Histoire des pochettes de musique : vinyles monochromes, cassettes, et incontournables des 80s

15 juin 2023  |   2 Commentaires   |    |  

histoire des pochettes de disque année 1980 graphisme

Voici le 4e article sur notre série sur les pochettes vinyles. Si vous ne l'avez pas déjà fait, vous pouvez découvrir les autres par ici : le premier sur le jazz des 50s et la naissance des pochettes vinyles, le second sur les années rock, subversives et psychédéliques des 60s et le troisième article sur les pochettes futuristes et surréalistes des 70s. Dans cet article dédié aux années 1980, on parle (entre autres) des albums monochromes, des cassettes et du hip-hop, du travail de Peter Saville pour Joy Division et de Vaughan pour les Pixies, et de la pochette la plus connue de Michael Jackson (on garde le meilleur pour la fin).

Les pochettes monochromes de vinyles : la simplicité pour se différencier

Si les pochettes de disque des années 1960 - 1970 sont scandaleuses ou expérimentales, certains s'amusent aussi plus "simplement" avec des pochettes aux couleurs minimalistes ou des galettes vinyles tout sauf noires. À l'inverse des Pink Floyd qui n'affichaient pas de nom mais simplement une image de vache pour Atom Heart Mother, on peut se demander si un seul élément (un logo ou un visuel simple) suffit à faire une bonne pochette de disque ? Dans les deux cas, cette simplicité attise la curiosité et pousse les fans à vouloir en savoir plus, et donc à acheter l'album. En revanche une pochette monochrome ne crée aucun parallèle visuel sur l'allure sonore de l'album, et reste réservée aux fans de ces groupes qui sont généralement suffisamment connus pour se permettre d'être minimalistes. On imagine mal un groupe sorti de nulle part lancer un album vert, au grand risque de faire un flop.

3 nuances de gris pour des pochettes monochromes : le white, les black et le grey album

À notre connaissance, les premiers à avoir créé une pochette de vinyle monochrome sont les Beatles en 1968. C'est l'artiste d'art conceptuel Richard Hamilton qui propose pour ce disque en réalité sans titre –qui se fera appeler le "White Album"– une pochette entièrement blanche, en réaction à la profusion de couleurs et de formes de la pochette du Sgt Pepper's sorti un an plus tôt. La blanche est seulement embossée "The Beatles" (cette idée est de McCartney, Hamilton ne souhaitait rien d'autre que du blanc).

Comme une œuvre de Pop-Art, chaque album est numéroté, tournant cet objet de consommation de masse en édition unique et limitée, pourtant tirée à plus de 2 millions d'exemplaires... À l'intérieur, Hamilton glisse un poster et des portraits intimes et inédits des 4 anglais. Lors des rééditions du White Album, tout ce qui en faisait sa spécificité (et donc aussi sa valeur) a été effacé : le nom en relief est remplacé par du texte gris et le numéro de série a disparu.

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White Album des Beatles, 1968 - Back in Black, ACDC, 1980

En 1980, ACDC sort lui aussi un album monochrome mais noir cette fois : Back in Black. En 1981 c'est Metallica qui s'offre une couverture également noire (ornée de leur logo et d'un serpent tiré du drapeau Gadsden de la Révolution américaine,) pour un album sans nom qui se fera appeler Black Album, comme une réponse au White des Beatles. La pochette est un clin d’œil à la pochette fictive Smell the Glove du faux documentaire This is Spinal Tap sur un groupe de rock tout aussi fictif et du même nom. On note quand même que les Beatles, dans leur phase spirituelle, ont choisi le blanc qui symbolise l'éveil, alors qu'ACDC ou Metallica, au rock plus "heavy", se tournent vers la couleur sombre (même de la mort) par excellence. Jay-Z viendra lui aussi ajouter sa pierre à l'édifice avec un "Black Album" à son effigie en 2003.

Anecdote marquante, le DJ Danger Mouse crée toute une polémique en 2004 avec son Grey Album, un mashup (mélange de chansons pour en former de nouvelles) du White des Beatles et du Black de Jay-z qui n'ont pourtant en commun que leur titre monochrome.

