Les stéréotypographies : les typos typées, voire racistes

02 février 2020  |   3 Commentaires   |    |  

Stéréotypes et typographie racistes

Certaines typographies, comme la Neuland ou la Chop Suey, sont aujourd’hui utilisées presque exclusivement avec une connotation stéréotypée, pour représenter un pays ou une culture. Leur sens d’origine n’a pourtant souvent rien à voir avec leur utilisation actuelle. Utilisées machinalement et hors contexte, elles ont acquis un nouveau sens lié à un stéréotype culturel, au point d’en être réduit à ce seul usage qui en devient parfois raciste. On les appelle les « stéréotypographies ». Naissent-elles par accident, ou sont-elles volontairement créées ? Voici leur histoire.

 

Stéréotypographies malgré elles

La plupart du temps, les typographies deviennent des stéréotypes à cause de leur contexte de création, plus que par leur intention d’origine. Leur connotation se construit au fur et à mesure, à force d’être utilisées et vues dans un contexte spécifique, construit sur des préjugés et répétés.

C'est le cas de la Rustic Ornamented Shaded, première stéréotypographie connue à ce jour, dessinée en 1866 dans la Fonderie Bruce Type. Figurant une superposition de morceaux de bois, elle est d’abord commercialisée sous le nom de Novel Open, et utilisée sur des papiers officiels, comme ci-dessous sur un document de la Phoenix Company daté du 1e janvier 1870. Elle devient ensuite Rustic Shaded en référence à son style rustique. Conçue comme typographie d’inspiration Victorienne, elle change à nouveau de nom dans les années 50 pour devenir Bruce Mikita, en référence au travail du bois Japonais, en vogue à l’époque. Son nom fait dès lors référence au Japon.

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Elle sera donc utilisée sur de nombreux supports Japonisants aux États-Unis. On la voit par exemple sur cet album de musique japonaise "The Art of Koto, music of Japan" sorti en 1963. Il est à noter que la typo Mikita n'a été utilisée que sur la pochette US et pas la française, comme si le besoin de justifier un "type japonais" était nécessaire seulement pour la clientèle Nord Américaine, peut-être moins familière.
À l'occasion de sa digitalisation en 2000, le designer chargé du projet dira qu’elle a l’air « rustique et faite main, rappelant la calligraphie d’Asie de l’Est ». Sa réputation est désormais acquise.

 

D’autres typographies deviennent stéréotypes malgré elles, comme la Legende de Schneidler (1937) qui s’inspirait à l’origine de l’écriture bâtarde bourguignonne et flamande du 15e siècle. On voit ci-dessous un exemple manuscrit en écriture bâtarde du Cantique des Cantiques. Elle est utilisée aujourd’hui comme typographie de style… arabe. La faute à ses traits qui semblent calligraphiés !

On voit bien ici le stéréotype qui consiste à penser qu'écriture arabe ou orientale = calligraphie. On en oublie ici le sens d'écriture, l'accroche changeante des lettres, l'importance du tracé main... autant d'éléments qui en font sa singularité et qui sont ici oubliés.

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Afrique, en 7 lettres

La Neuland, créée en 1923, est quand à elle connue aujourd’hui comme typographie « Africaine ». C'est la reine des stéréotypographies. Elle a été utilisée dès sa création sur des livres et affiches ayant une image exotique, liée à l’aventure, la jungle ou ayant une connotation ethnique… c’est dire les stéréotypes qu’elle englobe ! Neuland s’est pourtant fait une place à Hollywood dans les années 90 -avec plus ou moins de variations- sur les affiches du Roi Lion, Jurassic Park, Madagascar ou Rasta Rockett, et on la voit toujours sur les paquets de cigarettes American Spirit.

Pourtant, à l’origine, la typographie Neuland n’a rien, mais alors rien à voir avec l’Afrique.
Son créateur, Rudolf Koch, est allemand. Traumatisé par son expérience de soldat lors de la première Guerre Mondiale, il trouve du réconfort auprès de la religion. En 1923, il veut alors créer une grande typographie qui puisse clairement indiquer aux autres soldats le chemin de la rédemption. Parfaite comme typographie publicitaire, elle s’affiche en grand pour être lue de loin.

Avec la Neuland, il crée une version moderne de la typographie allemande traditionnelle, la Black Letter, Gothique. Il utilise ainsi le style gras et les espacements réduits du style Gothique, mais avec le sans sérif des typos modernes, et des lettres majuscules qui rappellent les lettres Romaines. D'ailleurs quatre ans plus tard, toujours en Allemagne et toujours suivant ce même désir de modernisation typographique, c’est la Futura qui verra le jour des mains de Paul Renner.

 

Enfin, puisque l'on parle d'Allemagne et de lettre gothiques, celles-ci sont rarement utilisées aujourd'hui à cause de leur utilisation dans la propagande nazie. À l'époque, elles sont le signe distinctif aryen. Elles sont ainsi des stéréotypographies aujourd'hui, car leur usage est immédiatement ancré comme référence au nazisme.

