Le mouvement n'aura pas attendu le Grenelle des violences conjugales pour placarder les noms des victimes de féminicides sur les murs d'une vingtaine de villes françaises. Ces collages s'imposent à nos yeux par un système graphique aussi simple que puissant, tandis que les messages pourfendent ces crimes et éveillent les consciences.
Ce long article va balayer de nombreux aspects liés à ce mouvement social. Nous parlerons évidemment de féminisme et de patriarcat, puis nous regarderons comment ce mouvement a réussi à imposer ses messages dans l'espace public et le rôle de sa "charte graphique". Ensuite, après un petit détour par mai 68, nous essaierons de démêler en quoi le "branding d'un mouvement social" se différencie du "branding classique des marques".
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Le père Noël est une ordure
Commençons l'article par cette image prise à côté du bureau en décembre dernier. Féminicides de rue vs Théâtre de boulevard ? Quand les messages politiques et les messages commerciaux se télescopent involontairement (ou pas !). La punch-line anti-féminicide semble spécialement conçue pour résonner avec l'affiche de la pièce de théâtre "Le Père Noël est une ordure". S'appuyer sur les messages environnants pour renforcer son propos tient selon nous du génie de la communication.
Cette image nous permet d'introduire à travers la figure du « Père Noël » la notion du patriarcat; incontournable dans ce sujet des collages féminicides !
L'inscription absurde "le féminisme tue", sur un collage féminicide "notre sang sur vos murs"
Le patriarcat, de la passion à la haine
Comme l’écrit l’hebdomadaire le 1, « il y a peu de temps encore on parlait de « crime passionnel » : un homme a tué sa femme, il l’aimait trop. (…) Puis on a parlé de « femmes battues » dans les années 1970 (…). Depuis les associations féministes utilisent le terme de « féminicide » pour marquer le caractère intolérable de ces crimes ». Cette expression qualifie « le meurtre de femmes par des hommes, parce qu’elles sont femmes ». L’idée étant de souligner la misogynie de l’acte et sa haine, de la même manière que l’on soulignerait les crimes racistes par exemple. Chasse aux sorcières, meurtres conjugaux, crimes de dot sont considérés comme féminicides. Il faut attendre 2015 pour que le mot entre dans Le Petit Robert !
D'après Ivan Jablonka, professeur d’histoire contemporaine, spécialisé sur les violences faites aux femmes, « le féminicide est l’échec sanglant du patriarcat » qui relègue en effet la femme aux responsabilités maternelles ou subalternes, et ce uniquement en raison de son système biologique (utérus, poitrine) permettant de donner la vie. L’homme s’octroie quant à lui le reste des pouvoirs dans les autres sphères extérieures (sociales, professionnelles, politiques, économiques…) La femme est, l'homme fait. Le patriarcat est donc un ensemble de violences symboliques, de manière générale, et débouchant sur des violences physiques, comme dans le cas des féminicides.
En France, beaucoup de gens penseraient que nous sommes loin d'être les pires, que notre société n'est pas patriarcale à proprement parler, que les femmes sont libres. Ce n'est pas totalement vrai. Et c'est bien là le problème. Un féminicide est inacceptable et ignoble, peu importe le contexte culturel et social. Le patriarcat est si profondément ancré dans nos inconscients, qu'il nous fait croire que certains comportements sont naturels, alors qu'ils sont purement construits.
Virginie Despentes apporte aussi un complément de lecture intéressant à propos du patriarcat, en rappelant dans ”King-Kong Théorie“ que si les femmes ont toujours été victimes des violences masculines, les hommes ont eux aussi toujours constitués de la "chair à canon" au profit des puissants, et qu'aujourd'hui encore, cette violence se perpétue par l'entremise du capitalisme. Selon elle, régler son compte au patriarcat passerait nécessairement par la lutte contre le capitalisme. CQFD. D'une manière moins virulente, l'historienne Silvia Federici, dans son ouvrage “Caliban et la sorcière” nous raconte comment s'est organisé, selon elle, le capitalisme pour faire de l'esclavage et l'anéantissement des femmes une nécessité à l'accumulation des richesses. On le savait déjà, mais oui "tout est politique".
Pour approfondir sur ces notions, et comprendre comment nos sociétés en sont arrivées là, nous vous invitons à lire le supplément en fin d'article.
Grands mots et grands remèdes
D'après le décompte du Collectif de Recensement des Féminicides Conjugaux en France, à l'heure où l'on écrit cet article, 168 femmes en France ont péri des mains d'un homme qu'elles connaissaient (compagnon, ex, parent...) depuis janvier 2019. En moyenne, dans le pays des droits de l'homme, une femme meurt des mains de son compagnon toutes les 48h.
