À la manière des portraits de grands designers nous poursuivons ici notre série sur les typographies qui ont marqué le monde du design graphique. Voici donc Typorama #05, sur le Times !
« Le rapport Lytton sur la Mandchourie reconnaît les intérêts particuliers du Japon et recommande la création d’un État autonome, sous souveraineté chinoise mais contrôlé par le Japon. »
Quel pourrait-être le lien obscur qui relie cette information des plus mystérieuses à notre police de caractères du jour ? Et bien c'est ce qu'ont pu lire le 3 octobre 1932 les lecteurs du journal britannique The Times, qui pour la première fois utilisait dans ses colonnes sa police d'écriture iconique : le Times New Roman.
Issu d'une famille modeste, le jeune Stanley partit très tôt en pension où il reçut une éducation assez primitive. C’était le genre de pension que l'on pouvait retrouver dans les romans de Charles Dickens. Rien dans son environnement ne pouvait présager de l’intérêt qu’il allait porter à la lettre et à l’imprimerie. Il ne s'attardera pas les bancs de l'école !
Vers 1905, il est employé par un cabinet de clercs. Il s'intéresse à la théologie, se plonge avec passion dans les livres anciens, découvrant l’art de l'écriture et de la calligraphie.
12 septembre 1912. Il achète par hasard un exemplaire du Times qui y consacrait un supplément au monde de l’imprimerie. Cette lecture le plonge dans ce monde extraordinaire. Il est fasciné. C’est probablement ce jour qu’il décida de se consacrer à l’étude de la typographie et du dessin de caractères.
Les prémices de la première guerre mondiale arrivent, et il refuse de porter les armes. Il sera d'abord "objecteur de conscience" et travaillera quelques temps au journal "The Imprint", avant d'être incarcéré pendant tout le reste du conflit. Il faut dire qu'il avait osé fonder une petite association au nom évocateur, la Guilde of Pope’s Peace. L'armée appréciant cette initiative, l'invitera à comparaître devant la cour martiale. C'est vrai que les hommes de lettres sont dangereux !
Le conflit mondial prenant fin, il retrouve sa liberté et travaillera alors dans diverses maisons d'édition (Pelican Press, Cloister Press), il créra la revue The Fleuron (1923-1930). C'est durant cette période qu'il entrera chez Monotype en tant que conseiller typographique. Fort de cette expérience, c'est à ce titre que le quotidien The Times lui confiera, en 1929, la création d'un nouveau caractère qui minimiserait la quantité d'encre, très chère à l'époque. Pour mémo, on est juste après la crise de 1929...
Comme l'ancien caractère utilisé par le journal été officieusement appelé "Times Old Roman", la nouvelle version prendra assez logiquement le nom de "Times New Roman".
The Times est un quotidien londonien qui a déjà 150 ans à l'époque de cette mise à jour. Poussé par son conseiller typographique Stanley Morison, le journal décide en 1929 de changer de police de caractères. C'est alors que débute l’histoire du Times New Roman, qui bénéficie aujourd'hui d'une popularité mondiale. Victor Lardent sous la direction de Stanley Morison s’attellent tout deux à la tâche. Ils doivent dessiner un caractère de labeur pour les lecteurs du journal, ce qui veut dire très lisible et au service des nombreux articles souvent écrits en petits corps. Ils favorisent pour cela les empattements et les pleins et déliés marqués, qui renforcent la lisibilité en typographie.
Les deux typographes se basent sur les dessins du Plantin et du Perpetua. Ils en accentuent les contrastes pour gagner en confort de lecture et étroitisent les proportions des caractères, afin de réaliser un gain de place sur la page. Moins de papier, plus d’informations et donc plus d’économie !
Le résultat fut un grand succès et le journal ne changea plus de police jusqu’en 1972 où elle fut remplacée par le Times Europa dessiné par Walter Tracy. C’est en 2006 que le Times New Roman eu de nouveau le droit à une seconde jeunesse. The Times commanda en effet à Research Studios, où officie Neville Brody, une refonte de leur police historique. Le contexte et les technologies n’étant plus les mêmes qu’en 1932, le quotidien voulait ainsi se replacer dans l’air du temps. De là est né le Times Modern.
Mais si cette police est aujourd’hui connue de tous, ce n'est pas seulement pour sa lisibilité. Elle doit sa popularité auprès du grand public aux deux célèbres marques concurrentes, Microsoft et Apple, qui l’inclurent tour à tour dans leurs catalogues de typographies par défaut, faisant d’elle une incontournable. Elle a ainsi dépassé son cadre et son contexte de création pour prendre une envergure qui ne lui était pas destinée.
Aujourd'hui, elle ne s’affiche plus forcément en unes de journaux, mais s'est invitée dans les logiciels de traitement de texte de tous nos ordinateurs. Et c’est ce qui fait qu’aujourd’hui encore, 88 ans après sa création, elle reste autant prisée et populaire. Tout comme pour la bibliothèque des deux mastodontes de l’informatique, elle est devenue une police par défaut pour beaucoup de personnes qui l’utilisent pour tout et partout. On peut la retrouver au sein des documents administratifs des entreprises, des écoles, des gouvernements, des petits commerces ou encore des particuliers.
Malgré son côté "par défaut", son petit look “BCBG” en fait un caractère parfois utilisé par des banques et quelques rares marques de luxe. (Au passage, on ne parlera pas de l'affreux crénage dans le titre de l'album DAMN. de Kendrick Lamar).
Et pour conclure sans finir et continuer à comprendre ce qu’est le Times New Roman, rien ne vaut des témoignages de graphistes, de typographes et d’imprimeurs qui nous parlent de cet incontournable de la typographie. À écouter et voir sans modération :
Continuons à voguer sur les flots des typos avec l'épisode 7 du podcast de l'Océan des Cent Typos qui explore l'île Times. Un podcast dans lequel on embarque avec l'intrépide Malo Malo ! ...que nous remercions, au passage, pour la rédaction de cet article ! :-)
Une particularité du Times : pour des raisons techniques d’impression (machine monotype?), les caractères italiques ont la même chasse (largeur) que les caractères courants.