La couleur et les marques, toute une question d’identité !

28 septembre 2022  |   1 Commentaires   |    |  

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Comme l'écrit Michel Pastoureau dans son Dictionnaire des couleurs de notre temps, "une couleur qui n'est pas regardée est une couleur qui n'existe pas". S'il faut la regarder pour qu'elle existe, alors, plusieurs marques ont réussi à non seulement donner vie aux couleurs mais surtout à les transformer en symboles vecteurs de leur identité. À tel point qu'aujourd'hui lorsque l'on pense à certaines couleurs on les associe quasi simultanément à des marques : rouge Louboutin ou Ferrari, jaune Guy Cotten, orange Hermès... Mais une marque peut-elle réellement s'approprier légalement une couleur, dans ce monde où tout est image ?

L'aspect juridique du dépôt de couleur

Juridiquement il est interdit de breveter une couleur, encore moins l'une des six couleurs de l'arc-en-ciel, ni le blanc ou le noir ! On a d'ailleurs vu dans un précédent article sur les couleurs déposées et exclusives, certains artistes ont obtenu l'utilisation exclusive de certaines nuances et matières mais cela crée des tensions notables. Il est néanmoins possible pour une marque de déposer une nuance ou combinaison de nuances, protégées par Le Code de Propriété Intellectuelle comme "des dispositions, combinaisons ou nuances de couleurs" (article L.711-1).

- Par disposition de couleurs, on entend la forme donnée à ces couleurs par leur agencement spécifique. Pour le logo graphéine, c'est par exemple le rouge et le blanc dans deux carrés formant un rectangle. Pour celui des Jeux Olympiques, c'est l'assemblage des 5 anneaux monochromes. Chaque couleur telle quelle n'est pas forcément déposée mais leur disposition spécifique est chargée symboliquement de l'identité de la marque.

- Les combinaisons de couleurs sont l'ensemble des couleurs que l'on retrouve sur un logo, prises comme un tout pour identifier la marque. Par exemple, les couleurs d'IKEA, Mastercard ou Fanta. Les couleurs sont protégées dans cet ensemble, mais ne donnent pas de droit à la marque d'utiliser une seule couleur séparément.

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Ici, les références couleurs des anneaux olympiques telles qu'on les trouve dans la charte graphique à découvrir dans notre article à ce sujet.

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- Les nuances de couleurs sont les déclinaisons spécifiques d'une couleur, comme le violet Milka "Paisley Purple" 17-3730TP de Pantone", ou le rouge "Chinese Red" 18-1663 de Louboutin. On pense au jaune Pantone 109C de NIKON, au Pantone Process Cyan 100% de Décathlon ou au bleu Pantone 288 U de Petit Bateau.

Quelques nuances pour déposer une couleur de marque

Bien que la nuance soit déposée, leur protection légale s'étend néanmoins aux teintes, dispositions ou combinaisons de couleurs similaires : on ne peut pas s'approprier les couleurs d'une marque en les modifiant d'un ton plus clair par exemple. C'est également le cas pour les semelles rouges de Louboutin, dont on parle plus bas. Une autre marque de chaussures ne peut pas apposer du rouge, même différent, sur ses semelles extérieures, car cela crée un risque de confusion chez la clientèle.

Le dépôt d'une couleur reste néanmoins heureusement difficile et compliqué pour les nouvelles marques, il faut pour cela lui donner une forme (ou des limites dans l'espace) et une teinte spécifique et universelle reconnue, comme une nuance Pantone. La marque se doit également d'être distinctive et spécifique, et non utilisée pour un produit qui s'apparente à cette couleur ; la couleur "orange" ne peut donc pas être déposée seule par exemple, car elle est trop vague, en encore moins pour une marque de jus d'oranges : il faut en préciser la nuance spécifique, comme l'a fait la société Orange avec le pantone 151 ou Hermès avec son orange spécifique.

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Une couleur définie appliquée sur une partie d’un produit est donc protégeable en tant que marque à condition d'être représentable graphiquement et d'être distincte, reconnaissable (pour Loutoutin le rouge est déposé et délimité sur la semelle extérieure). Cette particularité, souvent appliquée dans le domaine de la mode, est spécifique à ce qu'on appelle les "marques de position" ; la marque se caractérise ainsi par l'endroit précis où ce signe (un élément de décors sur une monture de lunettes ou une couture sur une paire jeans par exemple) est apposé.

