L’île typographique de San Serriffe

01 avril 2025  |   2 Commentaires   |    |  

Serif, fais moi rire !

En 1977, le journal britannique The Guardian a offert à ses lecteurs un voyage inattendu dans un pays aussi exotique que fantaisiste : San Serriffe. Publiée le 1er avril, ce canular est devenue légendaire pour avoir habilement mélangé humour subtil, satire géopolitique et jeux typographiques raffinés.

Imaginée par le journaliste Philip Davies, San Serriffe était décrite comme une république située quelque part dans l'Océan Indien, composée de deux îles principales formant un point-virgule. Tout dans ce pays fictif était une référence subtile ou explicite à l’univers de l’imprimerie. Ainsi, les deux îles portaient les noms évocateurs d'« Upper Caisse » et « Lower Caisse » (majuscules et minuscules en typographie). Ce trait d’humour, simple en apparence, avait pour but de distraire les lecteurs tout en faisant un clin d'œil complice aux professionnels de l’édition.

Le président fantoche de cette république imaginaire, le général Maria-Jesu Pica, renvoyait directement à une mesure typographique couramment utilisée, le point « pica », tandis que la capitale de San Serriffe se nommait « Bodoni », référence directe à la célèbre police d’écriture dessinée par Giambattista Bodoni. Le leader de l'opposition s'appelle "Ralph Baskerville", la langue traditionnelle est le Caslon et le pays entier semblait ainsi gouverné par les règles strictes de la typographie, donnant au lecteur l’impression de parcourir un atlas imaginaire.

 

Le canular typographique du siècle

À l'époque du canular, le jargon de la typographie n'étant pas aussi répandu qu'aujourd'hui, de nombreux lecteurs se sont fait avoir et ont réagi dans la rubrique "courrier des lecteurs", certains racontant même leurs dernières vacances à San Serriffe. Même les publicitaires de l'époque sont invités à de communiquer dans le journal au sujet du pays. La rédaction reçoit aussi à l'époque, de lettres de plaintes des tour-opérateurs et des compagnies aériennes qui se retrouvaient démunies face à des clients qui ne voulaient pas croire au caractère fictif de l’archipel. Trop fort !

Pour renforcer la crédibilité de cette blague, The Guardian avait conçu un dossier complet, digne d’une véritable enquête journalistique. La publication incluait une carte détaillée des îles, une description de la géographie locale, de la politique, de l’économie et même des coutumes culturelles des San Serriffiens. De véritables annonceurs avaient également joué le jeu en plaçant dans le journal des publicités vantant des vacances paradisiaques à San Serriffe, renforçant encore davantage l’illusion. Le réalisme de l’ensemble était tel que de nombreux lecteurs furent piégés, croyant à l’existence véritable de ce paradis tropical, cherchant même à réserver leurs vacances sur ces îles mystérieuses.

Initialement, l'idée était de placer l'île dans l'océan Atlantique, près de Tenerife , mais suite au crash d'un Boeing à Tenerife quelques jours avant la publication, il a été déplacé à l'océan Indien , près des Seychelles. Ce canular est vraiment devenu un classique, au point que les abonnés du Guardian, ont longtemps pu choisir "San Serriffe" comme pays d'origine lors de leur inscription sur le site du journal.

Fake news avant l'heure

Le choix typographique comme thème central n’était pas anodin : il représentait aussi une critique de la crédulité du public face à l’information et  rappelait subtilement l’importance de la vérification des sources dans un monde où l’information circule vite, et où les frontières entre fiction et réalité deviennent perméables. Aujourd’hui, San Serriffe est devenu emblématique dans l’histoire du journalisme, souvent cité comme exemple parfait d’un poisson d’avril réussi. Il témoigne d'une époque où le journal imprimé détenait encore le pouvoir exclusif d’informer, de divertir et d’étonner son public.

Le phénomène San Serriffe est également représentatif de l’importance du graphisme et du design dans la construction d’un récit crédible. L’attention portée aux détails graphiques, comme la création d’une cartographie réaliste et des publicités sur-mesure, souligne l'influence du design éditorial dans la perception et la confiance du lecteur. Ce qui semblait n’être qu’une blague devint ainsi une leçon sur la puissance du design et sur la façon dont il modèle nos perceptions et nos croyances.

Presque 50 ans après, ce poisson d'avril continue de nous inspirer et de nous rappeler combien la frontière entre réel et imaginaire est mince, combien il est crucial de garder un œil critique face aux informations que l’on reçoit quotidiennement. Pour le reste, amusons-nous !

 

PS: D'ailleurs pour continuer avec les poissons d'avril en forme d'ile, voici un article sur le canular 2014 du Cnes !


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2 commentaires :

  1. Emilienne de La Levrette :

    Plus proche de nous, l’île de Cocymie, refuge du royaume de Tauride a fait parler d’elle en accédant à l’indépendance en 1991.
    On en parle encore aujourd’hui d’ailleurs, puisque j’en suis la Reine!

    Bons baisers de Tauride
    Emilienne

  2. Taffin :

    savoureuse la dernière petite remarque. À lure on fait glisse aussi un petit œuf de pâques dans le formulaire d’inscription aux rencontres depuis longtemps :-)

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