Les premiers graphistes
Le design publicitaire voit le jour à Téhéran au début du XXe siècle. En 1941, l’Université de Téhéran propose une section dédiée aux Beaux-Arts, avec des cours spécialisés en art graphique et design. Le ministère de la Culture et des Arts développe plus tard une section Arts Décoratifs, inspirée de l’école nationale des Beaux-Arts de Paris. On y enseigne le Bauhaus et les arts appliqués. Les étudiants iraniens ont ainsi un parcours qui commence aux beaux-arts avant de les mener au design graphique, tel Morteza Momayez, et Reza Abedini après lui.
Morteza Momayez et quelques un(e)s de ses contemporains dans les années 60 (Guity Novin, Farshid Mesghali, ou Ghobad Shiva) constituent la première génération de graphistes iraniens.
Formés à l’occidentale dans une culture extrêmement riche, ils refusent de céder au chantage de commandes purement mercantiles et publicitaires, et créent leur propre grammaire visuelle. Et ce en dépit du fait que la majorité des clients du privé se suffisent de plagiats des styles européen ou américain. Curieux, informés, inspirés aussi par les grands courants graphiques de l’Ouest, en recherche technique et créative, leur pratique est centrée sur l’analyse et la présentation de solutions visuelles à un problème de communication. De nombreux magasines ou institutions culturelles progressistes -comme Kanoon qui organisait des festivals pour faire la promotion de livres d’enfants et de films d’animation- leurs permettent de créer librement des supports visuels créatifs, et financés par le régime du Shah.
Ci-dessous, le travail de Ghobad Shiva :
À l’époque, ces designers sont de véritables pionniers. Avec un style propre à chacun, ils tentent de faire comprendre que le design, même s’il est représentation, ne dissimule pas l’essence des choses. Par chance, les iraniens, et donc nombreux de leurs clients, sont éduqués et sensibles à l’art, et le design graphique y est considéré comme un art à part entière. La première exposition graphique de Téhéran a lieu en 1964, et la première Biennale d’Art Asiatique s’installe dans la capitale iranienne en 1978.
Momayez étudie et travaille en Iran dès les années 50 puis se forme aux Arts Déco de Paris au début des années 70. Il enseigne ensuite la discipline à Téhéran, et préside la société des graphistes à l’origine de nombreuses biennales et expositions locales et internationales. Influencé par l’affiche polonaise, la richesse culturelle de son pays et ses études en France, il joue un rôle indispensable dans la scène graphique locale. Moyamez est le premier iranien à devenir membre de l'Alliance Graphique Internationale. Voici quelques-unes de ses affiches des années 70.
Fait rare et donc notable, une femme parvient à se faire un nom dans cet univers fermé et de surcroit presque exclusivement masculin : Guity Novin. Embauchée au ministère de la culture et des Arts, elle est néanmoins confrontée au refus du directeur du département des arts graphiques, qui préfèrerait qu’elle soit secrétaire. Le cinéaste Hajir Darioush, de la nouvelle vague, lui propose alors une place au sein du département cinématographique. Elle y conçoit les supports visuels du premier Festival du Film International de Téhéran.
Les femmes ont contribué à leur manière et depuis des siècles au développement des arts et de la culture iranienne, à travers d'abord des activités "féminines" liées au textile, comme le tissage. Aujourd'hui, plus de la moitié des diplômés d'écoles universitaires et des artistes et designers en Iran sont des femmes.
Elles sont graphistes, créatrices, graphistes, conférencières, animent des ateliers internationaux ou dirigent des galeries d'art et de design. On peut citer aujourd'hui entre autres le travail graphique de Homa Delvaray, Zeynab Izadyar, ou Mahsa Gholinejad du Studio Melli. Nous en montrons quelques posters plus bas.
