Graphéine – Agence de communication Paris Lyon

Raymond Loewy, le designer français qui a marqué les États-Unis

loewy-cover

loewy-cover

"Esthéticien industriel" tel qu'il se définit, Raymond Loewy (1893-1986) est un pionnier du design industriel, qui séduit consommateurs et clients. Français, il refait sa vie outre Atlantique et révolutionne la praticité des objets du quotidien des nord-américains, tout en concevant les logos iconiques. Loewy aime à rappeler que dans les années 50, 75% des habitants des États-Unis sont quotidiennement en contact avec son travail.

Il faut évidemment replacer ce designer dans un contexte marqué par la naissance de la société de consommation, après les Guerres Mondiales, leur austérité, et leurs restrictions. Loewy commence sa carrière dans les années 1930 et la poursuit en parallèle des 30 glorieuses, après la seconde Guerre, jusqu'à la fermeture de ses agences dans les années 70 lors du crash boursier. Son travail est le reflet d'une époque à la Mad Men où l'on cherchait à vendre toujours mieux aux nouveaux ménages enrichis, dans un contexte de capitaliste frénétique, où les biens de consommation apportaient à la fois confort et émancipation.
De nos jours, ses propos paternalistes, souvent racistes ou sexistes peuvent lui être reprochés (notamment suite à la lecture de son livre "La laideur se vend mal", 1959) —d'où l'intérêt de les rattacher à cette époque. Loewy adhère parfaitement à cette mouvance capitaliste, repensant aussi bien des tasses que des intérieurs d'avion, bien loin de s'intéresser aux préoccupations écologiques (alors inexistantes chez les occidentaux, puisqu'elles apparaîtront dans les années 60) ou à la finalité des objets qu'il crée, pourvu qu'ils soient plus esthétiques et pratiques —et donc se vendent mieux. On lui doit néanmoins d'avoir conçu des objets durables et bien pensés, ce qui, à l'inverse, était déjà bien en avance sur notre époque pétrie d'obsolescence programmée.

La grande traversée

Après 4 ans dans les tranchées où il a d'ailleurs redessiné son uniforme -qu'il trouve laid- Loewy quitte la France en 1919 à 26 ans sur le paquebot France, après avoir perdu ses deux parents, morts de la grippe espagnole la même année. Son premier frère est déjà aux États-Unis, le second est exilé au Mexique, et Raymond veut tenter le rêve américain. Sur le France, il dessine, vend des portraits et se fait remarquer : on lui suggère de faire du design industriel, alors qu'il n'a aucune idée de ce que c'est, et que la profession telle qu'on la connaît aujourd'hui existe à peine. On parle de l'industrial design depuis 1919 aux États-Unis (même si le terme kôgyô-zuan (industrie + dessin) existe déjà depuis 1880 au Japon, pays précurseur dans ce domaine).

Son goût pour l'ingénierie ne naît pas lors de sa transatlantique, puisqu'à 14 ans déjà il conçoit et dépose un brevet pour l'Ayrel (RL comme ses initiales), un petit avion volant avec deux hélices montées sur élastique et 150 m d'autonomie, qu'il dessine et dont il fait aussi la promotion avant de le vendre au Louvre et dans des magasins en France et à l'étranger. Les revenus de cette "affaire dont il était l'ingénieur, le manufacturier, le vendeur et le publicitaire" lui permettent non seulement de passer de très belles et longues vacances, mais aussi de réaliser que "le design, l'inventivité et l'entreprise peuvent être amusantes et rentables".

Raymond Loewy connaîtra ses plus grand succès aux États-Unis, et deviendra citoyen américain en 1938, même s'il est enterré en France où il n'a pas connu de grand hommage. Une fois outre Atlantique, il réalise "le gouffre entre l'excellente qualité de la production américaine et son apparence grossière, maladroite, volumineuse et bruyante", comme il le souligne dans le livre Industrial Design. "On fabriquait à tort et à travers ascenseurs, moulins à café, grues mécaniques, etc, avec pour seule préoccupation que "ça marche". Quand vint l'ère de la production en masse, le pays fut inondé de produits souvent de bonne qualité, mais disgracieux et coûteux." Il tentera d'y remédier, avec succès, en valorisant toujours le beau côté des choses.

