Dans le monde de l'art, la couleur est outil mais aussi support ; pour certains artistes comme Kapoor ou Klein la couleur devient parfois même matière, et sa symbolique prévaut sur sa valeur chromatique. Et lorsque des artistes exploitent une couleur exclusive, à tel point qu'elle devient leur marque de fabrique et qu'on pense que cette couleur est déposée, on peut se demander si c'est juridiquement la couleur ou sa symbolique qui déchaîne les passions dans cette guerre des couleurs.
En 2016 Anish Kapoor provoque la colère des artistes en achetant la licence d'utilisation Vantablack, le noir le plus absolu au monde, qui absorbe 99,965% des couleurs. Kapoor est accusé depuis de s'accaparer une couleur fondamentale sans partager cette découverte avec d'autres artistes. À l'origine, le Vantablack n'a pas été créé par Kapoor lui-même mais en collaboration avec par Surrey Nanosystems, une compagnie anglaise qui a d'abord développé cette technologie pour l'utiliser dans le domaine aérospatial, pour les télescopes et satellites. Cette substance noire n'est en réalité ni une couleur ni une peinture mais une technologie, elle est également parfaitement hermétique à l'eau, ce qui en fait un revêtement qui intéresse aussi l'armée.
Technologiquement parlant, Vanta signifie Vertically aligned nanotubes arrays, soit en français : séries de nanotubes alignés verticalement. Des nanotubes 10 000x plus fins qu'un cheveux sont serrés comme des arbres dans une forêt ; ils bloquent la lumière et l'empêchent de se refléter, absorbant tous les volumes, les détails, les reflets. Une fois appliqué puis cuit pour semer la zizanie dans les tubes et les rendre encore plus bloquant, les yeux ne perçoivent plus que le vide : on ne voit qu'un trou noir, sans volumes ni profondeur, "c'est une chose physique que vous ne pouvez pas voir, ce qui lui donne une dimension transcendentale, je trouve cela captivant" raconte Anish Kapoor qui cherche par son travail à détacher l’œuvre de la main de l'artiste.
Descente dans les limbes, 1992, Anish Kapoor - Serralves, Porto, 2018
L'artiste britannique a collaboré avec des scientifiques pour utiliser ce noir-vide dans l'art, étant "l'artiste idéal" choisi pour ce projet. C'est d'ailleurs l'entreprise qui possède le brevet technologique, et Kapoor simplement la licence pour usage exclusif dans le domaine de l'art. Kapoor n'a donc aucun mérite en tant qu'artiste dans la création de cette matière. Il revendique néanmoins ses droits exclusifs sur ce noir abyssal : laisser l'usage de cette technologie à d'autres artistes serait comme demander à un fabriquant de donner les plans d'un design déposé, se défend-il. Il a travaillé de la même manière pour la création de métal inoxydable pour d'autres sculptures, entre autres : premier arrivé, premier servi.
Kapoor n'a donc pas déposé de brevet pour cette substance ni pour une couleur spécifique et n'empêche légalement pas les autres artistes de l'utiliser... mais finalement la nuance est faible et surtout, le résultat est le même ! Cette exclusivité d’usage a provoqué la réaction de Stuart Semple, un artiste britannique qui s'est empressé de créer "le rose le plus rose" et d'en empêcher expressément la vente à Anish Kapoor, lançant une guerre de couleurs entre les deux artistes. Pour pousser plus loin son envie de rendre accessible l'usage de ce genre de couleur à tous les artistes, et pour provoquer encore Kapoor, il a lancé son "noir le plus noir" vendu à tous... sauf à l'artiste du Vantablack.
En réalité, ce noir a été créé sur la base des recherches d'une équipe de scientifiques et collègues de l'artiste Frederik de Wilde qui revendique la création d'un autre noir plus noir encore, en collaboration avec la Nasa, le NANOblck. Nous n'avons pas trouvé d'informations concernant le dépôt de brevet de cette technologie, qui doit sûrement l'être, mais si vous cherchez à utiliser du noir plus noir que le vide, le mieux est de s'en procurer sur Culture Hustle, le site de Stuart Semple (qui propose aussi une couleur spectrale qui réagit à la chaleur).
Frederik de Wilde, horizontal depth3, 2018 : "ce n'est pas là que nous mourrons, c'est là que nous sommes nés"
Cette guerre du noir a poussé d'autres scientifiques à développer leur propre recette. Récemment, en 2019, l'artiste Diemut Streb a, elle, réalisé l’œuvre intitulée "la rédemption de la vanité" en recouvrant un diamant jaune de 16,78 carats (estimé à 2 millions de dollars) du noir le plus noir au monde, en collaboration avec une technologie utilisant des nano tubes de carbone, et le centre d'art, de science et de technologie du MIT.
Rédemption de la vanité, Diemut Streb, 2019
Cette technologie, elle, sera à la disposition des artistes, ce qui devrait racheter le pêché de vanité d'Anish Kapoor. La "rédemption" porte ici bien son nom !
Mais les raisons de cette colère et de cette guerre d'artistes sont surtout qu'Anish Kapoor n'a pas choisi n'importe quelle couleur, il a choisi celle qui, avec le rouge, a le plus de valeur symbolique aux yeux des humains. Le noir est la couleur matricielle des débuts du monde avant que la "lumière soit", de l'infini, de l'absence de toute chose. C'est la couleur des ténèbres puis du feu consommé, qui fait appel à nos origines primitives : le noir représente, comme le chante Orphée, les "mères des dieux et des hommes, origine de toutes choses créées". Depuis les débuts du monde on célébrait dans des grottes et des lieux sombres le mystère de la vie et la matrice sacrée des mères, à l'origine de l'humanité. Le noir est pour cela la couleur primordiale de tous les récits de la création du monde, partout dans le monde. Le noir est ainsi annonciateur des débuts, d'une évolution et d'une transformation, car il n'existe que par opposition au blanc, à la lumière. C'est la couleur du renoncement, du corps prisonnier, de la mort, et de l’œuvre au noir alchimique, annonciatrice d'une évolution du corps vers la lumière de l'esprit, de la connaissance. Le noir a ainsi donné sa symbolique de renoncement et de lumière à venir à l'austérité religieuse et puritaine, donnant elle-même naissance au minimalisme puis au luxe, comme couleur classique par excellence.