C’est dans ce contexte bien trop meurtrier ou asservissant que Marguerite Stern, une ex-Femen décide de passer à l’action : « on ne veut plus compter nos mortes » dit-elle. Le 30 août 2019, elle rassemble des femmes via son compte instagram pour coller des messages dans les rues parisiennes : les "collages féminicides". Elle souhaite obtenir des mesures concrètes et des moyens du gouvernement. Quarante femmes répondent alors à l’appel. Le mouvement s'est démultiplié aujourd'hui.
L’idée est de nommer et rendre hommage aux femmes mortes des mains de leurs compagnons en décrivant les faits tels qu’ils le sont : sordides, mais bien réels. Sortir de nuit entre femmes pour se réapproprier l’espace public, majoritairement tenu par les hommes, « rend fière, rend forte » comme l’explique une militante. Le mouvement s’organise et se propage sur Instagram sur les comptes @collages_feminicides_(nom de la ville) que chacune peut rejoindre afin de participer à un collage militant de nuit.
La charte graphique des collages
La technique est simple : utiliser des feuilles blanches et les recouvrir de lettres noires à l’aide d’un gros pinceau. Placardés de nuit par des femmes militantes, concernées, empathiques ou simplement curieuses, les textes et la technique sont les mêmes partout sur le territoire.
Un système visuel extrêmement simple, cohérent et sobre mais surtout, à la portée de toutes, et avec presque zéro moyen. Pas besoin d'imprimante, d'autocollants, ni de flyers pour le véhiculer. Les règles à suivre n’enlèvent pas la spontanéité du geste, et l’affichage est reconnaissable partout malgré le caractère aléatoire des écritures manuscrites. Le système D inhérent à ce type d'action impose son style.
On est face à un magnifique exemple de charte graphique où la taille des lettres est normalisée en corps A4 et la chasse des caractères est fixe. Les pages sont collées de manière bien alignées suivant la grille imposée. La couleur principale sera un noir 100% et le fond obligatoirement blanc. C'est exactement comme dans n'importe quelle organisation, il faut respecter un minimum de règles communes, sans quoi l'impact de l'action collective sera immédiatement diluée.
Marguerite nous donne d'ailleurs un guide de "charte graphique" complet en story sur son compte instagram :
Merci pour cet article très complet !
Les collages féministes du groupe de Marguerite Stern, que nous avons tous vu durant l’hiver sont d’une efficacité incroyable. Sans doute pour leur spontanéité, leur honnêteté. Leur évidence. Le fait de ne ressembler en rien à l’affichage sauvage au design impeccable, qui envahit les murs de Paris. On sent qu’il n’y a rien d’autre que les mots, le choix des mots, rien à vendre, rien à promouvoir. Des coups de poings.
Branding, charte graphique associés à ces collages a quelque chose qui rattache ces actions spontanées à de la communication visuelle organisée.
Mettre le doigt sur le support et l’aspect formaliste c’est peut être minimiser la force de ces slogans, l’émotion cristallisée par quelques mots… “Naître Femme Tue” c’est quand même d’une force qu’on retrouve peu dans l’espace de la ville.
C’est comme pour les affiches de 68. Les choses se sont faites au gré du hasard. La sérigraphie n’existait pas dans l’enceinte des Beaux Arts, c’est Guy de Rougemont, peintre et sculpteur qui revient de New York et qui a installé un ateliers de sérigraphie près du Panthéon qui se retrouve, par hasard, a mettre en place plusieurs postes aux Beaux-Arts.
Pas de branding ou de charte graphique, juste des supports de communication imaginés au jour le jour. De l’aplat parce que c’est plus facile à imprimer, 1 couleur parce que l’on fait 1 passage d’encre…
J’adore les pancartes des manifestants de Memphis en 68. On ne sait pas trop qui les a réalisé. Sans doute un imprimeur ou un syndicaliste.
Ce sont des pancartes qui ont été « recyclées » par Dior l’an passé pour un défilé de mode. Sans état d’âme en placardant en très gros en bout de podium I AM A WOMAN, en reprenant le petit souligné sous le AM. Second degré, ironie, clin d’œil de créatif.
J’ai écrit un article là-dessus : http://tentation-du-regard.fr/non-cest-non/
Il y a fort à parier que ces collages féministes vont bien évidemment être utilisées, détournées, citées par cette communication du monde de luxe qui devient la référence pour tous les graphistes.
Merci pour cet article.
J’ai particulièrement aimé ce passage « Il nous faut retourner en arrière pour comprendre l’origine de la virilité, pilier du patriarcat. Avant l’antiquité, parce qu’elle donnait la vie, la femme était perçue comme une divinité à travers le monde -et ce pendant des millénaires !… »
Je n’avais jamais vu le patriarcat comme la réponse à un complexe des hommes face aux femmes, mais c’est plutôt agréable d’avoir cette reflexion.