Histoire des pochettes de disques : les vinyles futuristes et surréalistes des 70s

23 mai 2023  |   0 Commentaires   |    |  

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La frénésie de la fin des années 60 et du début des années 70 rime avec la course aux étoiles et l'innovation. Après avoir exploré des galaxies psychédéliques fort fort lointaines, les humains poseront bientôt les pieds sur la lune. Sur terre, il faut que ça brille et les matières comme les paillettes, les boules à facettes et les robes métalliques de Paco Rabanne font fureur. Le surréalisme, qui permet d'échapper au réel, fait aussi planer l'incontournable studio Hipgnosis.

Voici donc le 3e volet de notre série sur les pochettes vinyles. Si vous ne l'avez pas déjà fait, découvrez le précédent article sur les années rock et psychédéliques des 60s, et le premier article sur le jazz des 50s et la naissance des pochettes vinyles modernes.

Pochettes vinyles de l'espace

Le papier héliophore, argenté et cinétique, est un support idéal pour cette brillante époque tournée vers le futur, la conquête de l’espace et l’art avant-gardiste. Ce papier gravé décliné en argenté ou doré et tout droit sorti du futur propose un catalogue de motifs psychédéliques ou géométriques qui réagissent à la lumière comme des ailes de papillon, et donnent l'impression d'un mouvement.

En France, la maison de disque Philips innove en se servant de la technologie héliophore pour illustrer en 1967 les pochettes d'une série de disques de musique électroacoustique et bizarre : la collection « Prospective 21e siècle ». Il faut voir les reflets de ces pochettes vinyles argentées s'animer lorsqu'on les bouge, c'est du jamais vu dans la musique !  On utilise beaucoup ce papier gravé à la fin des années 60 dans les vitrines des galeries des grands magasins ou dans des réclames "modernes" parce qu'il s'anime par la seule présence d'une source de lumière ou d'un mouvement.

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En apportant du mouvement aux pochettes vinyles, "Prospective 21e siècle" innove et donne le ton en propulsant l’auditeur dans un monde fictif et hypnotique, complètement futuriste, qu'il s'imagine avant même d’avoir écouté les disques. L’héliophore permet ainsi, par un simple procédé graphique, de communiquer visuellement et d’une manière très efficace sur cette musique expérimentale et hors normes !

God save les années 70

Outre la tendance psychédélique souvent illustrée ou dessinée et quelques "ovnis" comme les pochettes futuristes en héliophore, quelques artistes se sont amusés à chambouler le support, comme on l'a vu dans notre deuxième article. Autour des années 70, la majorité des pochettes vinyles est en réalité tout simplement recouverte d'une photo ou d'un dessin du groupe, du chanteur, ou de la chanteuse (généralement dans des postures langoureuses, et avec les cheveux longs), voyez plutôt :

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Les pochettes les plus remarquables au sens propre du terme sont encore celles qui indignent le plus, on l'a vu avec Sticky Fingers quelques années plus tôt. Dans la lignée des vinyles controversés, mythiques et hors normes il faut évidemment mentionner le fameux God Save the Queen des Sex Pistols, sorti en 1977 à l'occasion du jubilé royal. Le détournement de ce chant patriotique attaque la monarchie britannique de plein fouet en le traitant de "régime fasciste". La chanson punk et anarchiste lance le fameux slogan "no future", vite adopté par la jeunesse non dorée d'Angleterre. God Save The Queen est bannie des radios et le groupe interdit de télé, mais la chanson cartonne.

Signée Jamie Reid, artiste colleur anarchiste qui détourne les icônes populaires, la première pochette (à gauche, ci-dessous) est illustrée d'un portrait de la reine Elizabeth avec une croix gammée dans les pupilles et une épingle à nourrice dans sur la bouche, symbole punk, ce qui ne manque pas de choquer la bourgeoisie anglaise.