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White Album des Beatles + The Black Album de Jay-Z = The Grey Album de Danger Mouse, 2004

L'album, un bijou créatif faisant le lien entre les 4 garçons et cette star du rap US est assez vite interdit à la vente par l'EMI qui possède et défend les droits des Beatles. Conscient que ses morceaux se heurteraient à l'exploitation légale des droits, Danger Mouse partage son album dans l'illégalité et le propose comme un étendard en faveur d'un internet et d'une musique gratuite et accessible pour tous. Si la technique du mashup est loin d'être nouvelle (puisqu'elle existe déjà dans les années 60 avec les cassettes hip-hop dont on parle plus bas), les questions que l'album soulève le sont et viennent secouer l'ère naissante du partage et des droits de la musique numérique.

Les vinyles monochromes de 2020 aux couleurs symboliques

Plus récemment, en 2020 et pendant 3 années successives (petit saut temporel si vous le voulez bien !) le collectif Britannique Sault a sorti 3 albums monochromes noirs dont le premier, un album sans titre aussi appelé Black is, fait écho au mouvement #BlackLivesMatter (on aborde le sujet dans notre article "le packaging raciste lève le poing"). On y voit seulement un poing levé, symbole de résistance par excellence. Le second, Rise, dévoile les mains en prière. Le troisième, God, se passe d'image. Seule une mystérieuse et minuscule marque blanche vient "signer" les albums en bas à droite, sur lesquels n'apparaissent pas non plus de noms d'artistes.

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De leur côté, les groupes Feu! Chatterton (Palais d'argile, 2021) et Ed Sheeran (–, 2023) ont respectivement sorti des albums quasi-monochromes ; bleu pour le premier, et une édition limitée jaune pour le second. Ici, les visuels apposés sur le fond coloré viennent raconter une histoire, et donc un second niveau de lecture que l'on ne retrouvait pas sur les White ou Black albums. Feu! Chatterton nous offre une nouvelle référence à l'art avec ce bleu Klein, après leur précédent album illustré d'un pastel d'Odilon Redon.

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Sheeran choisit probablement le jaune pour sa symbolique chaude, enveloppante et réconfortante (mais il faudrait écouter l'album) qui vient contraster avec le – barré du titre (substract, soustraction) et son portrait comme une empreinte absente sur la pochette, qui annoncent (on imagine) un effacement du passé ou un album plus introspectif et personnel. C'est un disque qui s'inscrit dans la succession de ses autres albums qui portent eux aussi des noms de symboles mathématiques (+, ×, ÷, et =).

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Tout récemment, Queens of the Stone Age a sorti un vinyle phosphorescent en édition limité pour son dernier album, In Times New Roman. Probablement juste parce que c'est très très cool.

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In Times New Roman, Queens of the Stone Age (2023) — Crédits photo, Tiki Vinyl Store

Qu'ils soient noirs, blancs ou colorés, les albums monochromes semblent toujours indiquer une prise de parti, un nouveau départ, une forme d'art à contre-courant ou un esthétisme de la sobriété qui se suffit à elle-même ; un retour à l'essentiel annoncé par ce graphisme minimaliste. Même s'il n'est pas facilement transportable, le vinyle s'adresse toujours à des amateur.ices de musique et à des collectionneurs et collectionneuses mélomanes : c'est probablement pourquoi il a survécu malgré l'arrivée de ses deux concurrents de (petite) taille : les cassettes et les CDs.

La musique transportable avec les K7 et les CDs !

En 1965 la musique subit en effet une sacré révolution : elle devient désormais transportable grâce aux cassettes audio écoutables autour de 1970 dans les boom-box (ou ghetto blasters, "la radio aussi grande que l'Empire State Building et aussi bruyante que la seconde Guerre Mondiale") qui cartonnent à New York et Los Angeles, et surtout dès 1979 avec l'invention du Walkman ("le seul lecteur cassette aussi petit qu'une boîte de cassette") de Sony.

Cette invention en plastique "privatise" et démocratise la musique en permettant à tout le monde de l'écouter de partout, bien que la mauvaise qualité du son et du packaging en font un objet qui est loin de rivaliser avec celle du vinyle. Les puristes et ceux qui ont les moyens de s'enregistrer sur disque la dédaignent. Avec le Walkman, la cassette est pourtant vite adoptée par le grand public, toutes classes confondues, parce qu'elle est pratique, pas chère et légère.

