Nous inaugurons une série d'articles intitulé "Temps et création".
L'idée est d'aborder sous différents angles le rapport entre le temps et la création, qu'il s'agisse du temps que l'on passe à créer, de la gestion de ce temps, des mécanismes psychologiques, historiques, etc...
Voici l'ordre des articles :
01 – Être charrette, une tradition pressante
Approche historique et sociétale : l'origine de l'expression et nos rapports à la pratique de la charrette dans nos sociétés
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02 – L'impact du temps sur le cerveau créatif
Approche scientifique : comment notre cerveau perçoit le temps, les mécanismes qui se déclenchent lorsque l'on travaille sous pression, et les divers stimulants pour booster ses performances
03 – À la recherche du temps créatif
Approche humaine : qu'est-ce que la créativité et de quoi dépend-elle pour germer
04 – Optimiser son temps créatif et booster sa créativité
Approche méthodologique : quelques techniques pratiques pour augmenter sa créativité et atteindre le flow, un état de conscience optimal
Dimanche, minuit passé. Il va falloir terminer ce projet pour votre client qui l'attend lundi matin à 9h pétantes. Et vous êtes encore charrette... À la bourre quoi, pressé par le temps, écrasé par le travail. Mais d'ailleurs tiens, d'où vient l'expression "charrette", et quels rapports les créatifs ont-ils tissés vis-à-vis de cette pratique ?
L'expression "être charrette" nous vient de la section Architecture de l'École des Beaux-Arts, probablement dès son installation en 1830. Certains ateliers étant extérieurs au bâtiment principal, les élèves doivent donc apporter à la main leurs travaux -collés sur des châssis- avant vendredi midi, dans la grande salle Melpomène. Les nouveaux, frais comme des gardons, sont réquisitionnés pour transporter ces précieux rendus à l'aide de... charrettes à bras louées à l'occasion. Ils gueulent "charrette au cul !" sur le trajet, et gare aux retardataires qui pénaliseraient tous les autres. Arrivés dans l'une des cours de l'école, ils déchargent le contenu à la main, sous le regard du gardien qui en vérifie la complétude avant de donner le feu vert pour l'installer dans la grande salle.
La charrette, cette dernière ligne droite avant le rendu d'un projet créatif, a donc bel et bien été jadis un sprint au vrai sens du terme.
Photos extraites du site grandemasse.org
En 1927, quelques élèves de l'association sportive organisent même la course du « Charett Club » au départ de la rue d'Assas. Jean Guinard, l'un des fondateurs, proclame : « nous formons une section de sport utilitaire qui reprendra le titre de « Charett Club ». Sport utilitaire en effet, car il n’échappe à aucun copain que le transport des châssis en charrette exige, de la part des nouveaux, des qualités de souffle et de vitesse, sans lesquelles l’envoi des Anciens risque d’arriver trop tard ! [….] Entrainez vos nouveaux et vous pourrez coller vos navets jusqu’à moins dix avec l’équipe championne de l’année, dans les brancards ». En 6 min 26 secondes les gagnants avalent "à une allure de zèbre" le 1,750km du parcours. Si seulement on pouvait tous rendre nos projets à moins dix...
Si l'histoire de la "charrette" vous passionne, vous trouverez quantité d'informations sur le site des anciens élèves d'école d'architectures et beaux-arts.
La course du Charett Club en 1927
Presque deux siècles après, on a perdu l'usage de la charrette à bras, mais pas cette course contre la montre. En école d'architecture (et en école d'art, plus largement), les élèves s'adonnent couramment aux charrettes nocturnes. Rassemblés les uns chez les autres, la charrette se vit comme un rite initiatique. Il s'y dégage une effervescence, une créativité survoltée et la sensation au petit matin d'avoir achevé ensemble une tâche créative dans les heures -plus si sombres- de la nuit.
Bien qu'elle puisse parfois être bien vécue, la charrette ne découle pas franchement d'un désir quelconque des étudiants à travailler la nuit à la dernière minute. Les emplois du temps sont parfois condensés, sans changer la quantité de travail demandé, les obligeant à travailler jour et nuit pour valider les cours. Les enseignants en demandent aussi beaucoup, et la charrette nocturne est un rythme à tenir pour faire ses preuves au sein du monde créatif. Si notre corps peut gérer quelques pics de stress ponctuels, et même en tirer un bénéfice au niveau de la créativité et de la productivité (c'est ce qu'on verra dans un deuxième article), c'est bel et bien l'inverse qui se produit lorsque la charrette est répétée sans relâche. Le manque de sommeil et/ou le niveau de stress continu engendre un état de stress chronique qui perturbe notre système nerveux et nous met en état d'alerte permanent. À terme, cela peut mener à la dépression, au burn-out voire au suicide. En France, de nombreuses écoles d'architecture ou d'art déplorent le suicide de certains de leurs étudiants, à cause du rythme effréné et du manque de sommeil lié aux charrettes récurrentes, ce qui est dramatique.
