dont on parle dans notre article #2 sur l'histoire des couvertures de livres :

yellow-book-illustrationsLes affiches des Beggarstaffs, qui reprennent le principe de la silhouette sur fond uni, sont d'une simplicité et d'une force étonnante pour la fin du siècle. Néanmoins, le duo se sépare vite car le style tranche trop avec les ornements de l'époque qui étaient très prisés.

La mise à plat des hiérarchies et la libération par le travail et le beau, puis un trop plein d'ornementations

En promouvant l'artisanat et l'ornementation comme source de plaisir pour l'artisan et résultat esthétique utile aux civilisations, William Morris parvient à extraire et libérer l'homme moderne des rouages des machines. Son modèle porte en lui un idéal sociétal et une dimension démocratique par la mise à plat des hiérarchies et l'épanouissement de l'humain. Pour l'homme moderne du début du XXe, l'ornementation n'est plus le reflet d'une richesse ostentatoire (or-nementation) acquise par les puissants de ce monde et traduisant une hiérarchie sociale, mais celui d'un épanouissement et d'une libération pour tous. Les Viennois de la Sécession voyaient eux aussi l'Art comme vecteur d'utopie. Ce sera aussi le cas du Futurisme, des mouvements avant-gardistes russes et du Bauhaus à leur suite, héritier de ces mouvements.

Mais à vouloir revaloriser le travail artisanal à grande échelle et rendre le beau accessible à tous, William Morris se voit malheureusement contraint de vendre les créations de sa guilde à des prix bien trop élevés... Il alimente malgré lui la production d'articles de luxe, symboles d'une hiérarchie sociale qu'il souhaitait abolir, dénaturant son travail et soulignant les limites de son idéologie. Le style nouille envahit malgré tout à la suite de Morris les rues et les intérieurs, avant de lasser par un trop plein d'ornementations.

Ce qu'il est intéressant de noter ici est que l'idéal social de Morris sera poursuivi par Adolf Loos puis l'école du Bauhaus et Le Corbusier, mais avec une variation dans la méthode et la philosophie. Tous font partie du courant moderniste, mais sont pourtant bien différents.

Épurer pour mieux régner : l'homme moderne se passe des ornementations

Plus le temps passe, plus les machines prennent de la place, et plus la modernité rime avec universalité et standardisation. Max Weber le souligne, "être moderne c'est d'abord être tourné vers l'avenir". La première décennie du XXe siècle se détache ainsi progressivement du passé, pour faire table rase et partir sur de nouvelles bases. Vers 1910 on voit naître les premières œuvres d'art abstrait, épurant et dé-figurant la réalité ou célébrant les formes géométriques, entraînant artistes et graphistes à se détacher radicalement des règles de représentation picturale classiques et à en créer de nouvelles. On en parlera dans le 3e article de cette série. Les ornementations, qui ont envahi l'espace privé et public, sont décriées puis progressivement éliminées du quotidien et du graphisme.

Le jeu des lettres épaisses et des visuels de la Sécession sera repris dans la composition des affiches publicitaires, comme celles de Ludwig Holwein ci-dessous, en 1910 et 1912. Ce dessinateur allemand se libère des motifs ornementaux, mais reprend le principe de composition des affichistes français ou des Beggarstaffs (un fond uni et une silhouette "découpée" qui s'en détache, sans perspective) et la géométrie des Viennois :

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De gauche à droite : Thé Marco Polo, 1910, Hohlwein - Exposition canine de Franckfort, 1912

Il faut savoir que depuis la fin du XIX, l'art a été épuisé sous toutes ses formes, le développement stagne, les grands empires s'effondrent. On cherche des moyens de renouveler la société, de la relancer. Au début du XXe siècle et depuis le XVe siècle environ, c'est la Raison qui fascine et ouvre le chemin aux découvertes et progrès en Occident. En parallèle, on s'intéresse aussi à la spiritualité ou aux esprits (à tout ce qui n'est pas relié à la Religion, mais touche à l'au-delà). Philosophes, scientifiques ou artistes s'interrogent en effet sur la place de l'Homme dans un monde où Dieu est progressivement remplacé par la Science ou par l'inconnu. Désormais doté de machines formidables, il se propulse à grande vitesse. Les recherches mathématiques et les études rigoureuses et mesurables de la Renaissance sont toujours une source d'inspiration. C'est dans ce contexte de quête, et dans un monde où l'ornement est encore roi, qu'Adolf Loos écrit Ornement et crime en 1909. Ce texte fera basculer les graphistes ou architectes dans le modernisme épuré, celui qui se passe d'ornementations.