Avec la cassette, la musique DIY échappe à l'industrie

La cassette permet surtout à n'importe qui de créer des compilations, les fameuses mixtape, de s'auto-enregistrer dans son salon ou dans des studios de fortune pour bien moins cher qu'une presse vinyle, voire de glisser un mot doux / secret au milieu d'une chanson. Pendant la guerre du Vietnam, les soldats échangent des cassettes avec leurs familles, l'ancêtre de nos notes audio sur whatsapp... La musique devient ainsi personnalisable et se diffuse désormais de mains à mains, sans passer par les maisons de disques : on choisit ses chansons, on crée ses propres mix ou on s'enregistre, on les donne à qui on veut, et on décore la pochette suivant ses talents graphiques plus ou moins douteux.

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Les mixtapes de Ward Jenkins

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Les mixtapes de Mathias

Le hip-hop par exemple naît et se propage dans le Bronx dans les années 1970 grâce aux cassettes enregistrées en live par des artistes qui utilisent ces bandes à rubans pour diffuser leur musique de manière indépendante, en dehors des circuits traditionnels de l'industrie musicale. Ils créent des compilations uniques, mélangeant des samples tirés de vinyles et enregistrés sur cassette, des freestyles et des collaborations exclusives, tout en développant leur propre style et leur propre son, les mashup dont on parlait plus haut. La cassette est le support par excellence des punks et des anti-système : c'est avec des cassettes passées sous le manteau que le groupe russe Plastic People of The Universe diffuse des messages anti-communistes au sein même du Rideau de Fer et au-delà des frontières du bloc soviétique. C'est la première fois que la diffusion de la musique échappe à l'industrie ou à la surveillance et que le public la crée ou la partage à son image.

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Les mixtapes de Mathias

En revanche, les CDs (compact discs) commercialisés en 1982, puis les baladeurs dans les années 90 viennent détrôner les deux précédent supports et faire bientôt disparaître totalement les "K7" et réduire considérablement les ventes des vinyles. Le CD révolutionne le monde de la musique : facilement transportable hors de chez soi et désormais numérique, il est plus durable et peut contenir jusqu'à 80 minutes de son. L'industrie récupère la main sur l'enregistrement et la diffusion de la musique. Mais son boîtier perd en qualité ; le plastique (comme celui des K7) se casse ou se raye facilement, et le livret et les éventuels posters ou supports visuels n'ont plus autant de place que dans les vinyles... il faut donc créer moins, et en plus petit.

Le post-modernisme de Peter Saville pour Joy Division

L'Angleterre connait un graphiste incontournable dans la musique des années 80 : Peter Saville. Ce dernier est l'un des co-fondateurs du label indépendant Factory Records fondé en 1978. S'inspirant directement du nom et du fonctionnement de la Factory d'Andy Warhol (dont on parlait dans le second article, souvenez-vous de l'album à la banane), le label avait pour ambition de mettre en avant la scène musicale locale de Manchester pour contrebalancer la toute puissante industrie musicale basée à Londres. Saville y avait une totale liberté graphique et zéro contraintes budgétaires ou de temps : il a contribué a dessiner un visage musical post-moderniste de l'Angleterre des années 80, notamment pour Joy Division (qui deviendra New Order après le décès du chanteur Ian Curtis). Il s'inspire pour New Order des typographies géométriques d'Herbert Bayer et Jan Tschichold qui s'opposaient radicalement, avec leur système de grille, au graphisme anarchiste punk de l'époque.

Faire du neuf avec du vieux

Sa pochette Unknown Pleasures pour Joy Division sorti en 1979 est l'une des plus cultes de l'époque. Il y représente graphiquement le diagramme de la fréquence du premier pulsar découvert en 1919 par un astronome britannique et tiré de la Cambridge Encyclopaedia of Astronomy en 1977. Saville dira que le motif est "à la fois technique et sensuel, serré comme la batterie de Stephen Morris et fluide : beaucoup de gens pensent que c'est tiré d'un battement de cœur".