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Les imprimeurs refusent carrément d'imprimer la pochette et la maison de disque rompt son contrat puis détruit la majorité des disques, dont les rares survivants se vendent aujourd'hui à plus de 15 000 euros. La seconde version du visuel enlève la croix et recouvre la bouche et les yeux de la reine de lettres découpées comme dans une lettre anonyme (à droite, ci-dessus). En 2022, à l'occasion des 70 ans de règne de la reine, le single est réédité avec un fond bleu royal : il devient numéro 1 des ventes au Royaume-Uni. God save the Punk !

Hipgnosis : les pochettes hors normes !

C'est également à Londres que le tout jeune studio Londonien Hignosis révolutionne à lui seul le visage des albums rock : leurs pochettes à la DA léchée sont dignes d'un travail sous Photoshop (mais sans Photoshop) et vraiment avant-gardistes pour l'époque. Elles surprennent par leur style surréaliste pourtant bien réel, puisqu'elles sont créées la plupart du temps à partir de scènes photographiées.

À la sortie de l'album Sgt Pepper des Beatles, dont on parlait dans l'article 2, Hipgnosis prend une claque et réalise qu'il est "possible de faire les choses différemment" en matière de graphisme de pochettes vinyles et de penser hors du cadre, de pousser dans l'absurde et la direction artistique, de ne pas faire que des portraits. Hipgnosis arrive à relever le défi de faire des pochettes de vinyles remarquables sans forcément être érotiques ou provocantes.

"Les pochettes sont dans une galaxie différente pour le cerveau"

Fondé en 1967 par Aubrey Powell et Storm Thorgerson (le gars s'appelle Tempête/Orage, c'est quand même classe), l'agence Hipgnosis est à l'origine -entre autres- du très fameux prisme des Pink Floyd, du coït laser des robots de Black Sabbath, du visage fondu de Peter Gabriel ou des enfants nus sur les gros galets pour "Houses of the Holy" de Led Zeppelin, entre 1967 et 1982. Soient plusieurs centaines de pochettes en 15 ans. Thorgerson dira que "les pochettes sont dans une galaxie différente pour le cerveau" et on comprend mieux quand on voit leur travail :

pochette-vinyle-rock-higpgnosisA. Powell, S. Thorgerson

À l'époque, donc, il n'y a pas encore Photoshop, comme l'explique l'article de Rolling Stone, qui revient sur les fastes années du studio. Il faut 3 à 6 semaines en moyenne pour réaliser chaque pochette : les photos sont prises sur pellicule et TOUT est fait à la main, le décor, la mise en scène, le montage éventuel, les couleurs, les retouches... à partir des photos brutes issues de l'imagination sans borne de ces 2 individus. L'agence a la confiance des plus grands groupes de rock et un budget pratiquement illimité.

pochette-album-rock-higpgnosisLed Zeppelin, Houses of the Holy (1973) A. Powell, P. Crennell - Pink Floyd, Wish You Were Here (1975) A. Powell

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Pink Floyd - 1969, Toe Fat - 1970, The Aynsley Dunbar Retaliation - 1968, Space, Deliverance - 1977, Bown, Strechning Out - 1971, Montrose, Jump on it - 1976, Quatermass - 1970 - Studio Hignosis

Chaque album regorge d'anecdotes sur sa réalisation, comme les balles rouges posées sur les dunes marocaines gonflées avec l'aide des garçons du coin pour la pochette Elegy de The Nice (ci-dessus), les enfants culs nus qui attrapent froid pour Led Zeppelin et les 2 mois de montage qui suivent à refaire le décor irlandais impossible à prendre en photo à cause de la pluie, le cascadeur en apnée sur une chaise qui retient son souffle jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de vent à la surface du lac et l'homme en feu qui y perd un sourcil pour Wish You Were Here, ou encore le mouton traumatisé de 10cc. Les anecdotes sont en anglais dans l'article de Rolling Stone et en voici quelques unes plus détaillées :

