Cet article est le premier d’une série en VI actes de l’histoire de l’affiche de théâtre en France. Elle retrace l'origine des affiches de théâtre et leurs spécificités, miroir de notre société évoluant du tout texte à l'image, en passant par la création typographique et les supports numériques.
À paraître :
ACTE I - L’âge d’or de l’affiche au XIXe siècle
ACTE II - Les Trente Glorieuses 50/70
ACTE III - L’héritage de l’école polonaise et les années 70/80
ACTE IV - Les affiches du théâtre de la Colline, de Batory à l’atelier ter Bekke & Behage
ACTE V - L’intrusion de l’art contemporain
ACTE VI - La décennie des réseaux sociaux + épilogue, le règne typographique
L’affiche comme miroir de notre société
C’est une banalité de le dire, mais au-delà de ce que l’affiche est censée annoncer, vendre ou communiquer, sa présence sur les murs raconte l’environnement qui l’a créé. « L’image nous renseigne plus sur la société qui la regarde que sur elle-même » précise l’historien Benjamin Stora. L’image parle aussi de nous, de notre regard de spectateur.
Longtemps, l’affiche ne fut que le parent pauvre du graphisme. Un simple support disparaissant au fil de l’affichage et du renouvellement des informations. À la fin du XIXe siècle, l’affiche descend dans la rue et c’est l’art des peintres affichistes qui séduit les citadin.es. C’est le moment où l’identité française du graphisme prend réellement naissance.
En Mai 68, les affiches deviennent revendicatives des maux de la France et “les murs prennent la parole !” En parallèle, la publicité va se mettre à crier très fort au point d’envahir l’espace public ! Très tôt, Gérard Paris-Clavel, un des acteurs de mai 68 et cofondateurs de Grapus en 1970, s’est insurgé contre cette communication commerciale dévorante.
« La plupart des images actuelles sont liées à des événements qui se succèdent à une vitesse effrénée. Elles naissent et s’éteignent avec l’événement. Parce qu’elles sont remplacées très vite par d’autres formes, l’œil n’a pas le temps de s’approprier ces formes éphémères, indépendamment de ce qu’elles véhiculent. »
Pourtant, l’affiche de théâtre s’inscrit dans une temporalité parallèle, elle peut même ralentir le temps. Plus d’injonction à consommer, à acheter. Et l’on découvre que l’affiche de théâtre peut être perçue comme un moment de poésie, une possibilité d’imaginaire. C’est Guillaume Apollinaire, déjà, en 1913, dans son poème “Zone”, en ouverture d’“Alcool”, qui proposait un “manifeste” pour une écriture nouvelle et moderne à travers les affiches :
[…] « Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut.Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux » […]
Il faudra attendre les années 1970 et 1980 pour que les graphistes s’approprient l’affiche culturelle comme support privilégié d’une expression d’auteur. Ils vont alors reconquérir la place du peintre affichiste représenté par Toulouse-Lautrec et s’imposer dans la ville.
Michel Bouvet, l’un des graphistes les plus connus en France pour ses affiches de théâtre en fait le constat. « L’image aujourd’hui stigmatise plus que de raison, chacun voulant voir ce qu’il veut bien voir ! » Rien de surprenant à ce qu’aujourd’hui, les théâtres (souvent publics) se détournent de l’image pour des affiches où la typographie prend toute la place. On en parlera un peu plus tard dans un autre article.
L’histoire de l'affiche de théâtre, ça n'existe pas encore
De nombreux livres existent sur l’Histoire de l’Affiche, tout comme sur l’Histoire du Théâtre. Mais sur l’Histoire de l’Affiche de Théâtre… rien ! Il suffit de faire une recherche Google pour le constater, il n’y a pas de publications… (n'hésitez pas à nous partager si vous connaissez des ouvrages à ce sujet).
Étonnamment, les ouvrages abordant l’histoire du graphisme ne s’arrêtent qu’accessoirement sur l’affiche de théâtre. On glorifie à juste titre l’affiche commerciale de Capiello, de Cassandre puis plus tard de Loupot, Colin, Savignac ou encore Villemot, mais tous ces grands affichistes n’ont pas ou peu touché aux affiches de théâtre.
On archive les affiches politiques ou de propagande, mais on ne garde pas les affiches de théâtre. Rares aujourd’hui sont les théâtres qui ont conservé leurs affiches au cours des années. Ce sont souvent les graphistes eux-mêmes qui se préoccupent de cet aspect patrimonial.
Et même Roland Barthes, dans ses incontournables “Mythologies” ne l’aborde pas, alors qu’il prend le temps de réfléchir à l’affiche politique, à la couverture de Paris Match où à la photographie du studio Harcourt. À une époque pourtant où les théâtres étaient toujours plus nombreux à ouvrir à Paris.
