Ce week-end, malgré la noirceur des événements et la brutalité des coups d'État, l'UNESCO réuni à Istanbul vient d'inscrire 17 œuvres architecturales de Le Corbusier à l'inventaire du Patrimoine mondial de l'Humanité. Il est parfois des belles nouvelles. Celle-ci en fait incontestablement partie.
En décembre dernier, nous profitions de notre dernière journée de travail avant les fêtes pour partager un repas et une visite au Couvent de la Tourette avec toute l'équipe lyonnaise. C'était la dernière journée de l'exposition d'Anish Kapoor dans cette œuvre magistrale du maître Franco-Suisse de l'architecture moderniste. Une occasion unique de visiter ce havre de paix à travers un dialogue entre art et architecture.
Construit dans la seconde moitié des 1950, cette construction de béton est l'une des œuvres majeures de Le Corbusier.
Bien qu’athée et communiste, le père du modulor a tout d'abord étudié le mode de vie des frères. Une vie organisée entre l’étude et la prière. Il conçoit donc des espaces de vie et de travail adaptés à leurs besoins. Par exemple, le cloître se trouve perché sur le toit du bâtiment, ainsi il est invisible aux visiteurs, puisque dédié à la méditation. On ne doit y trouver que de la végétation sauvage, modestement plantée par le vent et les oiseaux, même s’il parait qu’un frère rebelle y a depuis planté quelques pieds de tomate... probablement pour apporter lui aussi quelques touches de couleur rouge !
Le bâtiment est conçu pour ne pas dépasser la ligne d’horizon et ne pas dépareiller dans le paysage, le plan général est ainsi parti du haut et non du sol. La pente naturelle du terrain a été respectée, dénotant, malgré la recherche d'originalité, une forme d'humilité.
Notez les 3 canons de lumière. De l'extérieur, les vilains esprits penseront à des gaines de ventilations mal fixées ! Vous verrez plus bas, qu'il s'agit en réalité d'une sorte de cadran solaire multicolore... mais chut.. il faut entrer pour comprendre... poursuivons la visite...
Il s'agissait d'une exposition "hors les murs" de la biennale d'art contemporain de Lyon. Hors les murs, puisque le couvent est situé à 30km de Lyon, sur la commune d'Éveux.
Fidèle à sa tradition d'échange, de partage et de réflexion, la communauté dominicaine ouvre de longue date ses portes à l'art contemporain. Ainsi on peut citer les expositions de François Morellet, Philippe Favier, ou encore Anne et Patrick Poirier.
“Il y a cinquante ans, les Frères dominicains ont eu l’audace de faire appel à Le Corbusier, nous prolongeons cette tradition” nous indique le Frère Marc Chauveau en charge de la programmation culturelle, avant de rappeler que son ordre a toujours entretenu d’étroites relations avec les artistes contemporains, comme ce fut le cas avec la revue L’Art sacré, par exemple, fondée dans les années 50.
L'orthogonalité et le rythme des baies vitrées viennent se refléter dans l'immense œuvre-miroir d'Anish Kapoor. Soudain, l'espace semble se déformer, et les repères savamment tracés par l'architecte se tordent. L'espace devient presque gothique, des ogives semblant nous entourer. Pourtant, lorsque notre regard reprend sa raison, nous sommes face à un parallélépipède rectangle. Tout ce qu'il y a de plus rectangulaire.
Il faudra la force d'un tuyau bleu outre-mer pour sortir notre regard de ce miroir aux alouettes. Ici la couleur semble fonctionnelle, le bleu indiquant l'eau froide, le rouge l'eau chaude et les fils noirs sont électriques. Tout est lisible et apparent, à l’image de la devise de l’ordre dominicain, qui est "veritas". Alors on pense inévitablement au Centre Pompidou de Renzo Piano et Richard Rogers. Pourtant, Le Corbusier a 20 ans d'avance.
En amont de la préparation de cette exposition, l'artiste Anglo-Indien est venu dormir au couvent. En simple visiteur. D'ailleurs j'en profite pour vous glisser qu'il est possible de passer une ou plusieurs nuits dans le bâtiment pour un prix de 34 à 50 € (repas compris).
C'est donc après cette visite qu'Anish se pose la question de quelle œuvre choisir. Sa réponse première fut d'une humilité déconcertante: " Tout est là, il n’y a rien à ajouter… le bâtiment est en lui-même une sculpture ! "
Finalement, Anish Kapoor a retenu Spire 4, un cône réfléchissant à la pointe très effilée, capturant sur terre la lumière. L’œuvre donne à l’espace une nouvelle lecture. La géométrie du bâtiment venant dialoguer avec ce miroir. Ce que la photo ci-dessus ne raconte pas, c'est que le sommet de l'église culmine à une trentaine de mètres, et seule une minuscule lucarne laisse entrer la lumière qui semble alors couler le long de la sculpture de Kapoor.
