Histoire et origines du modernisme : un siècle ancien tourné vers la modernité
Nous sommes à la fin du XIXe siècle, durant l'ère Victorienne du colonialisme et de l'impérialisme britannique, en pleine Seconde Révolution industrielle. Cette époque faste, tournée vers le progrès, amène son lot de révolutions technologiques et sociales majeures qui viennent chambouler le monde à jamais : la modernité. Les transports à grande vitesse se développent, du train à la voiture en passant par les voyages à long cours en paquebot ; la fée électricité éclaire progressivement les trois "capitales de la lumière" que sont New York, Paris et Londres, en parallèle avec le déploiement des nouvelles règles hygiénistes qui assainissent les sociétés et font progresser la médecine. Les villes se transforment et la vie des gens évolue au gré des inventions et des progrès technologiques.
Affiches de voyages, 1897 - Gallica
Balayeur à cheval à Paris, 1895, Eugène Atget - Gallica
Affiches de l'époque moderne, "éclairage de luxe" 1895 et "pétrole de sureté" 1891 - Gallica
Ces avancées tournées vers la modernité et la machine provoquent une vague d'industrialisation en Europe et jusqu'en Russie, suivie d'un exode rural où les nouveaux citadins sont autant de main-d’œuvre pour piloter les machines. L'Homme a un nouveau super pouvoir : il peut décupler ses capacités et gagner du temps, en se fatiguant moins. Peu à peu, les produits industriels inondent le marché, produits à bas prix, aliénant l'ouvrier des temps modernes. Et l'homme cherche sa place.
La typographie et le graphisme se libèrent grâce aux progrès
L'augmentation des biens ainsi créés et les progrès technologiques stimulent en parallèle la demande publicitaire en occident. L'invention de la lithographie (technique d'impression tracée à main libre sur une pierre poreuse) fin XVIIIe a libéré moins d'un siècle plus tôt le geste du poids du burin utilisé jusqu'alors pour tailler les caractères mobiles dans du métal ou dans la pierre. Alors que l'on imprimait jusque-là des lettres inspirées des capitales Romaines, rigoureusement dessinées et gravées selon des grilles de construction, puis calées dans une presse et accompagnées d'ornements, on peut désormais se libérer des contraintes du passé. Illustrateurs et typographes créent à main libre des empattements et déliés innovants et dessinent sur le même support, ou taillent de grosses lettres fantaisistes dans du bois, pour les réclames, réalisées à la main. Et la révolution ne concerne pas seulement les lettres.
Les techniques d'impression et leur influence sur la forme des écritures — l’Homme et ses signes, Signes, symboles, signaux, p. 144, Adrian Frutiger
Grâce à l'usage de la lithographie et de la gravure sur bois, vers 1820, texte et illustration ne sont désormais plus imprimés séparément et gagnent au fil des ans tous les supports visuels, de la presse aux affiches en passant évidemment par les couvertures de livres, les jeux pour enfants, les cartes souvenirs ou les caricatures. Audacieux et créatifs, les artistes sont désormais pour la première fois responsables de la composition graphique dans son ensemble, en dessinant à la fois l'illustration et les lettres à la main. Cette nouvelle maîtrise marque la naissance du graphisme, et engage une communauté d'illustrateurs-graphistes de renommée internationale, comme Beardsley, Chéret ou Toulouse-Lautrec.
L'âge d'or de l'illustration
Vers 1860, la chromolithographie se perfectionne et vient révolutionner l'impression en y apportant des couleurs : elle permet de peindre à la main sur la pierre, couleur après couleur (il faut parfois plus de 15 pierres colorisées pour former une seule image, en passages successifs comme le ferait une imprimante) et sera utilisée jusqu'à bien après la Seconde Guerre mondiale. L'illustrateur Jules Chéret en France met son art au service de l'industrie. Il développe cette technique d'impression avec 3 ou 4 couleurs en passages successifs après un voyage à Londres en 1860 (voir les affiches ci-dessous, rouge et orange, puis bleu foncé) en peignant une silhouette sur fond uni et sans perspective accompagnée d'un texte minimal ; ce style deviendra la référence en Europe et aux États-Unis.
Affiches de 1892, Jules Chéret — Le Graphisme au XXe siècle, Richard Hollis, Seuil, p17
Avec l'invention de l'impression offset 40 ans plus tard, c'est l'âge d'or des illustrateurs... et l'explosion de la publicité. Résultat de cette modernité : on s'amuse bien, et on dessine beaucoup ! Vers 1880, Paris est considérée par les Américains comme la capitale de l'art et de la mode.