From rags to riches

Pendant 10 ans pourtant, à ses débuts, il emprunte de l'argent pour essayer d'avoir belle apparence et de grimper l'échelle sociale, from rags to riches comme le dit le dicton (de la misère à la fortune). Formé en tant qu'ingénieur, son premier emploi fait de lui un illustrateur de mode, chez Harper's Bazaar, après un bref passage en tant que décorateur dans les magasins Macy's -qui lui vaut d'être renvoyé dès sa première vitrine à cause de son goût pour les choses épurées (il propose un seul mannequin dans la vitrine à une époque où l'opulence était de mise).

Roi du marketing, Loewy en incarne les principes : il joue sur son image et ses poses et cultive un look smart, avec beaux costumes et moustache fine, qui lui vaudront d'être repéré pour son style. On dit de lui qu'il "délicieux en privé et haïssable en public", comme si sa vie professionnelle n'était qu'une représentation théâtrale d'un personnage issu du rêve américain.

Raymond Loewy avec sa Starliner conçue pour Studebaker, 1953

Avec sa femme Viola Erickson Loewy, et leur Lancia Loraymo, 1959

"Il a erré 10 ans parce qu'il avait raison trop tôt. Il avait un instinct de simplification de la vie qui n'était absolument pas dans la mouvance de l'époque aux États-Unis", entend-on dans l'émission "le designer français qui emballe l'Amérique" sur France Culture. Lassé de tourner en rond, Loewy envoie à de nombreux patrons une carte imprimée, en espérant intriguer, au culot. On y lit la phrase suivante : "entre deux produits de même prix, fonction et qualité, celui qui est le plus beau se vendra le mieux".

Forme et simplification

C'est un britannique, un certain Gestetner, qui répond à l'appel et lance sa carrière en 1929. L'industriel le fait travailler sur un miméographe (aussi appelé duplicateur, une presse à imprimer, précurseuse de la photocopieuse) à l'allure clinquante mais compliquée. En trois jours à peine, Loewy a l'idée de le recouvrir d'une carapace de glaise afin d'en faciliter l'usage et d'en améliorer l'aspect. Cela lui permet de travailler rapidement et avec ses mains, au plus proche du squelette de l'objet. Loewy transforme ainsi le miméographe en un appareil plus rond, couvert, plus facile d'utilisation, en camouflant ses rouages qui étaient jusqu'ici polis à la main, ce qui demandait un travail considérable, pour finalement s'enrayer sans cesse à cause de la poussière.

Preuve de sa réussite : l'entreprise gardera son modèle à Londres pendant plus de 40 ans ! Loewy fait en sorte de rationaliser l'aspect des produits, d'associer non pas forme et fonction, mais forme et simplification. Il ouvre dans la foulée son agence, Raymond Loewy, en 1930.

Sa philosophie de conception, le streamline, qu'il définit comme « la beauté par la fonction et la simplification » suit la méthode qu'il appelle MAYA (Most Advanced Yet Acceptable dit TOMA en français, Très Osé Mais Acceptable). En tant que modernisateur, il s'inscrit dans le mouvement de l'époque, pour être radical sans trop secouer. Concrètement, Loewy estime que le designer se place ni dans le modernisme (la rupture avec le passé) ni dans la modernité (la distance avec le passé) mais bien dans la continuité du présent, pour le faire avancer, sans pour autant atteindre un point de rupture qui le ferait basculer dans un futur insaisissable. La méthode TOMA permet à Loewy de transformer des objets du quotidiens pour en faire des icônes de fonctionnalité et d'esthétisme, sans jamais perturber les utilisateurs par une trop grande innovation.