Avant de lever le rideau pour l’Acte 1, nous allons poser quelques balises qui vont nous permettre de mieux cerner les particularités du théâtre. Car la vie de l’affiche de théâtre ressemble, au final, à une grande narration dramaturgique avec ses lieux emblématiques, ses personnages qui prennent la lumière ou disparaissent dans l’ombre, ses coups d’éclat et ses trahisons.
Les lieux du théâtre
Le théâtre a plus de 25 siècles d’existence. Au Ve siècle av. J.-C., il y a la Grèce antique avec la comédie et la tragédie. Puis Rome. Avant d’être un spectacle vivant, le théâtre est un lieu de visibilité et de démocratie. Et son architecture va répondre à cette nécessité, celle de permettre à chacun de voir et entendre un spectacle offert.
Au Moyen-Âge, c’est en place publique et sur le parvis des églises que le théâtre existe entre lieu scénique et espace sacré. Ce sont les mystères et les farces. Partout en France on applaudit la “Farce de Maître Pathelin”, crée en 1464.
Il s’agit avant tout d’éduquer et de divertir le peuple. On joue des soties, de courtes satires qui traitent de l’actualité. Et souvent le public prend part au spectacle. Ainsi, pendant 20 siècles, le théâtre est un espace ouvert en plein air, plus proche du stade et du spectacle de rue que du théâtre à l’italienne.
À la Renaissance, le théâtre se replie sur des lieux fixes et clos. Il n’est plus accessible librement et se joue désormais pour un public qui en a les moyens puisqu’il faut payer pour assister au spectacle. On a tous en tête la première scène du “Cyrano de Bergerac” d’Edmond Rostand avec une vraie séparation entre les spectateurs les plus aisés, assis en loge et les plus modestes en bas et debout ou encore regroupés sur des gradins en fond de salle.
C’est l’époque où les premières affiches de théâtre relaient ce que les crieurs ont pu annoncer dans la rue. Elles sont généralement typographiques et de formats moyens, une seule couleur et rarement illustrées.
Puis viendra le théâtre à l’italienne qui s’impose dans toute l’Europe. C’est le modèle de la salle Richelieu de la Comédie Française à Paris.
La scène se transforme en boîte à images, le public étant dans un rapport frontal avec le spectacle. La vue que l’on a de la scène dépend, là encore, de sa classe sociale. Le lieu ainsi créé restera la norme jusqu’à la fin du XIXe siècle. Et pour ce qui est de l’affiche de théâtre grand public, ce sont les premiers pas de la chromolithographie, en 1827, qui marquent véritablement sa naissance.
Au début du XIXe siècle, Paris connait une incroyable effervescence, les théâtres se multiplient à vive allure et l’affichage public, peu réglementé, déborde largement des murs. À partir de 1853, les travaux entrepris par Haussmann favorisent la diffusion des affiches. Des quartiers entiers sont couverts de palissades où elles sont placardées.
En 1868, l’imprimeur Gabriel Morris importe d’Allemagne, la colonne d’affichage en fonte et de forme cylindrique que nous connaissons encore aujourd’hui. À cela s’ajoutent les supports mobiles comme le fiacre-réclame ou l’homme-sandwich.
Au début du XXe siècle, le théâtre de “boulevard” est ce qui remplit le mieux les salles avec des intrigues légères à quiproquo. On se distrait avec Feydeau ou Labiche. Puis viendra le “temps des metteurs en scène” qui bousculeront les codes du théâtre. Les expérimentations fleurissent au gré des créations. Avec toujours comme souci de questionner le rapport social au public.
Le "Théâtre du Soleil" à Vincennes, dirigé depuis de nombreuses années par Ariane Mnouchkine, en est encore un vibrant exemple. À la Cartoucherie, les comédiens se préparent à la vue des spectateurs, s’occupent de leur placement dans la salle et tout le monde partage un repas à l’entracte.
“Soyons réaliste, demandons l’impossible !”. En mai 68 et le théâtre, comme d’autres domaines artistiques, deviendra contemporain. À la fin des Trente Glorieuses, c’est une véritable explosion théâtrale que connait Paris, tant les lieux qui ouvrent sont importants.
Le théâtre en France, et ses nuances
Paris offre aujourd’hui plus de 150 lieux de spectacle vivant. Du plus petit, la “Petite Loge” dans le quartier Saint-Georges et ses 25 sièges, au plus imposant, le “Théâtre du Châtelet”, au cœur de Paris qui compte 2 500 places. En 2022, ce sont 90 000 représentations de théâtre qui ont été jouées en France, ce qui est considérable. Sur la scène parisienne et tout au long de l’année, on peut découvrir 300 spectacles par semaine (450 en haute saison). Il est donc illusoire de vouloir dresser un panorama exhaustif de l’affiche de théâtre sur un nombre de lieux aussi importants et diversifiés.
