D’où vient le modernisme ? 1 – l’Homme propulsé par la Modernité

05 juillet 2022  |   0 Commentaires   |    |  

histoire du modernisme dans le design graphique 1850-1900

Le modernisme s'est à tel point immiscé dans nos paysages visuels qu'il semble aujourd'hui ne plus être un choix, mais une évidence, pour la plupart des designers. Dans l'imaginaire collectif, le mouvement moderniste est aujourd'hui synonyme d'une épuration vers le plus de neutralité et d'universalité possible. Il est ainsi intimement lié, voire confondu avec le minimalisme, et on pourrait résumer l'efficacité de son style en "moins mais mieux", la fameuse maxime de Mies van der Rohe. Mais avant d'aller plus loin, il est nécessaire de souligner les subtilités du modernisme, et de comprendre comment il est rattaché à la modernité.

Modernité ou modernisme ?

Le "modernisme" ou la modernité sont deux notions différentes, mais intimement liées, délicates à définir l'une sans l'autre. La modernité est à la fois une ère historique débutant autour de la Renaissance et une idéologie, issues de la pensée rationnelle en Occident, "inextricablement mythe et réalité" comme la définit l'Encyclopédie Universalis de 1985. Le modernisme est un courant qui rassemble des mouvements artistiques, culturels et sociaux issus du monde moderne, vers la fin du XIXe jusqu'à l'après-guerre, en réaction voire parfois en opposition face à la modernité. Anne Faure, doctorante à l'ENS de Lyon écrit que "le modernisme est varié, hétérogène, voire contradictoire", Kolocotroni ajoute en 1998 que "le modernisme n'est pas un mouvement. C'est un terme qui masque des conflits, des bouleversements et un nombre quelconque de positions contradictoires." On parle pourtant du modernisme dans le graphisme ou l'architecture comme "mouvement moderne". Quoi qu'il en soit, ce que l'on rassemble sous la notion de "moderne", modernité ou modernisme, est ainsi porté par des contextes et bouleversements bien particuliers, faisant naître une remise en cause des acquis du passé, pour construire le monde de demain. À l'aube du XXe siècle, le modernisme, artistiquement et graphiquement parlant, est tout sauf neutre, minimaliste et universel. Il sera nommé "mouvement moderniste" rétrospectivement dans les années 1950-1960, pour décrire les tendances architecturales, artistiques et graphiques issues du début du XXe et jusqu'aux années d'après-guerre.

Pour mieux comprendre le mouvement moderniste et ses origines, il faut donc évidemment s'intéresser à la modernité du siècle en commençant par faire un bond dans le passé, du temps où elle était à la fois célébrée dans une exaltation sans limites comme solution pour rompre avec le passé, et un fatalisme éprouvé comme l'écrit Rimbaud en 1873 dans son poème Vers nouveaux (Une saison en enfer) : "Il faut être absolument moderne." En dézoomant sur ses origines, cette série d'articles permet de poser un contexte global autour de l'art, la typographie, les révolutions sociales modernes... pour créer un panorama et mieux comprendre l'ensemble :

1- Dans cette première partie, nous aborderons les origines du modernisme, dans lequel l'Homme est propulsé par la Modernité, entre la fin du XIXe et le début du XXe.

2- Nous verrons ensuite les deux visages du modernisme et ses idéologies sociales. D'un côté avec l'Arts & Craft qui revalorise le travail de l'artisan autour de l'ornementation et de l'autre l'homme ethnocentré qui cherche à épurer pour mieux régner ; à la fois en asseyant sa position dominante, en se passant d'ornementation, et en rompant avec le passé grâce aux machines.

3- Puis nous nous intéresserons à la recherche de l'universalité et de la neutralité à travers les expérimentations artistiques et graphiques autour de 1910 puis la révolution moderniste des 1920s comme les mouvements de Stijl, le Bauhaus, ou la Typographie Nouvelle, fondateurs du mouvement moderniste graphique tel qu'on l'entend aujourd'hui.

Bonne lecture !