Affiches Jules Chéret, autour de 1876 — Gallica
Affiches autour de 1890 — Gallica
Affiche Adrien Barrière, 1900 — Gallica. "C'est le produit hygiénique parfait du XXe siècle" dit Marianne.
"Les murailles autrefois laissées à la réclame banale ou purement industrielle, les palissades froides et nues de nos édifices en construction, sont devenues de véritables musées où la masse pensante, amoureuse d’art, trouve à satisfaire quelques-unes de ses aspirations. Ce mode d'éducation était fait pour la séduire : (...) la rue, qu’elle aime, s’est faite plus colorée, plus chantante qu’elle ne l’a jamais été." Lit-on dans le recueil Les affiches illustrées (1886-1895) d'Ernest Maindron, 1896. Et c'est à chaque fois dans un contexte très chargé visuellement que naît le besoin d'aller vers plus de simplicité et de lisibilité, ou de rompre avec le passé.
Alfred Choubrac, 1885 — Gallica
Les premières linéales, une révolution qui ne fait pas l'unanimité
Il faut savoir que dès 1816, l'Angleterre, qui est en avance dans ce monde moderne, a inventé spécialement pour la publicité et la presse les premiers caractères sans empattements, qui ont l'avantage d'être plus lisibles et simples, dans ce flot graphique. Le Two Lines English Egyptian de la fonderie William Caslon en sans-serif et majuscules voit le jour ; à l'époque le mot "Egyptiennes" est une catégorie pour les caractères nouveaux et différents.
English Egyptian, 1816 - Creativemarket.com
Plus tard, c'est le "Seven Line Grotesque" de Thorowgood qui se démarque avec les premiers caractères bâtons et gras déclinés en minuscules, en 1832. Plus neutres, sans ornements ni connotations culturelles, ces caractères monolinéaires sont en rupture totale avec les caractères gothiques, romains ou elzévir utilisés jusque-là en calligraphie et dans l'impression, et sont de ce fait une révolution graphique... même si elle passe probablement assez inaperçue !
Eight Lines Grotesque et Seven Lines Grotesque, Thorowgood 1832 - Commercialclassics.com
Eight Lines Egyptian Open et Seven Lines Grotesque Open, Thorowgood 1840 - Commercialclassics.com
Ces premiers caractères sans ornementations sont créés pour des questions de lisibilité et sont généralement utilisés uniquement dans les titres. On dessine les lettres les plus grosses possibles dans le moins d'espace possible. Ces caractères sont appelés grotesques en comparaison avec les lettres Romaines, plus sophistiquées... ce nom indique leur valeur intrinsèque et le peu de valeur qu'on leur accorde. S'ils marquent le début des linéales -qui révolutionneront un siècle plus tard le paysage graphique moderniste en tant que caractères "universels"- ils sont encore bien loin de faire l'unanimité.
Blake & Stephenson, 1849, 1845 - Commercialclassics.com
Colonne place Denfert Rocherau 1898 - 1ere femme afficheuse, septembre 1908 — Gallica
Un siècle avant le Bauhaus, école moderniste par excellence, les premiers caractères à épaisseur constante et sans ornements viennent pour la première fois faire disparaître les pleins et déliés hérités de la pression de la plume manuscrite sur le papier, ou de la gravure des capitales Romaines. L'écriture, qui portait jusque là la trace de l'homme, devient ici la traduction visuelle d'un processus purement mécanique, standardisé, qui sera abouti autour de 1920 avec la création des linéales géométriques (dont on parlera dans un prochain article).
En 1876, Joseph A. David, un ingénieur américain, pousse le processus un peu plus loin en inventant la Plaque Découpée Universelle. C'est une plaque de métal pochoir aux formes géométriques circulaires et linéaires qui permet de dessiner des caractères géométriques sans empattements, conçue comme objet pédagogique pour les écoles primaires. Cet objet rassemble la pensée rationnelle et plastique (artiste / artisan ou ingénieur / typographe) fondatrice du mouvement moderniste, qui servira plus tard aux dessins des premières linéales géométriques du Bauhaus.
Plaque découpée universelle, 1876
Ces avancées technologiques et sociales changent le visage des civilisations qu'elles traversent. En réaction à l'avancée fulgurante du rôle de la machine, qui déshumanise progressivement l'humain, les artistes s'interrogent sur la voie à suivre : redessiner un nouveau monde moderne en revalorisant le génie de l'artisan, ou faire table rase du passé et embrasser résolument la modernité ? C'est ce que nous verrons dans le prochain article de cette série, les deux visages du modernisme et ses idéologies sociales, à découvrir par ici !
Laisser un commentaire