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Peter Saville pour Joy Division - Unknown Pleasures, 1979

La plupart de ses designs sont d'ailleurs des reprises de motifs pré-existants qu'il manipule. Il fait référence au classicisme pour le second album du groupe en 1980, Closer, avec la photographie en noir et blanc d'une sculpture funéraire italienne de 1910 et une typo romaine, créant "une juxtaposition post-moderne d'un travail contemporain dans de l'antique", puis avec le tableau d'un bouquet de fleurs de Fantin-Latour tiré d'une carte postale achetée par sa petite-amie au musée, pour illustrer par contraste le titre de l'album Power, Corruption & Lies (1983). Peter Saville joue également avec la modernité en intégrant la pointe de la technologie de l'époque à son graphisme pour le single Blue Monday de New Order en 1983 avec la représentation d'une disquette, recréant "l'esthétisme déterminé par les machines, leur langage visuel hiéroglyphique".

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Peter Saville pour Joy Division : Closer, 1980 - Power, Corruption & Lies, 1983 - New Order : Blue Monday, 1983 

En 1981, pour l'album Movement, il fait une référence directe à une couverture de la revue Futurismo de Depero de 1932 dans laquelle il modifie les lettres pour ajouter un F de Factory et un L pour la référence Fact-50 de l'album.

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Peter Saville pour New Order : Movement, 1981 — revue Futurismo de Depero, 1932

Saville s’intéresse au travail d'Yves Klein sur la couleur et le vide. Pour True Faith de New Order en 1987 il explore la notion de chute suspendue avec le cliché d'une feuille morte volant dans le ciel, recréant la "stabilité du mouvement absolu dans l’espace" qu'expérimentait Yves Klein avec son Saut dans le vide. En 1989, pour l'album Technique de New Order, Saville et le photographe Trevor Key l'illustrent à leur manière les couleurs de l'artiste conceptuel avec des techniques avancées de photographie et d'impression, créant une série tri-chromatique rose, bleu, dorée, comme sérigraphiée sur un angelot. Saville dira que "toutes mes pochettes de disques précédentes étaient quelque peu idéalistes et utopistes ; j'avais en tête que l'art et le design pouvaient rendre le monde meilleur, un concept très néo-Warholesque."

Étrangement, l'ensemble ou presque de ses créations pour des pochettes de musique a un lien avec le silence : de l'onde d'un objet stellaire à une nature morte en passant par une photographie mortuaire, un objet technologique ou une feuille morte, les images invitent à la contemplation et à l'introspection.

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Sainte Trinité, ex-voto dédié à Sainte-Rita de Cascia, Yves Klein, 1961 — Peter Saville pour New Order : Technique, 1989

Dans les années 90 Saville travaille avec l'agence Pentagram mais il y est malheureux, désabusé par la surcharge visuelle de l'époque et la crise économique. Il utilise non plus des images d'art mais de banque d'images, et s'inspire d'artistes comme Barbara Kruger ou Yohji Yamamoto. Saville est considéré comme l'un des pionniers du design graphique dans l'industrie musicale et son héritage visuel reste profondément ancré dans l'histoire du rock et de la pop.

Oliver Vaughan casse les codes du graphisme des pochettes de disques

En Grande Bretagne toujours, on peut souligner le travail créatif d'Oliver Vaughan qui crée le visage du label 4AD (prononcer forward, en avant), comme avant lui Steinweiss pour Columbia, Miles pour Blue Note ou Saville pour Factory. Il fait partie de ces designers ayant contribué à faire du design graphique une activité attrayante, glamour et visible. À l'opposé du travail cérébral, moderniste et conceptuel de Saville, Vaughan propose une création plus spontanée et libérée qui incarne graphiquement la musique pour lui donner une dimension physique. Sans avoir fait d'études graphiques, et connaissant peu de chose du Bauhaus, du Style Suisse ou du minimalisme utilisé par ses pairs contemporains, il emprunte naïvement un chemin créatif qui lui est propre, en jouant avec des typographies antiques, et se moque des lignes et des grilles. Son travail est fluide, avec des visuels impactants et des typographies tout sauf linéales.