Histoire de la modernité graphisme design

Histoire et origines du modernisme : un siècle ancien tourné vers la modernité

Nous sommes à la fin du XIXe siècle, durant l'ère Victorienne du colonialisme et de l'impérialisme britannique, en pleine Seconde Révolution industrielle. Cette époque faste, tournée vers le progrès, amène son lot de révolutions technologiques et sociales majeures qui viennent chambouler le monde à jamais : la modernité. Les transports à grande vitesse se développent, du train à la voiture en passant par les voyages à long cours en paquebot ; la fée électricité éclaire progressivement les trois "capitales de la lumière" que sont New York, Paris et Londres, en parallèle avec le déploiement des nouvelles règles hygiénistes qui assainissent les sociétés et font progresser la médecine. Les villes se transforment et la vie des gens évolue au gré des inventions et des progrès technologiques.

affiches-voyages-1897Affiches de voyages, 1897 - Gallica

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Balayeur à cheval à Paris, 1895, Eugène Atget - Gallica

modernite-electricite-affiches-xixAffiches de l'époque moderne, "éclairage de luxe" 1895 et "pétrole de sureté" 1891 - Gallica

Ces avancées tournées vers la modernité et la machine provoquent une vague d'industrialisation en Europe et jusqu'en Russie, suivie d'un exode rural où les nouveaux citadins sont autant de main-d’œuvre pour piloter les machines. L'Homme a un nouveau super pouvoir : il peut décupler ses capacités et gagner du temps, en se fatiguant moins. Peu à peu, les produits industriels inondent le marché, produits à bas prix, aliénant l'ouvrier des temps modernes. Et l'homme cherche sa place.

La typographie et le graphisme se libèrent grâce aux progrès

L'augmentation des biens ainsi créés et les progrès technologiques stimulent en parallèle la demande publicitaire en occident. L'invention de la lithographie (technique d'impression tracée à main libre sur une pierre poreuse) fin XVIIIe a libéré moins d'un siècle plus tôt le geste du poids du burin utilisé jusqu'alors pour tailler les caractères mobiles dans du métal ou dans la pierre. Alors que l'on imprimait jusque-là des lettres inspirées des capitales Romaines, rigoureusement dessinées et gravées selon des grilles de construction, puis calées dans une presse et accompagnées d'ornements, on peut désormais se libérer des contraintes du passé. Illustrateurs et typographes créent à main libre des empattements et déliés innovants et dessinent sur le même support, ou taillent de grosses lettres fantaisistes dans du bois, pour les réclames, réalisées à la main. Et la révolution ne concerne pas seulement les lettres.

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Les techniques d'impression et leur influence sur la forme des écritures — l’Homme et ses signes, Signes, symboles, signaux, p. 144, Adrian Frutiger

Grâce à l'usage de la lithographie et de la gravure sur bois, vers 1820, texte et illustration ne sont désormais plus imprimés séparément et gagnent au fil des ans tous les supports visuels, de la presse aux affiches en passant évidemment par les couvertures de livres, les jeux pour enfants, les cartes souvenirs ou les caricatures. Audacieux et créatifs, les artistes sont désormais pour la première fois responsables de la composition graphique dans son ensemble, en dessinant à la fois l'illustration et les lettres à la main. Cette nouvelle maîtrise marque la naissance du graphisme, et engage une communauté d'illustrateurs-graphistes de renommée internationale, comme Beardsley, Chéret ou Toulouse-Lautrec.

L'âge d'or de l'illustration

Vers 1860, la chromolithographie se perfectionne et vient révolutionner l'impression en y apportant des couleurs : elle permet de peindre à la main sur la pierre, couleur après couleur (il faut parfois plus de 15 pierres colorisées pour former une seule image, en passages successifs comme le ferait une imprimante) et sera utilisée jusqu'à bien après la Seconde Guerre mondiale. L'illustrateur Jules Chéret en France met son art au service de l'industrie. Il développe cette technique d'impression avec 3 ou 4 couleurs en passages successifs après un voyage à Londres en 1860 (voir les affiches ci-dessous, rouge et orange, puis bleu foncé) en peignant une silhouette sur fond uni et sans perspective accompagnée d'un texte minimal ; ce style deviendra la référence en Europe et aux États-Unis.

impression-couleur-XIX-affiches-anciennesAffiches de 1892, Jules Chéret — Le Graphisme au XXe siècle, Richard Hollis, Seuil, p17

Avec l'invention de l'impression offset 40 ans plus tard, c'est l'âge d'or des illustrateurs... et l'explosion de la publicité. Résultat de cette modernité : on s'amuse bien, et on dessine beaucoup ! Vers 1880, Paris est considérée par les Américains comme la capitale de l'art et de la mode.

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Affiches Jules Chéret, autour de 1876 — Gallica

Affiches autour de 1890 — Gallica

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Affiche Adrien Barrière, 1900 — Gallica. "C'est le produit hygiénique parfait du XXe siècle" dit Marianne.