Pour lui, le design est une affaire de séduction, et tout dépend de l'apparence extérieure (des humains et des choses). Le titre de sa biographie, La laideur se vend mal (1959) (Never Leave Well Enough Alone, en anglais), en dit long. Loewy s'applique à devenir le chirurgien esthétique de l'industrie en enrobant les viscères laides (les mécanismes des machines) d'une peau lisse et douce, pour les sublimer et les rendre désirables, à la manière d'une Vénus anatomique en cire. Odon de Cluny écrivait en 917 dans Les collations : "La beauté du corps est toute entière dans la peau", Loewy semble appliquer ces préceptes à la lettre.


Vénus anatomique en cire, XVIIIe siècle, Clemente Susini

Il faut savoir qu'à l'époque, courant des années 30, les modernistes considéraient que les machineries et les rouages faisaient partie de l'esthétisme de l'objet, comme preuve de sa bonne fonctionnalité. Loewy préfère se pencher sur le côté pratique et la manipulation de l'objet, pour le rendre plus simple et aussi réduire les coûts de fabrication. "Il faut en finir avec la complexité des choses qui se détraquent et coûtent cher" disait-il. Il applique alors ce concept de "rationalisation des formes" aux nombreux objets qu'il repense à partir des années 30. La Nasa lui avouera plus tard avoir économisé des millions de dollars grâce à la technique de la glaise, technique aujourd'hui encore utilisée par toute l'industrie.

La simplification de l'esthétisme streamline est un premier pas vers le design minimaliste qui apparaîtra dans le milieu artistique New Yorkais des années 1960, symbolisant la foi dans la forme pure. Le côté arrondi, lissé, tout à la fois agréable à toucher et ultra-fonctionnel de Loewy inspirera le design "smart" des objets connectés depuis les années 2000 et jusqu'à aujourd'hui, ouvrant la voie du tout numérique. Aujourd'hui, le lisse atteint son paroxysme puisque le moindre bouton a disparu et que tout se fait tactilement sur écran. D'autres, comme Victor Papanek, choisiront plutôt de dévoiler la technologie dans son plus simple appareil pour la rendre accessible, et réparable, à tous.


Design industriel post 1925, à gauche — design streamline 1930-1970, au milieu — design connecté "smart" d'aujourd'hui, à droite

Dans son livre Industrial Design, Loewy s'était d'ailleurs amusé à penser l'évolution des objets et transports du quotidien, en allant vers un avenir de plus en plus simplifié et minimaliste, en se positionnant comme un acteur majeur de cette évolution :

La naissance du design industriel

En 1934, on lui propose par exemple de repenser le réfrigérateur Coldspot, qui sera ensuite reconnu comme étant la toute première commande de design industriel aux E-U, mettant en avant un produit à la fois pour son utilité que pour son esthétisme. Ergonomique, les matériaux ne rouillent pas, ne claquent pas, et les espaces sont pensés pour une fonction précise. Grâce au travail de Loewy, l'entreprise accroît les ventes de plus de 300%.

Il travaillera ensuite sur les fontaines Coca-Cola, des cocottes le Creuset, des taille-crayons, toute la panoplie des femmes au foyer nord-américaines, des tissus et des meubles, et surtout sur des engins de transport divers sur lesquels il pourra développer son nouveau style baptisé Streamline, le "lissage" qui épure et apporte beauté et aérodynamisme. Mais il ne se contente pas de faire de jolies et robustes choses, non, il s'intéresse surtout à comment elles fonctionnent et comment les rendre plus pratiques, solides, comme portées par le mouvement. Il aime résoudre des problèmes.

Raymond Loewy dans ses bureaux reconstitués au MoMA, en 1934

Loewy ajoute une pédale au réfrigérateur pour qu'on puisse l'ouvrir les mains pleines, et arrondit les coins des meubles de la station spatiale pour éviter les blessures aux cosmonautes tout en ajoutant un hublot pour la vue sur Terre. Il fallait y penser, Raymond l'a fait.

Le français décarcasse les voitures américaines lourdes et puissantes pour en faire des bolides légers et aérodynamiques, notamment la collection Sport de Studebaker. Les phares sont intégrés à la carrosserie, le coffre est intégré à l'habitacle : ses idées révolutionnent le design des voitures à venir.