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Vaughan collabore main dans la main avec les musiciens (comme -ironiquement- Bauhaus, les Pixies, ou encore Cocteau Twins ci-dessous) en ayant accès aux démos des albums. Il réalise des pochettes d'un autre temps, un peu mystiques, surréalistes, souvent rehaussées de cadres et d'étiquettes autour des titres, qui font écho au logo de 4.AD. Il laisse le soin aux utilisateurs d'interpréter à leur sauce les visuels qu'il crée.

vaughan-cocteau-twins-vinyl-designOliver Vaughan pour Cocteau Twins, 1983 - 1985, 4AD

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La pochette Doolittle des Pixies s'inspire par exemple de la chanson Monkey Gone to Heaven (un singe au paradis) et d'une phrase d'un membre du groupe, qui est un véritable déclic : “la musique n’est vraiment qu’une formule mathématique”. Vaughan mêle alors une image de singe auréolé avec ce qui est pour lui l'incarnation des mathématiques et du graphisme : des chiffres et des grilles inspirées des grilles de "proportions Divines" de la Renaissance, celles qui ont donné vie à l'homme de Vitruve ou aux études des proportions des capitales Romaines. Celles qui inspireront aussi le modernisme, même s'il ne s'y aventurera pas plus.

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etudes-proportions-capitale-romaine-homme-vitruve-XV-siecleÉtude des proportions des capitales romaines, Geoffroy Tory vers 1448 — Homme de Vitruve, Leonard de Vinci, 1490

Son style graphique s'inscrit surtout dans une époque marquée par la naissance de la PAO (publication assistée par ordinateur) dont il est l'un des premiers utilisateurs. Cette nouvelle esthétique doit pratiquement tout au magazine Emigre qui naît lui aussi en 1984. Celui-ci rassemble et crée des typographies spécifiques pour les ordinateurs tout en propulsant la première génération de graphistes informatisés. Emigre crée des polices imparfaites, "qui reflètent plus le langage imparfait d'un monde imparfait habité par des êtres imparfaits".

Sorte de revival du futurisme ou du mouvement Dada dans le traitement typographique, propulsés au début du XXe par la modernité des machines, les graphistes des années 1980-90 font eux aussi voler en éclat les codes établis, et exploser la mise en page grâce à cette nouvelle technologie. Ils sont, de fait, largement critiqués par les pro-modernistes : Massimo Vignelli qualifia ces polices de « déchets, manquant de profondeur, d'amélioration, d'élégance et de sens de l'histoire » !

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emigre-xy-vaughan-pixies-2Vaughan pour Emigre #9

Le monde dangerous de Michael Jackson

Enfin, si vous vous demandez pourquoi on n'a toujours pas parlé de Michael Jackson alors que nous arrivons à la fin de cet article, c'est parfaitement normal. Jusqu'ici, ses pochettes n'avaient rien d'exceptionnellement marquant à raconter. On étant dans du portrait classique, flouté au halo romantique avec un bébé tigre pour Thriller (1982), et bad-boy en veste en cuir et tag pour Bad (1982). Pas de quoi fouetter un tigre donc, si ce n'est que l'album Thriller est l'album le plus vendu de tous les temps (tous supports confondus) et que le portrait photo au halo réalisé par Dick Zimmerman est donc l'un des plus connus de l'industrie musicale.

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Thriller (1982) — Bad (1982)

Mais en 1991 MJ vient secouer la scène musicale avec Dangerous, un album introspectif où il met à plat ses démons, ses contradictions, et son envie de voir évoluer la société. Dangerous sort 4 ans après Bad, et la musique pop a bien évolué depuis. Jackson collabore désormais avec Teddy Riley qui remplace Quincy Jones avec qui il avait réalisé les 3 albums précédents, Off The Wall, Thriller et Bad. Riley intègre ici davantage d'éléments de new jack swing (mélange de R&B, de hip-hop, de funk et de soul) et de rock, pour une ambiance plus rythmée, saccadée et contemporaine. Le Roi de la pop illustre ce changement avec une pochette haute en couleurs et en détails, signée par Mark Ryden, père du surréalisme pop, qui nous offre à voir le monde tel que le voit Michael Jackson, protégé par une façade idéalisée.