En faisant de la charrette une routine estudiantine, on se conditionne à cette méthode de travail particulière ; il est presque naturel alors qu'elle perdure dans le milieu professionnel. Il n'est pas rare pour les créatifs de donner un dernier coup de fouet avant le rendu d'un projet, de faire des heures sup' voire d'y passer la nuit. Soit parce que le client n'a pas laissé assez de temps pour accomplir l'exploit de trouver une idée, la réaliser et la livrer; soit parce que le créatif a pris trop de temps dans sa phase de recherches et a besoin d'un temps créatif "coupé du temps", souvent la nuit ou seul au bureau, pour se concentrer et cravacher. Il arrive aussi que cette personne aime aussi se retrouver dans de telles conditions de stress, et qu'elles soient alors exceptionnellement bénéfiques. On verra dans un autre article que ce n'est d'ailleurs pas exactement la charrette en soi qui est bénéfique, mais les conditions qu'elle réunit.
Toujours est-il que dans nos sociétés où "le temps c'est de l'argent", et que la productivité se mesure en rentabilité et donc en temps passé, notre temps devient une ressource de luxe qu'il convient de bien savoir manier. À tel point que passer beaucoup de temps sur une tâche particulière devient un outil de mesure pour valoriser son investissement. J'y consacre beaucoup de mon temps, donc c'est que je suis très dévoué, et efficace !
Si les français ne ressentent à priori pas d'attrait particulier à l'idée de travailler à la dernière minute ou toute la nuit, ils ont bel et bien un goût prononcé et inavoué pour la souffrance et la compétition, en plus du talent certain de se tuer à la tâche dans le but de se sentir valorisés -ou du moins remarqués- par leurs supérieurs. Si au Danemark ou aux Pays-Bas, le salarié qui part après 18h est mal perçu car jugé incapable de gérer son temps et ses priorités, en France c'est plutôt un moyen de se faire remarquer auprès de sa hiérarchie. Crouler sous le travail ou déborder de ses heures fixes est malheureusement très bien vu. Avouez qu'il vous est déjà arrivé de tuer le temps pour ne pas partir avant l'heure, ou d'attendre que votre supérieur finisse sa journée pour plier bagage sur ses talons ?
Cette attitude porte un nom. En effet, dans les sociétés paternalistes et/ou à haute hiérarchie (comme la notre, ou aux États-Unis), dans lesquelles la compétition est rude pour avoir les meilleurs postes, il n'est pas rare de voir les salariés faire ce qu'on appelle du présentéisme compétitif. Identifié par un psychologue britannique dans les années 90 (Cary Cooper), ce phénomène se surinvestissement au travail au détriment de sa sphère privée est "un mécanisme de valorisation personnelle, ou encore une réponse à une insécurité professionnelle" d'après les auteurs Eric Gosselin et Martin Lauzier de l’université du Québec. Rester tard le soir, commencer une réunion à 18h, éviter de partir plus tôt même si l'on n'a plus rien à faire, travailler la nuit en charrette ou même venir travailler malade, sont autant de façons de répondre présent, sans pour autant être plus productif.
À long terme, le présentéisme a des effets vraiment néfastes, comme la dépression ou d'ailleurs la baisse de productivité (de plus de 30%). Au Japon, on nomme d'ailleurs cela karoshi, "la mort due à l'excès de travail". C'est dire si le présentéisme a un impact négatif sur la santé. Mais si on travaillait moins pour être plus efficace ? La méthode fait pourtant ses preuves au Danemark. On imagine mal les étudiants danois travailler la nuit, eux qui n'ont même pas de devoirs à faire à la maison...
Sans pour autant faire l'apologie de la charrette on peut se demander pourquoi travailler à la dernière minute est parfois tout de même utile aux métiers créatifs ? Que se passe-t-il dans notre cerveau lorsque l'on est stressé par le temps, comment trouver le temps d'être créatif, et comment optimiser cette capacité à produire des idées ? Les réponses dans nos prochains articles !
Merci ! Oui, tout dépend aussi du niveau de motivation ! On en parle dans l’article à suivre. Bonne lecture.
Merci pour cet article très bien renseigné. Il faut avouer qu’il y a également une part de procrastination consciente ou inconsciente, non ?