Il faut aussi ne pas confondre les couleurs protégées à titre de marque, dont les nuances créent la signature de la marque et qui peuvent prétendre à une attaque pour contrefaçon, comme le rouge Louboutin, et celles faisant partie de l'identité visuelle de l'entreprise, qui composent le logo, la charte ou apparaissent dans la communication de l'entreprise, comme la nouvelle couleur verte du grand magasin Printemps.

Louboutin, la marque de couleur rouge, doit son identité à un flacon de vernis

On associe très souvent la couleur rouge, dans le luxe, aux semelles du chausseur Louboutin. Dans un reportage qui lui est dédié "Sur les pas de Christian Louboutin", on apprend que la semelle rouge, la signature de la marque, "n'est pas née d'une idée mais d'un dessin". Alors qu'il observe l'un de ses modèles d'escarpins à la semelle encore noire il réalise que le dessin, réalisé avec de nombreuses couleurs, lui plaît plus que la chaussure finalisée. Son assistante qui essayait les souliers se vernissait alors les ongles en rouge, et cela lui donne l'envie d'ajouter de la couleur au modèle pour se rapprocher du dessin. Après négociation il lui emprunte son pot et vide le vernis rouge sur la semelle. Il note en discutant avec une cliente qui affirme de pas aimer les couleurs qu'elle porte tout de même du rouge, ce à quoi elle répond "le rouge c'est différent, c'est bien plus qu'une couleur" ! Sa signature est née.

Les semelles rouges existaient avant Louboutin

Étonnamment, le soulier à la semelle teintée de rouge existait déjà bien avant Christian Louboutin, mais ce n'est pourtant pas cette anecdote qui a inspiré le créateur. Les premières semelles rouges sont portées par un roi de France : sur le Portrait de Louis XIV en costume de sacre de Hyacinthe Rigaud, en 1701 (ci-dessous, à droite), on voit que si les souliers sont blancs, ses semelles de talons et les nœuds sont rouges ! Cette spécificité vient d'un repas aux Halles de Paris, marché géant de l'époque, où les souliers du Roi baignent et se teignent dans le sang de bœuf, sans pour autant se salir. Le roi lancera ensuite cette mode de souliers à talons rouges auprès des aristocrates, qu'on appellera alors les "talons rouges".

C'est un moyen pour démarquer leur "supériorité" sur le petit peuple, qui, ne portant pas de talons, se détrempait les chaussures dans le sang, incapable de les garder immaculées; et symboliquement pour souligner le fait que les aristocrates sont au-dessus des autres... On pourrait aussi dire que lorsque l'on a réellement une légitimité de statut ou de pouvoir on n'a pas besoin de le prouver par des symboles ou des marques... mais encore faut-il pouvoir se détacher de ces symboles. Les rois et reines n'ont probablement rien à prouver à personne (quoique) mais sont des symboles vivants en eux-mêmes, et qui dit symboles dit représentations visuelles marquantes.

louboutin-louis-XIV-chaussures-rougesPeter Lippman, Les Promises de l’Hiver inspiré de Marie Guilleme Benoit – Portrait d’une Négresse pour la collection automne hiver 2011-2012 de Louboutin, à gauche - Portrait de Louis XIV en costume de sacre de Hyacinthe Rigaud, en 1701, à droite

Longtemps, les talons ont été portés par des hommes : soit par des cavaliers, soit par les riches de ce monde qui n'avaient pas la nécessité de marcher et avaient le luxe d'être portés ou déplacés d'un lieu à un autre, qui plus est sans se salir dans les rues jonchées d'immondices. Les femmes les enfileront ensuite, ce qui contraint leur silhouette à des canons de beauté spécifiques comme le font les corsets de l'époque, puis la révolution viendra mettre un terme à l'usage des talons et autres signes de richesse de l'aristocratie. Dans les années 90, les talons sont pour les femmes qui travaillent un moyen de se hisser symboliquement au même niveau que les hommes voire au-dessus d'eux (tout en étant toujours encore un instrument de torture du corps féminin, car le confort n'est pas au rendez-vous). Aujourd'hui, les talons Louboutin sont un signe extérieur de richesse, certes, mais sont surtout portés comme une armure pour doublement déstabiliser les hommes : par la hauteur qu'ils confèrent à la femme et par leur symbolique chromatique.

La symbolique ambivalente de la couleur rouge

Michel Pastoureau explique que le rouge est la couleur la plus connotée des couleurs, que son nom est synonyme de "coloré" dans plusieurs langues, de "beau" ou "riche". Le rouge est le symbole suprême de la vie, du sang, la couleur originelle et charnelle par essence dont on recouvrait les morts et les statuettes destinées aux déesses mères. Le rouge possède toujours une ambivalence qui lui donne tout son intérêt : c'est autant la couleur de la vie que celle de la mort, du luxe aristocratique et du pouvoir impérial que de la luxure des bas quartiers rouges. On en parlait aussi dans notre (merveilleux) article sur le logo et les publicités sexistes d'adopteunmec.