La révolution islamique et la censure des arts
Mais en 1979 tout bascule. La révolution islamique destitue le Shah et instaure un islam strict et l’interdiction des arts, jugés hérétiques. Il faut lire Persepolis de Marjane Satrapi pour comprendre : adieu Abba, les Nike et Michael Jackson, adieu la culture occidentale ! De nombreux artistes -dont Novin- fuient l’Iran. Deux ans plus tôt, l’impératrice Farah Pahlavi inaugurait pourtant le TMoCA (Teheran Museum of Contemporary Art), un musée unique au Moyen-Orient et inspiré du Guggenheim, comportant la plus grande collection d’art contemporain d’Iran et la plus importante hors d’Europe et des États Unis.
Les Warhol, Moore, Dali, Chagall, Lichtenstein ou Raushenberg, jugés anti-islamiques ou pornographiques, sont entreposés dans un sous-sol pendant 20 ans, jusqu’à la première exposition post-révolution en 99. Malgré une tolérance plus ou moins variable, le régime actuel laisse encore dormir ces œuvres la plupart du temps dans l’ombre en attendant, un jour, de nouvelles heures de gloire...
La sortie de l’ombre
Pendant la révolution, les artistes en exil créent depuis leur pays d’accueil et retournent parfois dans leur pays dans les années 90. D’autres comme Morteza Momayez contribuent à maintenir et développer la créativité de son pays en vase clos malgré la révolution puis la guerre Iran-Irak.
Car si le contexte est un problème, le rôle du designer est justement de trouver une solution aux problèmes ; qu’ils soient érigés par le client… ou le gouvernement. De telles contraintes conservatrices permettent alors aux designers et artistes de jongler avec les limites d’un art protestataire. La période post-révolution et post-guerre, qui englobe les années 90s-2000 annonce la naissance d’une nouvelle génération de graphistes, dans laquelle les designers cherchent à valoriser l’héritage de leur pays, tout en créant un langage moderne.
Reza Abedini est la figure phare de ce second mouvement. Il enseigne ou a enseigné aux Beaux Arts de Téhéran, à l'Université Azad (la 4e plus grande du monde) et dans la section Beaux Arts de l'Université de Téhéran, et forme ainsi la troisième génération de designers iraniens. Nous lui avons consacré une biographie dans notre section Histoire du design graphique que nous vous invitons à découvir.
Il est important de noter que la majorité des réalisations graphiques en Iran sont liées au domaine de la culture. Comme pour la première génération de graphistes, les autres domaines montrent malheureusement peu d’intérêt dans la matière.
Le renouveau du graphisme iranien
L’héritage culturel immense de l’Iran constitue une force solide, et sa jeunesse bouillonnante persiste à le moderniser et jouer avec ces traditions. « Les designers iraniens ont l’immense privilège d’être nés dans une civilisation vieille de 3000 ans. Les sources d’inspiration y sont pratiquement inépuisables, mais cet héritage tend parfois à limiter les idées innovantes ; c’est un immense défi de créer quelque chose de nouveau qui soit formé par tant d’histoire » explique le graphiste et illustrateur Behrouz Hariri. Toute la difficulté consiste aujourd’hui à placer le curseur au bon endroit.
Avec l’essor d’Internet, les designers iraniens ont pu entrer en dialogue et échanger des idées et des concepts avec le reste du monde. De la même manière, cette ouverture a permis de montrer le vrai visage de l’Iran : dynamique, cultivé, curieux et créateur, allant à l’encontre de celui véhiculé par les médias. Les jeunes designers, nés après la révolution islamique, ont acquis une fierté en travaillant en farsi. Certains préfèrent malheureusement se tourner vers l’Ouest et les standards mondialisés pour mieux briller sur la scène internationale. L’ancienne génération ne manque pas de leur rappeler de ne pas oublier leurs racines.
Il est impossible de parler des travaux de tous les graphises de renom en Iran, mais nous en avons sélectionné quelques uns. Voici pour commencer un aperçu du travail de deux femmes graphistes en Iran.
Homa Delvaray a été l'élève de Reza Abedini. Elle vit et travaille en Iran, majoritairement sur des projets artistiques et culturels locaux, mais reçoit également des commandes de clients en Europe ou aux États-Unis. Son travail graphique a été montré à l'international et a été récompensé de nombreuses fois. Ces 6 premiers posters ont été réalisés autour de 2005...
