La Martinique a adopté tout récemment un nouveau drapeau, après des rebondissements dignes d'un feuilleton télévisé. C'était l'un des rares territoires à ne pas avoir d'emblème propre, et ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé !
En août 1766 c'est le drapeau aux 4 serpents et à la croix blanche qui est adopté par ordonnance Royale, hissé sur les bateaux marchands... et négriers de l'époque, voyageant depuis Sainte Lucie et la Martinique.
Ces navires devaient hisser le pavillon des couleurs françaises de l'époque, une croix blanche sur fond bleu avec des fleurs de lys, remplacées par des serpents pour ces îles. Les 4 serpents représentent une espèce endémique de Martinique, le Fer de lance. Symbole colonialiste faisant l'apologie de crimes contre l'humanité, ce drapeau martiniquais est retiré et interdit d'usage sur les uniformes des gendarmes en 2018 à la demande du président Macron (interpellé par un blogueur à ce sujet), suite à une plainte déposée au Tribunal de Grande Instance de Fort-de-France. Peu utilisé, il fait encore polémique aujourd'hui, et certains demandent que l'emoji du drapeau au serpents 🇲🇶 soit retiré (il est d'ailleurs souvent utilisé par le Québec qui n'a pas de drapeau émoji).
Le deuxième drapeau brandi spontanément en Martinique lors de manifestations est celui aux couleurs rouge-vert-noir, associé aux luttes anticolonialistes. Dans les années 1960, c'est le militant Victor Lessort ou (Guy Cabort-Masson et Alex Ferdinand selon les sources) qui propose(nt) le drapeau rouge vert noir comme drapeau martiniquais. L'étendard a une origine inconnue, mais remonterait aux révoltes anti-esclavagisme, dès 1665.
"Ses couleurs symbolisent la résistance socialiste, le combat pour la cause noire et la ruralité," explique Radio France. Elles reprennent aussi les couleurs symboliques du drapeau pan-africain, créé en 1920 comme bannière officielle adoptée lors de la Déclaration des Droits des Personnes Noires dans le Monde par l'UNIA (Universal Negro Improvement Association and African Communities League, fondée par Marcus Garvey).
Les couleurs du drapeau Pan-Africain représentent "le sang que les hommes ont versé pour leur rédemption et leur liberté (rouge), la race noble et distinguée des hommes noirs à laquelle nous appartenons (noir), la couleur de la végétation luxuriante de notre patrie (vert)." Garvey aurait ajouté que le rouge était choisi en sympathie pour les Rouges (les communistes) du monde, le Vert pour les irlandais et leur combat pour la liberté, et le noir pour les Noirs. Ce drapeau est devenu l'emblème de la fierté Noire, et du mouvement de Libération Noire des années 1960, dont les couleurs ont été depuis adoptées par de nombreux pays africains (Angola, Libye, Soudan, Kenya, Malawi...). Associé aux mouvements nationalistes, l'usage de ce drapeau ne plaît pas à tous les habitants de la Martinique.
En 2018, pour palier au manque de drapeau représentant la Martinique lors de compétitions sportives internationales, le conseil municipal de la Martinique lance un concours pour créer un drapeau et un hymne martiniquais. Le drapeau Ipséité (ensemble de valeurs propres et exclusives à une entité) conçu par Johnny Vigne, est sélectionné.
Il représente un lambi, coquillage et instrument emblématique, entouré de 34 étoiles symbolisant les municipalités et 8 segments pour les chacune des langues parlées en Martinique, alternativement vertes pour la nature et les collines, et bleues pour l'océan et la mer des Caraïbes. Le drapeau est utilisé 2 ans... mais finalement retiré, sa sélection ayant été remise en cause et invalidée par la justice. Un nouveau concours est donc relancé en 2023.
On note que la ligue de tae kwon do martiniquaise possède, elle, déjà ses couleurs, mais elles ne sont pas officiellement reconnues pour représenter l'île :
Suite au vote en ligne relancé en 2023, donc, c'est la version rouge verte noire au colibri de Anaïs Delwaulle, entrepreneure et ancienne candidate à Miss Monde, qui remporte 72% des voix. Le colibri, explique-t-elle, est un oiseau capable de voler en arrière, symbolisant "la faculté à regarder son passé dont on se sert pour aller de l'avant." Malheureusement, le colibri, tiré de la banque d'image Shutterstock, fait polémique, et elle est accusée de plagiat... du drapeau qu'elle avait-elle-même proposé lors du concours de 2018. On lui reproche aussi d'exotiser la symbolique de l'île.
Malgré ses explications, et victime de cyber-harcèlement, elle retire son drapeau. Après ces nombreux rebondissements c'est le second choix des votants qui remporte la victoire... qui n'est d'autre que le fameux drapeau rouge vert noir dont on parlait plus haut !
On ne peut que souligner le fait qu'un choix d'identité durable ne peut se baser seulement sur un logo -ici, un drapeau- et que designer une identité de territoire est un métier qui n'est pas à prendre à la légère. On en parlait dans notre article sur les logos de villes et de territoires il y a quelque temps, dans lequel on questionnait justement l'utilité du vote des citoyens et surtout la réalisation desdits logos par des non-professionnels de l'image : "il est important de respecter le domaine d'expertise de chacun. Les citoyens sont ainsi les mieux placés pour parler de cette identité de ville, avec les élus. L'agence de design, est, quant à elle, la mieux placée pour en saisir les grandes lignes, donner une forme à cette identité et la traduire par une réponse visuelle cohérente accompagnée d'une charte graphique."
« il est important de respecter le domaine d’expertise de chacun. »
Le drapeau est une question éminemment politique. Sur ce sujet il ne serait être question d’expertise mais de légitimité. La légitimité, et toute ces choses essentielles comme la liberté sont trop sérieuses pour les confier à des experts.
« The trouble with the expert is never that he is not a man; it is always that wherever he is not an expert he is too much of an ordinary man. Wherever he is not exceptionally learned he is quite casually ignorant.This is the great fallacy in the case of what is called the impartiality of men of science. If scientific men had no idea beyond their scientific work it might be all very well — that is to say, all very well for everybody except them. But the truth is that, beyond their scientific ideas, they have not the absence of ideas but the presence of the most vulgar and sentimental ideas that happen to be common to their social clique. […] In other words, the expert does not escape his age; he only lays himself open to the meanest and most obvious of the influences of his age. The specialist does not avoid having prejudices; he only succeeds in specialising in the most passing and illiterate prejudices » G.K. Chesterton