Le rouge passion, c'est également à la fois celui des prostituées et des mariées (jusqu'au XIXe les robes étaient rouges et encore aujourd'hui dans certains pays comme l'Inde). Le rouge est érotique, désirable et dangereux, vénéré comme le sang du Christ et dangereux comme le rouge des flammes des enfers. On peut lire sur le site du chausseur que "marcher en Louboutin, c’est marcher avec passion, sensualité, force, amour, confiance en soi, et cette irrésistible insouciance de l’élégance à la française." Pour le confort, on passera, mais c'est une autre affaire.

Ferrari n'aime pas que l'on joue avec le rouge de sa marque

Lorsque Ferrari lance une voiture de couleur rouge, ce n'est pas par choix -contrairement à ce que l'on pourrait penser- mais parce que ce rouge était la couleur officielle de toutes les voitures de course italiennes dans les années 1920 ! Les françaises étaient bleues, les anglaises vertes et les allemandes grises. Ferrari mais aussi Alfa Romeo ou Maserati ont donc des voitures teintées du "rouge course", le fameux "rosso corsa". La première Ferrari sera d'ailleurs non pas rouge mais jaune, comme le jaune de l'écusson au cheval cabré, couleur de la ville de Modène ! C'est le succès des courses qui pousse Enzo Ferrari à lancer des voitures de route de couleur rouge, qui marqueront tant les esprits, pour la symbolique de leur couleur, et en contraste avec les voitures noires de l'époque. Aujourd'hui, Ferrari décline ses modèles en 6 nuances de rouges, qui sont ceux qui se vendent le mieux... mais aussi en bleu, noir, gris ou jaune.

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Quelques déclinaisons du rouge Ferrari issues du configurateur en ligne de la marque, et la Purrari de Deadmau5 (dans un magnifique photomontage)

Le fabriquant interdit néanmoins le rose ou les déclinaisons dites "Pokémon", qui "ne correspond pas au caractère de la marque", et n'hésite pas à mettre des stars ou personnalités publiques sur liste noire pour l'achat des voitures en édition limitées, ou à poursuivre en justice ceux qui ne respectent pas les valeurs de Ferrari en détournant la couleur ou les accessoires des voitures sans passer par des professionnels possédant une licence pour la marque.

En 2014 le DJ Deadmau5 a repeint sa voiture en bleu avec le motif du "nyan cat", un mème populaire, en changeant le logo de Ferrari en Purrari (le verbe purr signifie ronronner en anglais), avant de la mettre en vente une année plus tard sur leboncoin local. Ferrari a porté plainte pour violation de copyright lié au détournement et changement de logo, et manquement de respect à "l'accord sur le droit refus" que les acheteurs signent en achetant une Ferrari -cet accord stipule que Ferrari a la priorité sur le rachat d'une Ferrari et peut empêcher une revente.

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La Purrari de DJ Deadmau5

Le DJ a pris soin de remettre la voiture dans son état d'origine et de la revendre pour ne plus en entendre parler...

Pourquoi les cirés de la marque Guy Cotten sont-ils de couleur jaune ?

Pour continuer sur les marques et leurs couleurs, vous vous êtes peut-être déjà demandé pourquoi les fameux cirés de Guy Cotten sont jaunes ? Là non plus, ce n'est pas par choix esthétique, mais avant tout pour des raisons de sureté. Le jaune, lumineux, est en effet la couleur la plus facilement repérable, surtout par contraste avec le bleu sombre de la mer ou dans le brouillard. Et dans la mer, il faut pouvoir voir et repêcher le plus rapidement possible les marins et les pêcheurs passés par-dessus bord ! Lorsque Guy Cotten et son épouse Françoise créent la première veste de marin en PVC aux rabats et coutures étanches (qui n'a rien d'un ciré, d'ailleurs : les cirés tirent leur nom du coton ciré que l'on utilisait avant l'invention de monsieur Cotten !) ils révolutionnent le monde maritime en créant un uniforme robuste et imperméable, à la couleur reconnaissable parmi toutes, qui deviendra très vite synonyme de "l'abri du marin".