...les 6 suivants, autour de 2015 :
Zeynab Izadyar a travaillé dans le studio de design graphique de Reza Abedini. Elle a réalisé ces posters en 2007 pour des festival d'arts visuels.
Elle est aujourd'hui designer de vêtements et a lancé sa marque vvorkvvorkvvork en 2017, depuis les États-Unis. Elle y mêle techniques artisanales héritées de son pays d'origine (comme la teinture naturelle, la calligraphie ou les motifs perses), et une vision vestimentaire contemporaine.
D'autres artistes sont regroupés en studio, comme le StudioTehran, très actif sur Instagram.
Aria Kasaei fondateur du Studio Kargah a collaboré avec Reza dans la mise en place de séries de posters pour promouvoir les expositions bi-hebdomadaires de la Galerie Azad. Ce projet a permis de faire rayonner le design graphique en Iran auprès d'organisations culturelles publiques et privées. Il a eu un impact énorme sur le design de posters au Moyen Orient et leur a permis de se faire une place au sein des scènes graphique et artistique à l'international.
Mehdi Saeedi fait également partie de cette nouvelle génération de designers iraniens remarqués, bien qu'il travaille aujourd'hui aux États-Unis. Il a contribué à développer les principes de la calligraphie appliqués à la typographie, et travaille sur le zoomorphisme avec des caractères perses. Il a, dans ce sens, développé un cours intitulé "la mélodie des lettres".
Pour aller plus loin : Il y aurait des centaines d'autres designers et artistes à vous présenter, mais faute de place et d'un article déjà bien fourni, nous vous invitons à découvrir Sina Fakour, Studio Melli, Masoud Morgan, Studio Metaphor, Mojtaba Adibi, Studio Tehran, Studio Kargah...
Les génies sortent de leur lampes
On pourrait croire en toute logique que dans un tel contexte de censure l’art graphique -ou l’art tout court- ait des difficultés à naître ou à exister. Et pourtant c’est bien l’inverse qui se produit ; l’art est une forme de résistance, de mémoire, de devoir. Muselés par la censure mais non paralysés, comme des génies sortis de leur lampe sans être libérés pour autant, les artistes et graphistes rusent et se produisent dans des lieux tenus secrets jusqu’à la dernière minute. Malgré les guerres et le contexte politique, l’Iran est en pleine mutation et offre un terreau extrêmement fertile à la création.
Téhéran abrite d'ailleurs de nombreuses galeries reconnues à l’international et la scène artistique Iranienne est loin d’être enterrée. Bien que ces dernières subsistent sans aides, ni mécènes, réseaux ou fondations ! La débrouillardise et le soutien mutuel entre designers-génies règnent en maître, et la spéculation du marché de l’art -rassurant et solide- va bon train dans cette société à l’économie incertaine. Nous ne pouvons que continuer à souhaiter que le graphisme et cette énergie créative survive à l’actualité, en libérant pour de bon ses talents et leur créativité.
Quelques sources pour aller plus loin :
gdiran.blogspot.com
www.telerama.fr
Larousse : art et archéologie en Iran
Larousse : Histoire de l'Iran
Livre : Arabesque, Graphic Design from the Arab World and Persia
Un grand merci à Sina Fakour pour la relecture et les contacts !
Superbe présentation. Merci pour toutes ces références et les recherches effectuées.
Merci cet article ! Je propose pour aller plus loin : Oleg Grabar, la formation de l’art islamique si il en est. La vie des formes d’Henri Focillon et bien sûr Aloïs Riegl : le kuntwerein. Sans oublier l’ornement est un crime d’Adolf Loos. Eugène Grasset également…
L’agence Hola communication basée à vienne, apprécie énormément votre présentation!
On est ouvert à toute collaboration
genial, merveilleux article, merci beaucoup!
Merci pour ce très bel article
marylène
thank you for this piece. Really good.
Best wishes
Pierre