Téma la vache des Pink Floyd - Atom heart mother, 1970

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En 1970, Hipgnosis a carte blanche pour le nouvel album de Pink Floyd (Storm est un ami de lycée de deux des membres du groupe) ; mais pas de titre, ni de paroles, et encore moins de brief à part "trouvez une idée, n'importe quoi qui vous plaise"... En discutant avec un artiste surréaliste, les deux créatifs cherchent un concept qui soit disruptif et marque le monde du rock. L'idée d'une vache émerge, justement parce que c'est absurde, et ils organisent une session photo dans un champ avant de montrer le résultat au groupe, ravi. Le titre viendra plus tard, Atom heart mother, et colle étonnement bien avec l'image même s'il n'apparaît pas sur la pochette : le groupe insiste pour qu'aucun texte ne soit inscrit sur l'album, comme un véritable mystère. Et ça marche : cette vache vue de dos dans son champ vert interroge, et les gens ont envie d'acheter l'album pour découvrir la musique de cette intrigante pochette. Atom heart mother sera le premier succès des Pink Floyd.

Bête psychanalyse de plage - Look hear ? 1980

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10 ans plus tard, Hipgnosis organise à nouveau une session photo avec un animal, pour le groupe 10cc cette fois (Look hear ?). Sur le gros titre "are you normal" apparaît une toute petite image d'un mouton sur un divan, face à la mer. Le mouton représente les gens qui tournent en rond, qui deviennent fous et finissent en séance de psy (d'où le divan), et la mer représente l'esprit. Ce genre d'image un peu loufoque nous semble assez facile à réaliser aujourd'hui, encore plus avec l'Intelligence Artificielle, mais en 1980, c'est un parcours du combattant. Powell part à Hawaï pour avoir de belles grosses vagues et faire son shooting. Problème : il n'y a pas de mouton sur l'île, à part un spécimen à l'Université d'Hawaï, qu'il parvient à emprunter pour l'occasion ! Il n'y a pas non plus de divan Freudien parce que la psychanalyse n'a pas encore touché l'île... alors il en fait fabriquer un. Évidemment, la bête est terrifiée par les vagues et le bruit et bondit pour essayer de s'échapper en nageant : il faut finalement à moitié l'endormir pour le maintenir allongé sur le divan.

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A. Powell

Les photos sont assez épiques et Powell dira que la bête, léthargique, le regardait avec des "yeux de démon".

Une histoire de triangles - The Dark Side of the Moon, 1973

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En 1973 –et c'est l'année charnière qui propulsera l'agence– les Pink Floyd demandent à Hipgnosis une pochette pour The Dark Side of the Moon mais "pas encore l'un de vos designs surréalistes à la con". Déprimés, le duo passe plusieurs jours sans inspiration avant que Powell ne tombe sur une image d'un presse papier en prisme dans un livre de physique créant un arc-en-ciel. Les Pink Floyd ne montrent pratiquement jamais leurs visages sur scène (et encore moins sur leurs albums) et jouent beaucoup avec les lumières. Les deux hommes crayonnent leur idée et le prisme est validé par le groupe : c'est l'incarnation parfaite des Pink Floyd ! L'illustration sera réalisée par George Hardie, qui en a le talent.

À l'intérieur de l'album on trouve un poster et des autocollants avec tout un tas de déclinaisons de triangles qui n'ont plus grand chose à voir avec la lumière du prisme. C'est que le duo peut se permettre de partir très loin dans son délire de triangles, et ici plus précisément jusqu'aux pyramides en Égypte, pour "s'inspirer".

pink-floyd-album-pyramids-dark-side-moon-poster

Dans l'interview de Rolling Stone, Powell finit par conclure : "l'âge d'or des pochettes d'albums est derrière nous. On a vécu les 15 meilleures années. Il y avait de l'argent. On état privilégiés de pouvoir voyager et faire de telles photos." Sans compter toutes les retouches à la main. C'était le bon temps ! Les pochettes qui viendront ensuite seront pourtant tout aussi créatives ou iconiques.

Sources :
The Guardian, Pink Floyd's burning man
The Guardian, Storm Thorgerson's iconic album artwork - in pictures


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