Le tissu utilisé pour réaliser les vestes et pantalons et créé en exclusivité pour la marque, mais dans des nuances de jaune un peu différentes, suivant la spécificité du tissu. Car ce n'est pas pour la symbolique du jaune ni pour son esthétisme que Guy Cotten a choisit cette couleur, mais pour la visibilité de sa valeur chromatique qui varie selon la technicité du tissu.

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Guy Cotten, la marque jaune, Erwan Chartier-Le Floch, ArMen 172

Pour la petite histoire (parce qu'on aime ça) Guy et Françoise ouvrent un atelier à Concarneau en 1964 et commencent à découper et assembler eux-mêmes les vestes et les pantalons, une trentaine par jour. Guy passe le week-end sur les ports à présenter et faire tester ses produits, qui sont rapidement adoptés. Passionné, Guy n'hésite pas à se jeter à l'eau pour en montrer l'efficacité et surtout à demander des retours à ceux qui les utilisent, pour sans cesse les améliorer : les commandes affluent. En un an, ils passent à 10 salariés et déménagent dans un entrepôt plus vaste. Le graphiste Alain le Quernec réalise le fameux logo du bonhomme jaune 10 ans après la création de la première veste, pour exporter les produits : ni le logo ni la veste n'ont changé depuis, symbolisant la durabilité de la marque Bretonne !

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Les procès pour non respect de l'exclusivité d'usage d'une couleur de marque : le cas Louboutin

Pour Louboutin, Milka ou même Guy Cotten, la couleur est devenue un signe distinctif de la marque et est associée au produit dans l'esprit du consommateur. Si les semelles rouges de Christian Louboutin lui valent une belle notoriété depuis la création de ce signe distinctif en 1992, peut-on pour autant affirmer que cette couleur fasse partie de son identité et que l'utilisation de cette couleur rouge sur une semelle puisse être protégée ?

Dans la mode, les signes distinctifs apposés sur des produits (ici, le rouge sur la semelle ou le jaune du ciré) dépassent le simple esthétisme pour devenir signes distinctifs de la marque et donc composants majeurs de celle-ci. Poser la question de la protection de ce signe revient à se poser la question de l'identité de la marque avec laquelle elle est confondue.

Louboutin n'a pas hésité à attaquer en justice plusieurs marques dans plusieurs pays parce qu'elles avaient créé des escarpins à semelles rouges, comme Zara, Van Haren ou YSL. Juridiquement parlant, la Cour constate à l'époque qu’une couleur en elle-même, sans délimitation dans l’espace, ne pourrait constituer une marque. Or avant 2012, lors de son procès avec Zara, la marque Louboutin avait déposé la spécificité d'"une semelle de couleur rouge" mais ni la forme ni le rouge n'étaient définis : la cour d'appel de Paris affirmera la nullité de cette marque pour manque de précisions et de référence.

Louboutin se protège ensuite d'avantage en déposant alors sa marque et sa couleur en tant que marque de position en 2014 dans les termes suivants : « la couleur rouge (Pantone 18-1663) appliquée sur la semelle d’une chaussure telle que représentée (le contour de la chaussure ne fait pas partie de la marque mais a pour but de mettre en évidence l’emplacement de la marque) » avec l'illustration suivante, qui lui donne raison contre la marque Van Haren.

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Le tribunal américain, lors d'un autre procès de Louboutin contre YSL, affirmera que "dans l'industrie de la mode, la couleur a des fonctions esthétiques et ornementales décisives pour alimenter la compétition" mais qu'une couleur peut-être considérée comme marque "sauf si (le reste de la chaussure) est de la même couleur" : le soulier d'Yves Saint Laurent étant un monochrome complet, les poursuites sont abandonnées au bout de 18 mois.

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En revanche, Guy Cotten n'a pas déposé la couleur jaune comme signe distinctif de sa marque, bien qu'il a été le premier à l'utiliser et qu'il soit la référence des habits de marins. C'est pour cela qu'aujourd'hui de nombreuses marques, comme Petit Bateau, utilisent ce jaune emblématique sans courir de risque de procès. On pourrait imaginer que Cotten dépose néanmoins un jour son jaune, obligeant les autres marques à abandonner les cirés jaunes. Il faut souligner néanmoins le fait que cette couleur sert ici à sauver des vies, et que c'est plutôt admirable de la part de Cotten ne pas avoir jusque-là même songé à empêcher les autres marques de l'utiliser. Mais, comme on le disait plus tôt, y a-t-il vraiment un intérêt à revendiquer sa légitimité à travers un symbole lorsque l'on est déjà une référence ?


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1 commentaire :

  1. Debouige :

    Article remarquable. Très intéressant. Merci

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