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Abattre les ornements : un combat économique et social

Adolf Loos, architecte autrichien, entraîne une véritable révolution et pose les fondements du modernisme du XXe siècle, en invitant les hommes modernes à se détacher de toute ornementation. Pour lui, comme pour Morris, le développement des sociétés passe par la mise à plat des hiérarchies de classes pour libérer l'artisan du scandale improductif qu'est le luxe.

L'architecte, comme Morris, est mu par une volonté de changer l'ordre social et économique. Pour lui le luxe est un scandale improductif, et l'ornementation une perte de temps, de matières premières et d'argent : c'est la ruine de l'homme moderne. Loos explique que chaque heure passée à faire des fioritures sur un objet "gâche des matériaux, de l’argent et des vies humaines" car les artisans ne sont plus payés proportionnellement à leur effort, et que ces produits ne sont pas conçus pour durer : autant donc être mieux payés à faire un objet simple, pour en profiter plus longtemps ! En abattant l'ornement, trace d'une mode éphémère, Loos souhaite abattre les hiérarchies et propulser l'homme dans la modernité ; il veut surtout faire évoluer économiquement la société en la libérant d'un travail inutile et non durable. Il souligne ainsi l'importance de cette facette économique: "ce qui m’enrage, ce n’est pas le dommage esthétique, c’est le dommage économique qui résulte de ce culte dérisoire du passé".

Loos note que "l’homme du XXe siècle satisfait ses besoins avec un moindre capital, et peut faire des économies", et dénonce le faste des siècles passés dans lesquels le moindre aliment ou vêtement demandait des heures de travail acharné et de fioritures, désormais inutiles, car l'époque moderne a rompu les liens avec le passé et ses symboles culturels. Cette libération est cruciale pour Loos, car elle "a pour conséquence le raccourcissement de la journée de travail, et l’augmentation des salaires." Contrairement à Morris qui voyait dans le travail et la création du beau la libération et le bonheur de l'artisan, Loos croit plutôt que le bonheur réside dans le fait de mettre un terme à la "dilapidation" provoquée inutilement par les ornements afin de "gagner davantage en travaillant moins" (tiens donc !).

L'essayiste s'insurge également contre le ratio travail investi/durabilité des objets produits, qui est inversement proportionnel. Il a le mérite de souligner l'absurdité de l'époque qui (comme la nôtre aujourd'hui) produit "des modes dont on se dégoute si vite, une rapide succession de “styles” éphémères qui sont avantageux pour l’industrie et procurent du travail à des millions d’ouvriers. Ceci n’est pas un argument ordinaire : c’est le grand secret de la politique économique." Mais à quel prix ? Selon lui, cette politique ruine producteurs et consommateurs. C'est un peu le même débat que l'on a aujourd'hui lorsqu'il faut faire un choix entre un objet écologique, durable, bien conçu et donc à prix élevé, et un autre issu de la fast-fashion -sauf que là où le XIXe rendait hommage à l'artisan et à un savoir-faire, la fast-fashion propose des biens à prix ridiculement bas et exploite ouvertement les ouvriers anonymes, et la planète avec. Mais c'est un autre débat. De plus, tout le monde n'a pas les moyens -ni en 1908 ni aujourd'hui- de s'offrir des objets à un prix proportionnel à leur qualité, mais c'est oublier le fait qu'Adolf Loos ne développe pas son idéologie pour tous... !