Question typographie, ce régime n'est pas à une incohérence près. Dans les années 30, la presse est réprimandée par le régime pour son usage de « caractères romains » sous prétexte qu'ils sont « d'influence juive ». Mais à partir de 1941, Hitler juge bon de se séparer du style Gothique Fraktur (qui était difficile à lire en dehors de l'Allemagne et dans les pays envahis) au profit d'une typographie plus moderne et universelle... la Futura ! En 1941 est publié un décret qui juge la Fraktur comme étant une "écriture Juive". Vu l'usage que l'on fait de la Futura aujourd'hui, heureusement que l'on a oublié son sombre passé.
Aujourd'hui, certains calligraphes essayent de remettre les lettres gothiques à l'honneur, et de se détacher de ces stéréotypes.

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La Neuland : primitivisme et typos merdiques

La plupart de ces stéréotypographies ont acquis leur réputation à une époque où la civilisation occidentale servait de référence. Parfois dans un contexte raciste. Cet « autre » que l’on réduit à un simple trait culturel y est alors considéré comme différent, fascinant, ou moins civilisé, de seconde classe. Les cultures dites primitives sont à l’honneur au début du siècle, avec ce qu’on appelle le « primitivisme » qui consiste à imiter les peuples dits primitifs. De la Grèce à l’Egypte en passant par l’Afrique et le Japon, les artistes s’inspirent de l’autre et de l’antiquité. Des typographies aux accents Grecs, asiatiques ou arabes voient le jour. C’est dans ce contexte social que Koch crée la Neuland.

Lorsque la Neuland apparaît aux États-Unis, elle fait, (comme les premiers pèlerins à l’époque), table rase de son passé. En effet, sur ce nouveau continent personne ne connaît les caractères gothiques ni ne les utilise…
De plus, les gros caractères en bois ont assez mauvaise presse et sont des typographies réputées « informelles », ineptes, moches, difficiles à manier. Comme les « typographies de cirque » sur bois (qui servaient à annoncer les cirques), elles étaient réputées bas de gamme car chichement imprimées en comparaison avec la qualité des caractères métalliques. On parle même de « typographie merdique » (garbage font), inélégante, sur du papier de mauvaise qualité. L’histoire raconte que les imprimeurs jetaient d’ailleurs même les caractères de la Neuland à la poubelle, frustrés par le poids des caractères et l’espace que prenaient ces grosses lettres dans leurs petits ateliers.

On utilisait les typographies de cirque sur des papiers publicitaires éphémères pour promouvoir des spectacles à thèmes, qui véhiculaient d’énormes stéréotypes culturels. Par exemple, on utilisait la typographie Tokyo pour représenter un cirque à thème Asiatique. L’idée même du cirque à thème montre la fascination que le public vouait à ce genre de spectacles. La même curiosité qui poussait les gens à voir des freak shows, avec des hommes éléphant, des femmes obèses ou à barbe, et des siamois.

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Parce qu’elle est elle aussi considérée comme une typographie rebut, et dans ce contexte de primitivisme du début du siècle, la Neuland va peu à peu alimenter des visuels afro-américains extrêmement racistes.
À l’époque, la population noire-américaine n’a ni les moyens ni le statut social pour cultiver son propre univers graphique. La représentation des noirs ne se fait que sur des supports de cirque, justement, comme bêtes de foire, « freaks », ou sur de la promotion de produits liés à l’esclavage : le tabac et le coton. Les illustrations y sont racistes, utilisant l’effigie de personnages grotesques.

Dans ce contexte, la Neuland prend peu à peu sa place comme typographie « primitive », dans le mauvais sens du terme. Dans les années 40, elle continuera d’être utilisée en référence à la culture noire avec les sous-entendus que cela implique à l’époque, mais elle perdra avec le temps sa connotation raciste au profit du stéréotype. Enfin, entre les deux, la frontière est mince !

Parce qu’ils sont le livre typique de la culture de masse américaine des fifties, eux-mêmes bourrés de stéréotypes, on voit pas mal de couvertures de paperbacks utiliser cette typo (ou une variante semblable, comme la Othello) pour leurs contenus liés à l’Afrique, la jungle ou tout autre préjugé. Et même parfois des histoires de science-fiction, de « japonais fou » ou des thrillers ! La typo devait plaire…

Petite parenthèse : preuve de la méconnaissance de la culture allemande aux États-Unis dans les années 50, on trouve même une couverture de paperback en lettres gothiques pour illustrer une histoire de Cléopâtre (cherchez l'intrus ci-dessous).

Depuis les années 90 la Neuland elle est utilisée « pour illustrer des contenus qui font écho à la « jungle » l’ « aventure » ou le « safari » (ou plus grossièrement, qui rappellent l’Afrique…) » comme nous l’expliquons dans notre article sur l’histoire du logo de Jurassic Park (qui, vous l’avez deviné, utilise la Neuland).