Dans le réfectoire, un immense œil-de-bœuf vient changer notre perception du monde, révélant des dimensions cachées. De mémoire, cette œuvre doit faire 2,5 m de diamètre. En déplaçant le regard de 2cm, l'espace semblait basculer de 2m. Effet saisissant !
Et puis, comment ne pas penser au tableau des "Époux Arnolfini" de Jan Van Eyck, à la différence peut-être que c'est le spectateur, et non le peintre, qui est au centre de cet autoportrait géant. D'autres œuvres, plus discrètes, se cachent dans les recoins du bâtiment, comme ce miroir polymorphe doré (ci-dessous), tel un miroir de sécurité ne servant à rien.
D’autres œuvres plus récentes occupent la salle du chapitre et l’étage supérieur. Des toupies de cire enfoncées dans le mur, des sculptures de silicone rouge évoquant la violence d'une chair à vif. Ici, ce n'est plus l'espace qui distordu, mais la matière brute d’Anish Kapoor répondant aux matériaux bruts de Le Corbusier.
“Lorsque j’ai vu cette œuvre dans l’atelier d’Anish Kapoor l’an dernier j’ai été pris entre un sentiment de répulsion et d’attraction, raconte le frère Dominicain Marc Chauveau, elle est l’incarnation de cette tension entre deux pôles, charnel et spirituel, entre lesquels nous sommes sans cesse pris.”
Le travail d'Anish Kapoor s'inscrit aussi dans la couleur, tel un écho à la l'œuvre de Le Corbusier.
Le Corbusier considère la couleur comme un élément d'équilibre qui doit venir faire chanter le blanc du béton brut. Ses couleurs de prédilection sont celles des Modernistes, de De Stijl et des autres, des couleurs primaires franches qu'il utilise de manière scientifique et systématique sur les façades de ses bâtiments.
C'est d'ailleurs dans l'église que la couleur s'exprime de la manière la plus puissante. Pourtant ici, la couleur n'est pas directe. Ce sont principalement trois canons de lumière, dont l'intérieur est peint respectivement en blanc, rouge et jaune, qui viennent colorier l'espace. Chaque cylindre monumental est incliné selon un angle différent, offrant selon l'heure du jour et la saison une alchimie de couleur unique, tantôt propice au calme, tantôt exaltante de passion.
En fait, la magie vient du contraste entre la couleur et le silence. On voit une symphonie silencieuse. Cette musicalité n'est pas étonnante quand on sait que l'assistant de Le Corbusier est à l'époque Iannis Xenakis, qui deviendra par la suite un immense compositeur de musique contemporaine, célèbre entre autres pour avoir introduit les probabilités dans la composition musicale.
Ci-dessous, des images réalisées durant l'été 2010, un jour où le soleil bien plus puissant venait inonder l'espace...
Même la cuisine des frères est chouette. Simple, fonctionnelle et "jaune" ! Comme pour éclairer d'un soleil énergique ce lieu profondément terrestre.
Au détour du réfectoire, face aux immenses baies vitrées, se trouve un des plus beaux exemples de design mobilier que je puisse connaitre. Pourtant, le maître suisse n'y est pour rien, hormis à travers son héritage intellectuel. Il s'agit d'une commande faite en 1997 par la communauté des Dominicains au designer britannique Jasper Morrison (né en 1959) pour repenser le mobilier du réfectoire. En écho à la commande du père dominicain qui avait demandé à Le Corbusier de «loger cent coeurs, cent corps dans le silence», le designer anglais conçoit cette fameuse chaise propice au silence et à la concentration. "Comment ça ?" me direz-vous... Alors, je vous laisse observer les photos ci-dessous et trouver par vous même... vous verrez c'est vraiment sournois !
En fait, toute la définition du mot design se trouve dans ce minuscule appendice de bois, à l'arrière des pieds de cette chaise.
"Dessiner à dessein"... voici comment Jasper Morisson réinvente la chaise, en lui ôtant la possibilité oisive de se balancer dessus. Ce qui en d'autres lieux et d'autres temps serait vécu comme une privation de liberté par un cancre de CM2 est ici une intervention en parfaite adéquation avec ce lieu de silence et de concentration spirituelle. Et puisque le diable est dans les détails... coupons-lui les pattes !
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