D’autant qu’il faudrait distinguer théâtres publics et théâtres privés, majoritairement parisiens. Au regard de l’histoire théâtrale, cette distinction est un phénomène récent puisque le théâtre privé est né au XVIIIe siècle.
Théâtre privé / théâtre public, c’est quoi la différence ? D’un côté, le théâtre privé regroupe des structures commerciales soumises au principe du marché. De l’autre, le théâtre public, comme son nom l’indique, est un service public, financé par les fonds publics gérés par l’État, les Régions et autres collectivités territoriales.
Le répertoire (plus accessible), non subventionné (le prix des places dans le privé est plus élevé), le nombre de représentations mais aussi les spectateurs constituent souvent des signes distinctifs entre privé et public. C’est dans le privé que les stars connues du grand public attirent le plus de spectateurs.
Théâtre public et théâtre privé, deux stratégies de communication distinctes
Le terme générique de théâtre public regroupe une grande hiérarchisation des lieux de représentation.
Les Théâtres Nationaux, les plus prestigieux, sont au nombre de 6, dont 5 à Paris ! La Comédie-Française, l’Odéon, Chaillot, le théâtre de la Colline, le Théâtre National de Strasbourg, l’Opéra et l’Opéra-Comique.
Les Centres Dramatiques Nationaux (CDN) ont été mis en place par l’État en 1947 avec la décentralisation théâtrale. On compte 38 CDN qui maillent le territoire.
Les Scènes Nationales ont été créées en 1980 puis installées en 1991, on en dénombre 78. Elles regroupent sous une dénomination commune les maisons de la Culture, les Centres d’Actions Culturelles et les Centres de Développement Culturel.
Cette grande diversité et ce nombre important de salles vont avoir comme conséquence d’encourager une concurrence réelle entre les établissements. D’autant qu’un même spectacle peut se retrouver aussi bien dans un théâtre public que privé.
On commence ainsi à percevoir le rôle de la communication des théâtres. Avec des caractéristiques bien établies. Pour simplifier, on pourrait expliquer que le théâtre public vend des abonnements en début de saison quand le privé vend des billets de chaque spectacle à l’unité. D’un côté on fidélise sur une saison, de l’autre, c’est pour chaque spectacle qu’il faut communiquer.
En termes de communication visuelle et d'affiches, le théâtre public offre, depuis plus de 50 ans, une diversité et une créativité graphique permettant d’appréhender les grandes tendances, et évolutions majeures. Le théâtre privé se résumant trop souvent à l’affichage patchwork commercial que l’on trouve sur le quai du métro, dont on ne perçoit que l’image et le nom d’un ou des acteurs les plus connus. Nous allons donc nous restreindre au théâtre public pour cette série d'articles.
La communication dans le théâtre public
Dans l’environnement du théâtre public, la nomination d’un directeur ou directrice s’accompagne généralement d’un changement de communication. Il s’agit souvent de donner une nouvelle visibilité à une programmation et un état d’esprit renouvelé. Qui dit nouvelle direction, dit nouveau graphiste (les exceptions sont rares !). Un directeur nommé arrive avec son graphiste et repart avec… ! Pendant de nombreuses années, la communication fut confiée à des graphistes auteurices ou à des petites structures indépendantes. Ce n’est que récemment que des agences de communication visuelle interviennent dans le champ culturel.
Michal Batory, graphiste polonais très présent à la fin du XXe siècle (cf photo d'affiche; à droite), explique cette distinction qu’il a découverte en arrivant à Paris dans les années 1980. On en parle dans l'acte IV.
« Il y avait un énorme fossé entre la publicité et le graphisme culturel. Les deux mondes se détestaient, ce qui est un phénomène proprement français. Je me suis orienté du côté culturel et j’ai vu ce mépris pour la publicité jusque dans les années 1990. À mon avis, aujourd’hui, ce clivage se fond. Les graphistes réalisent des campagnes de publicité, les théâtres embauchent des agences de communication. Dans les années 1990, cela aurait été impossible ! Les graphistes obtenaient toutes les commandes, de la ville, de la région, etc. Les théâtres travaillaient uniquement avec des artistes. »
Après avoir rencontré les lieux du théâtre et son organisation, il est grand temps de couper les portables pour le lever de rideau… l’Acte I de notre épopée de l’affiche de théâtre peut commencer !