Croquis, modèle en glaise et publicité de la Studebaker Avanti II

Autre coup de maître pour les cigarettes Lucky Strike : il ne change pas vraiment le logo (mais troque le vert pour un blanc plus pur) mais le fait apparaître sur les deux faces, qui sont ainsi visibles à coup sûr sur une table. Il déplace aussi le texte administratif que personne ne lit sur les tranches du paquet.

La refonte du paysage du branding américain

Lorsque sa carrière décolle, il touche alors à tout ce qui vole, navigue, roule et claque, des paquebots de voyageurs à l'Air Force One du président Kennedy, en passant par des voitures, des sous-marins et des frigidaires, mais aussi le Concorde, des locomotives et la capsule spatiale Sky-Lab de la Nasa.

On lui doit également une myriade de logos incontournables du paysage Nord Américain : la coquille Shell, les enseignes de BP, l'ambigramme NewMan, les logos de Javel La Croix, Canada Dry, Exxon, LU ou encore Spar et Plastic Omnium, dont certains sont encore utilisés tels quels aujourd'hui.

Créations de logos de Raymond Loewy, tirés de son livre Industrial Design, 1979

Les corporations et le marketing global

À l'ère des premières grandes multinationales américaines, avec l'avènement de la mondialisation et l'augmentation de la production industrielle, Loewy ne se contente pas de dessiner de bons logos : il les pense de manière globale avec une charte graphique complète pour les rendre visibles sur de nombreux supports, comme le fait Paul Rand, son contemporain. Les fusions d'entreprises font naître les premières grosses corporations américaines, dont l'image est confuse auprès du grand public. Les premières charte graphique d'entreprise : CBS, IBM, International Paper Company sont directement inspirés des formes d'art contemporaines comme l'art minimaliste ou le modernisme du Bauhaus. Les logotypes deviennent analogues à ces grosses entreprises : géométriques, systématiques et modulables. Loewy pousse le concept de marketing global en mettant au même niveau un packaging de bidon d'huile, une carrosserie de voiture, et l'architecture et le logo d'une station service.

Il invente par exemple le concept moderne de station service avec WC et cafétéria, en considérant les humains (et non les voitures) comme les principaux clients. Pour Shell par exemple, il rend le coquillage plus incisif et moins rond, avec plus de contraste grâce au surlignage rouge, et en enlevant le mot Shell pour le placer en-dessous afin qu'il soit plus lisible de loin (image ci-dessous, logo du bas). Il utilise les caractères Univers de Frutiger, qui sont disponibles à l'international et permettent donc de déployer le logo à bas coût et d'une manière homogène. Loewy dessine aussi les uniformes des employé.es de la station, et revoit l'éclairage et les couleurs pour rendre l'expérience plus accueillante et agréable.

Loewy conçoit surtout des pompes à essence en libre service avec un système de tuyaux faciles à dérouler et qui ne touchent pas le sol, ce qui facilite grandement les gestes des utilisateurs et utilisatrices tout en leur évitant de se salir les mains, ce qui élimine le frein principal des automobilistes qui préféraient jusque là se faire servir.

Son entreprise emploie plus de 250 personnes dans les années 50 (elle fermera dans les années 70) et il étend son empire en France en créant la Compagnie d’esthétique industrielle. Il travaille alors avec le BHV, Monoprix, ou AirFrance, et rhabille l'intérieur du Concorde.


Compagnie d’esthétique industrielle

Couverts pour le Concorde, 1973

À sa mort, le magazine Life dira de lui qu'il était l’un des "100 Américains les plus importants du XXe siècle" : un titre qui vient couronner le rêve de ce français naturalisé. Son pays d'origine ne lui aura en revanche pas rendu hommage : son profil est vide sur la page du centre Pompidou, sa dernière rétrospective en musée parisien remonte à 1990, l'essentiel de ses dessins d'archives seront vendus aux enchères en 1995, et ses petites cuillères se trouvent à 0,50c chez Emmaüs...

Avec une carrière brillante et marquante comme le Concorde, il est temps qu'il laisse enfin sa trace parmi les étoiles du design français.

Ses collections d'archives sont disponibles sur Hagley Digital.

Quitter la version mobile