"Les murailles autrefois laissées à la réclame banale ou purement industrielle, les palissades froides et nues de nos édifices en construction, sont devenues de véritables musées où la masse pensante, amoureuse d’art, trouve à satisfaire quelques-unes de ses aspirations. Ce mode d'éducation était fait pour la séduire : (...) la rue, qu’elle aime, s’est faite plus colorée, plus chantante qu’elle ne l’a jamais été." Lit-on dans le recueil Les affiches illustrées (1886-1895) d'Ernest Maindron, 1896. Et c'est à chaque fois dans un contexte très chargé visuellement que naît le besoin d'aller vers plus de simplicité et de lisibilité, ou de rompre avec le passé.

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Alfred Choubrac, 1885 — Gallica

Les premières linéales, une révolution qui ne fait pas l'unanimité

Il faut savoir que dès 1816, l'Angleterre, qui est en avance dans ce monde moderne, a inventé spécialement pour la publicité et la presse les premiers caractères sans empattements, qui ont l'avantage d'être plus lisibles et simples, dans ce flot graphique. Le Two Lines English Egyptian de la fonderie William Caslon en sans-serif et majuscules voit le jour ; à l'époque le mot "Egyptiennes" est une catégorie pour les caractères nouveaux et différents.

english-egyptian-premiere-linealeEnglish Egyptian, 1816 - Creativemarket.com

Plus tard, c'est le "Seven Line Grotesque" de Thorowgood qui se démarque avec les premiers caractères bâtons et gras déclinés en minuscules, en 1832. Plus neutres, sans ornements ni connotations culturelles, ces caractères monolinéaires sont en rupture totale avec les caractères gothiques, romains ou elzévir utilisés jusque-là en calligraphie et dans l'impression, et sont de ce fait une révolution graphique... même si elle passe probablement assez inaperçue !

premiere-typo-baton-minusculesEight Lines Grotesque et Seven Lines Grotesque, Thorowgood 1832 - Commercialclassics.com

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Eight Lines Egyptian Open et Seven Lines Grotesque Open, Thorowgood 1840 - Commercialclassics.com

Ces premiers caractères sans ornementations sont créés pour des questions de lisibilité et sont généralement utilisés uniquement dans les titres. On dessine les lettres les plus grosses possibles dans le moins d'espace possible. Ces caractères sont appelés grotesques en comparaison avec les lettres Romaines, plus sophistiquées... ce nom indique leur valeur intrinsèque et le peu de valeur qu'on leur accorde. S'ils marquent le début des linéales -qui révolutionneront un siècle plus tard le paysage graphique moderniste en tant que caractères "universels"- ils sont encore bien loin de faire l'unanimité.

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Blake & Stephenson, 1849, 1845 - Commercialclassics.com

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Colonne place Denfert Rocherau 1898 - 1ere femme afficheuse, septembre 1908 — Gallica

Un siècle avant le Bauhaus, école moderniste par excellence, les premiers caractères à épaisseur constante et sans ornements viennent pour la première fois faire disparaître les pleins et déliés hérités de la pression de la plume manuscrite sur le papier, ou de la gravure des capitales Romaines. L'écriture, qui portait jusque là la trace de l'homme, devient ici la traduction visuelle d'un processus purement mécanique, standardisé, qui sera abouti autour de 1920 avec la création des linéales géométriques (dont on parlera dans un prochain article).

En 1876, Joseph A. David, un ingénieur américain, pousse le processus un peu plus loin en inventant la Plaque Découpée Universelle. C'est une plaque de métal pochoir aux formes géométriques circulaires et linéaires qui permet de dessiner des caractères géométriques sans empattements, conçue comme objet pédagogique pour les écoles primaires. Cet objet rassemble la pensée rationnelle et plastique (artiste / artisan ou ingénieur / typographe) fondatrice du mouvement moderniste, qui servira plus tard aux dessins des premières linéales géométriques du Bauhaus.

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plaque-decoupee-universelle

Plaque découpée universelle, 1876

Ces avancées technologiques et sociales changent le visage des civilisations qu'elles traversent. En réaction à l'avancée fulgurante du rôle de la machine, qui déshumanise progressivement l'humain, les artistes s'interrogent sur la voie à suivre : redessiner un nouveau monde moderne en revalorisant le génie de l'artisan, ou faire table rase du passé et embrasser résolument la modernité ? C'est ce que nous verrons dans le prochain article de cette série, les deux visages du modernisme et ses idéologies sociales, à découvrir par ici !

Sources (livres) :

- Des universelles contemporaines, mémoire de Corentin Noyer de DNSEP
- Simplicité et minimalisme dans le design graphique contemporain, Stuart Tolley
- Le graphisme au XXe siècle, Richard Hollis
- L'Homme et ses signes, A. Frutiger

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