Le noir n'est d'ailleurs pas scientifiquement une couleur car il les absorbe toutes en n'émettant aucune lumière. Il est défini depuis ses origines et par le langage non pas par sa valeur chromatique mais par la matière qu'il recouvre et sa luminosité : on parlait de noirs au pluriel en le confondant avec le bleu ou le vert dans les langues grecques ou romaines à l'époque où il était compliqué de teindre en noir, ou en le définissant de deux manières différentes, le noir mat (ater, à l'origine du mot "atroce" en latin, ou swart en germain) noir inquiétant et mortifère, et le noir brillant (niger en latin ou blaek en germain) lumineux, instrument de connaissance, comme l'explique Michel Pastoureau dans son livre Noir, histoire d'une couleur. Blaeck et blank (noir et blanc) ont d'ailleurs la même étymologie germanique, blik-an, qui signifie briller. En s'appropriant l'usage de cette matière du vide, Anish Kapoor s'est également approprié toutes ses symboliques, fondamentales dans la quête de représentation du mystère de l'humanité ou de la spiritualité.
Lorsque Yves Klein dépose son fameux bleu, il est lui aussi -et bien avant Kapoor- dans cette démarche de recherche d'une couleur transcendantale, symbolisant non plus la matière mais l'esprit, l'immatériel. C'est également le parcours qu'avait suivi le suprématiste russe Kasimir Malévitch 40 ans avant lui, sans pouvoir trouver de noir aussi profond que le Vantablack ou le NANOblck -qui l'auraient probablement obsédé tout autant !
Yves Klein développe son IKB (International Klein Blue) avec l'aide d'un quincailler, Edouard Adam, et le dépose le sous enveloppe Soleau. Plus connu sous le nom de "Bleu Klein", ce n'est pourtant pas une couleur qui est déposée ici non plus, mais le mélange scientifique qui aboutit à cette nuance et ce rendu de "bleu hors dimension". Le bleu est, comme le noir, la couleur de l'infini, mais symbolise le ciel, le rêve, le "sang de corps de sensibilité" comme le dit Klein. Il n'est pas, à contrario du noir, la symbolique du corps ou de la mort mais de l'esprit, de l'évasion. Klein en fait sa marque de fabrique, sa couleur signature, bien qu'il n'ait pas travaillé qu'avec le bleu.
On remarque d'ailleurs que pour les trois artistes mentionnés dans cet article, ce n'est pas seulement le monochrome mais également la forme ronde qui ressort. Cette forme ronde est, elle aussi, hautement symbolique car c'est l'une des formes les plus anciennes au monde : elle fait référence à la lune, astre vénéré par les anciens, à la nature dans sa globalité, c'est la rondeur du ventre de la femme qui donne la vie, symbole de la complétude, de l'union, de la perfection et de l'équilibre.
Monochrome bleu sans titre, 1959 © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris
Monochorome bleu sans titre, 1958, © Succession Yves Klein c/o ADAGP Paris
Pour revenir au bleu Klein, on a longtemps fabriqué du bleu avec du lapis lazuli, pierre semi précieuse qui valait à ce bleu un prix exorbitant et qui en faisait une teinture réservée aux nobles, avant qu'on réussisse à la produire synthétiquement. Klein, dans sa formule d'IKB, associe un bleu outremer synthétique (qu'il trouve en magasin de peinture) à un liant particulier conseillé par le quincailler (le Rhodopas, fabriqué à l'époque par Rhône-Poulenc) qui lui permet de fixer les pigments en gardant l'effet poudré qui lui donne une profondeur exceptionnelle et pure, pour mettre ne valeur ses recherches artistiques. Ce mélange particulier et sans huile permet de garder les pigments pulvérisés avec leur aspect velouté sans les lier entre eux, tout en les fixant sur un support.
Ex-voto dédié à Sainte-Rita de Cascia par Yves Klein, 1961 - Monastère de Sainte Rita, Cascia, Italie - © Adagp, Paris 2007
Yves Klein obtient ainsi "la plus parfaite expression du bleu" qui lui permet de rendre visible l'immatériel, d'accéder à l'absolu et de transcender la chair dans une quête artistique, spirituelle et alchimique incarnée dans la sainte Trinité rose, bleue et dorée. Son rose Monopink™ semble être une marque déposée (d'où le trademark) mais il ne semble pas ici que ce soit la couleur qui soit déposée mais plutôt le principe du monochrome rose, l'artiste ayant aussi déposé le Monogold qui est un monochrome à la feuille d'or, l'or étant un matériaux et non une couleur protégée.
Klein, dans sa démarche, a donc déposé une technologie semblable à celle de Kapoor, mais en déposant une seule nuance de bleu (et non le bleu dans sa globalité) et un concept monochromatique, liés à une démarche plastique et spirituelle.
On peut donc facilement comprendre les limites soulevées par le fait de déposer une technologie sur la création et l'usage d'une couleur chez les artistes, mais qu'en est-il dans le domaine des marques ? Est-il légalement possible de déposer une couleur, et d'en faire sa signature visuelle ? C'est ce dont nous parlons dans notre article sur la couleur et les marques.
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