Un contexte anthropocentrique de supériorité de l'homme occidental

En effet, s'il souhaite abattre le modèle de classes sociales, sa pensée est cependant fondée sur d'autres types de dominations, à travers une hiérarchie de cultures, de races et de genres. Si Loos souhaite si ardemment se libérer du passé, c'est aussi parce que selon lui, "l’ornement est (...) un signe de dégénérescence du passé" dont il faut absolument se détacher pour progresser. Il note ainsi que l’ornement est "barbare" et invite à abandonner ces méthodes pour embrasser "la modernité" dans cette phrase clef : "à mesure que la culture se développe, l’ornement disparaît des objets usuels". Cette pensée va profondément marquer les modernistes.

Une hiérarchie de cultures, les aristocrates au sommet

Méprisant et "supportant" la bassesse culturelle "de l’ouvrier persan qui noue son tapis, de la paysanne slovaque qui s’use les yeux sur une dentelle compliquée, de la vieille dame qui tricote de risibles poèmes avec des perles de verre et de la soie multicolore", il crée en premier lieu une hiérarchie de cultures et positionne les "aristocrates" (designers, architectes, penseurs...) au-dessus du lot, comme des personnes supérieures et cultivées (comprendre : qui s'élèvent grâce à leur cerveau plus développé que les autres), tournées vers l'avenir. Sa pensée, fondamentale pour comprendre notre héritage moderniste, se résume ainsi : "Ils n’ont, les uns et les autres, que l’ornement pour embellir et exalter leur vie. Nous, les aristocrates, nous avons notre art moderne, l’art qui a remplacé l’ornement." Ici, l'art moderne n'est pas à prendre au sens propre de l'art de Braque et de Picasso, mais comme un art qui s'inscrit dans son temps et rompt avec le passé. Ceux qui restent bloqués dans l'ornementation sont hiérarchiquement des "trainards".

Le modernisme fondé sur une hiérarchie de races et de genres qui exclut femmes et peuples non occidentaux

La citation s'inscrit dans un contexte anthropocentrique -depuis la théorie de l'évolution de Darwin ou les découvertes de Freud- qu'il est important de souligner, où l'homme occidental se situe non seulement au centre du monde, mais se considère également supérieur au reste -aux femmes, aux enfants, à tous les autres hommes et à la Nature- qu'il domine et dompte grâce à sa prétendue supériorité cérébrale et son usage des machines. Il faut noter que nous sommes alors, en ce début du XXe siècle, en pleine époque colonialiste où l'anthropologie bat son plein. Évidemment, ces théories et affirmation sont loin d'être objectives, mais s'entendent pour mettre de côté tout ce qui n'est ni créé par des Blancs, ni par des hommes ; elles permettent l'élaboration de recherches pseudo-scientifiques pour appuyer des thèses suprématistes et légitimer le racisme et la supériorité de certains êtres sur d'autres, qui deviennent des croyances très influentes sur les civilisations.

Loos s'appuie ainsi "légitimement" sur une hiérarchie de races et de genres qui justifie un état de développement cérébral, avec l'homme blanc aristocrate en haut de la pyramide, pour justifier la nécessité d'abandonner les ornements. Si l'homme moderne de l'époque est résolument tourné vers la Raison ; dans le monde qu'il crée, tous n'ont ainsi pas les mêmes capacités. Les enfants de deux ans, "sauvages", sont comparables aux Papous dans leur développement cérébral, mais l'homme moderne et accompli peut dépasser ses pulsions primitives et son envie de tout orner (à moins qu'il ne souffre d'un "symptôme pathologique"). Si l'homme moderne cherche à dépasser sa condition "naturelle" à tout prix, c'est parce ce que ce qui est "naturel" est alors perçu comme "abominable" (qui inspire le dégoût) comme l'a écrit Baudelaire quelques années plus tôt en parlant des femmes. Il faut entendre ici "naturel" par "primitif", a-raisonné et a-culturé, établissant ainsi la base de cette hiérarchie.

La modernité de Loos et des modernistes à sa suite exclut les peuples non industrialisés, ceux qui sont proches de la nature, et les "impulsifs arraisonnés" (peuples premiers, femmes et enfants, ou "dégénérés et criminels").