Enfin, il est intéressant de noter que nulle part dans l’expression de la culture graphique africaine on a vu l’utilisation de la Neuland. Au contraire, ce sont des typographies modernes comme la Futura ou la Trade Gothic qui sont utilisées, comme par exemple dans le magazine Ebony, dédié à la culture noire dès 1945, ou pour la maison de disques Blue Note.

Une fois de plus, l'usage des stéréotypographies se fait en référence à une culture -souvent occidentale- qui réduit l'autre à un trait de caractère (c'est le cas de le dire) simpliste et stéréotypé.


Des typos à la sauce…

On ne peut pas parler de typographie ethnique sans style de référence. Ce style, c’est le Roman, notre alphabet à nous, civilisation occidentale. Les autres alphabets apparaissent alors comme « exotiques » et c’est leur tentative de retranscription, souvent limitée, qui crée elle aussi des stéréotypographies. C’est le cas par exemple des typographies dites « asiatiques », qui se basent sur un, voire deux coups de pinceau pour former un alphabet qui n’a rien à voir avec les réelles nuances d’origine, et qui en perd toute l’harmonie.
Au fond, ces typographies souhaitent plutôt mêler deux cultures, créer un alphabet Roman « à la sauce » asiatique, arabe, touareg… Et puisqu’on parle de sauce, parlons donc de la Chop Suey !

Volontairement suggestive et annoncée comme Asiatique, la typographie « Chinese » (chinoise) est créée en 1883. Elle est rebaptisée « Mandarin » dans les années 50 et sera l’aïeule du style Chop Suey ou Wanton.

Elle est popularisée à San Francisco grâce au quartier de Chinatown : le tremblement de terre de 1906 et une affiche rendent la typographie célèbre. Le quartier est théâtralement reconstruit pour attirer les touristes, et l’on choisit cette typographie aux allures asiatiques pour séduire les foules sur les devantures des boutiques. C’est donc volontairement une typographie sino-américaine, aux codes calligraphies asiatiques mais à la sauce Romane, occidentale. Le poster « a trip to Chinatown » des frères Beggarstaff en 1899 est quant à lui publié dans le magazine Les Maîtres de l’Affiche ce qui booste sa popularité auprès des lecteurs.

Le plat « Chop Suey » à qui la typographie doit son nom est d’ailleurs lui aussi une invention purement américaine, à la sauce chinoise. Depuis, on retrouve cette typographie sur la majorité des restaurants Asiatiques. Contrairement à la culture afro-américaine qui a souhaité se démarquer de stéréotypes réducteurs, la communauté de Chinatown y a vu l'opportunité de séduire un nouveau public.

La différence réside principalement dans le fait que les alphabets chinois ou japonais -par exemple- étaient illisibles pour les occidentaux, et que ce genre de typographie a permis de créer un rapprochement entre deux cultures, bien que fondé sur un stéréotype. Le style a ensuite effacé les nuances culturelles.

Aujourd'hui, ces typos -ou plutôt l’usage qu’en font les designers (et designers du dimanche)- sont souvent attaquées par les minorités visées. Sans être racistes en soi, leur usage peut le devenir. On l’a vu récemment en 2002 quand Abercombie a utilisé la Chop Suey sur une série de T-Shirts représentant des caricatures chinoises, qui ont ensuite été retirées du marché.

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Les stéréotypographies doivent leur survie au fait que les stéréotypes font vendre. Même s’ils sont réducteurs et véhiculés par des préjugés ignorants. Ce sont des raccourcis visuels hélas efficaces, qui donnent le ton en un seul coup d’œil. Les subtilités n’y ont pas leur place. Une typographie de type asiatique par exemple n’est pas là pour faire l’éloge de la calligraphie Coréenne, mais pour faire comprendre au passant que ce restaurant sert de la nourriture asiatique. On jette tout un continent sous une étiquette : « Wanton », « Chop Suey ». C’est la standardisation par la typographie.

 

Sources :
https://www.printmag.com/article/stereo_types/
https://www.linedandunlined.com/archive/new-black-face#p20


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3 commentaires :

  1. Bonjour Jean-Luc, vous avez bien raison. Nous expliquons tout cela dans notre article Typorama consacré à la Futura, non publié lorsque nous avons écrit cet article, mais qui paraîtra tout bientôt par ici !

  2. Jean-Luc :

    Merci pour ce voyage typographique bien instructif. Petit bémol sur le passage concernant « Futura et Gothiques » qui manque de précision à mon goût. Par rebond cela sème le doute sur la réputation de Futura et de son créateur Paul Renner. La typo date de 1927 et Renner a été poursuivi pour ses opinions clairement opposées au régime d’Hitler (http://www.slate.fr/story/172542/culture-histoire-typographie-futura-regime-nazi-gothique, https://hypebeast.com/2017/3/futura-font-nazi).

  3. Didier :

    Super intéressant, comme d’hab avec vous. Merci !

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