Pour Loos, qui dit Raison dit Culture, grâce à laquelle on dompte la Nature et nos pulsions animales : l'homme Blanc moderne dépasse sa condition, non pas grâce à Dieu, mais grâce à son génie. C'est la hiérarchisation de l'usage de l'ornement : "ce qui fait justement la grandeur de notre temps, c’est qu’il n’est plus capable d’inventer une ornementation nouvelle. Nous avons vaincu l’ornement : nous avons appris à nous en passer. Voici venir un siècle neuf où va se réaliser la plus belle des promesses" ! Le nouveau siècle se tourne ainsi vers l'absence d'ornementations, comme retranscription visuelle de cette philosophie suprématiste et idéologique. D'autres essayeront à sa suite de faire de l'absence d'ornementations un outil servant un idéal social, comme Le Corbusier, ou Walter Gropius avec le Bauhaus.

Le père du modernisme d'aujourd'hui

Si Ornement et crime choque autant aujourd'hui, Le Corbusier le publiera néanmoins en français dans une revue en 1920, en introduisant Loos comme étant "l’un des premiers à avoir pressenti la grandeur de l’industrie et ses apports dans l’esthétique", ce qui nous permet de mieux comprendre le contexte et la mentalité moderniste du XXe. Adolf Loos, précurseur du modernisme, invite les travailleurs à se tourner vers la création moderne : durable, belle dans son absence d'ornements, et utile à la fois. "L’invention d’un ornement nouveau ne saurait procurer à l’homme cultivé aucune joie. Si je veux manger un pain d’épice, je choisis un rectangle bien propre, et non un morceau qui représente un cœur, un enfant nouveau-né ou un cavalier." L'absence de superflu dans la conception guidera d'autres hommes à sa suite, bien qu'ici la motivation n'est pas esthétique, mais bien économique. La beauté d'un objet doit égaler son utilité, en faisant moins, mais mieux ; c'est cette notion qui raisonne encore aujourd'hui dans notre rapport à l'image et à l'objet.

Il serait de fait bon de questionner ainsi nos pratiques de design d'aujourd'hui en gardant cet héritage en tête que l'on n'a pas forcément songé à remettre en cause. Le contexte actuel nous permet de prendre du recul et d'inclure dans notre métier d'autres visions et d'autres pratiques enrichissantes, sans partir dans un automatisme "minimaliste" de graphisme sans ornements.

La mort de l'ornement entraîne la naissance du modernisme épuré du XXe. Au fil des ans on cherche à valoriser non plus la Nature mais les Machines, à travers les matériaux nouveaux comme le verre, le métal ou le béton. L'Art Déco remplace l'Art Nouveau et apporte fonctionnalité et rigueur en un "nouveau style" fonctionnel et adapté aux besoins de la vie moderne, plus rapide à construire, qui excite la raison plutôt que les sentiments. Ce nouvel élan et ce qu'il entraîne prône le retour à la rigueur, la géométrie, en célébrant la rationalisation de la pensée, le monumental, la simplicité, les lignes droites, les nouveaux matériaux. Ce mouvement artistique et architectural n'est qu'une des faces visibles du mouvement de fond qui secoue les mentalités de la première décennie du nouveau siècle, et donnera naissance à une multitude d'autres facettes du modernisme.

La suite est à lire par ici !

 

Pour aller plus loin :
- Le graphisme au XXe siècle, Richard Hollis
- Histoire du graphisme en France
- Politiques de l'ornement
- Eye on design: Graphic Designers Have Always Loved Minimalism. But At What Cost?

 

 


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3 commentaires :

  1. Bonjour Ben, merci ! La suite est par ici : https://www.grapheine.com/histoire-du-graphisme/histoire-du-modernisme-3-recherche-neutralite-universalisme bonne lecture et n’hésitez pas à partager ces articles si vous les aimez.

  2. Ben :

    Bonjour, excellent travail, mais il semble qu’il manque la suite ?

  3. Maud :

    Super article, on en veut plus comme ca, art déco, pop art…

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