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Direction artistique : Nancy Donald et Mark Ryden

Ryden explique avoir travaillé la pochette à la main (à la peinture acrylique) comme une commande de portrait de monarque pour Louis XIV ou Napoléon. À l'époque, le Roi de la Pop était marié à la fille du Roi du Rock n'Roll, Elvis Presley, et il s'était déjà fait tirer le portrait dans un trône en or. Son Royaume était peuplé de dizaines d'animaux exotiques, et sa cour de fastes costumes et de meubles précieux. Mark Ryden mêle dans son illustration des personnages réels ou issus de la culture populaires à des personnages fictifs dans un ensemble foisonnant de détails et d'ultra-réalisme.

Il propose 5 croquis en 5 jours, autour du brief suivant : "se concentrer autour des yeux de Michael, montrer la planète en péril, inclure des animaux et des enfants (dont l'acteur de "maman j'ai raté l'avion", Macaulay Culkin) dans une illustration qui soit dérangeante et drôle en faisant presque peur", comme un freak show. Sur l'illustration retenue, on voit d'ailleurs en bas à droite Phineas Taylor Barnum, l'inventeur du cirque moderne qui fait fortune grâce aux freak shows autour de 1840 en montrant des personnes difformes ou au physique hors normes (femmes à barbes ou à deux têtes, nains, géants...) qui fascinent et perturbent les spectateurs. Ryden montrera ses incroyables croquis préparatoires sur Instagram 30 ans après la parution du disque :

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Croquis de Mark Ryden pour la pochette Dangerous de Michael Jackson, montrés sur son compte instagram

La pochette du vinyle Dangerous représente un manège hanté baroque où fourmillent une multitude d'animaux et de personnages étranges constituant une façade qui masque le roi de la pop. Ce bestiaire idéalisé, enchanté et naïf dans lequel les animaux sont sur un piédestal, vient contraster avec la noirceur du monde dangereux construit et corrompu par les hommes adultes. Ici, ce n'est pas le King Michael qui porte la couronne mais un chien-Napoléon à sa droite, et un oiseau-mécanique-Élisabeth II à sa gauche, tandis qu'un chimpanzé (MJ en avait un chez lui et c'était probablement un compagnon dont il était proche) se fait couronner par deux angelots dorés. À gauche, le train de la mort entraîne des animaux dans un monde "Dangereux", le nom de l'album, pour une aventure dans les entrailles ravagées de la terre, machine infernale qui tourne à l'envers, alimentée par la guerre, la violence et les progrès industriels. À droite, sous l’œil Divin de la sagesse, les animaux ne sont plus que des os, mais on voit Michael enfant sortir tout à fait paisiblement suivi de près par Macaulay qui semble avoir apprécié l'aventure : deux enfants qui savent survivre et se débrouiller pour affronter leurs peurs dans ce monde d'adultes. Les illustrations sont à voir en grand format en cliquant dessus.

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Le disque image de Dangerous

Un peu comme Sgt Pepper's dans les années 70, on a envie de tenir cette pochette de près pour décrypter l'illustration et y débusquer des détails insolites. Michael Jackson avait demandé à Mark Ryden de faire une pochette mystérieuse qui puisse être interprétée librement par les fans. Ceux qui en comprennent ainsi les références et les symboles culturels se sentent appartenir à une communauté exclusive. Cette stratégie marketing, qui n'est sûrement pas directement calculée ici pour l'album, s'appelle "marketing de la tribu" ou "marketing communautaire" : elle a un impact énorme sur la communauté ou les fans puisqu'elle crée un lien émotionnel qui les rapproche et les lie à leur star. L'album Dangerous a été vendu à plus de 20 millions d'exemplaires, sûrement aussi en partie pour sa pochette, même s'il ne détrône pas les 66 millions de Thriller. Plus tard, Ryden, à qui appartiennent toujours les droits de l’œuvre, décidera de l'encadrer dans un énorme cadre doré comme une sculpture, un trône pour cette pochette royale !unnamed

Les décennies suivantes marquent l'âge d'or du CD et surtout de la musique numérique. De grands chamboulements dont on vous parlera dans le prochain article. Stay tuned!

 

Sources :
Sothebys, Hamilton et Le White Album
Sur le Grey Album et sa controverse
La révolution des cassettes
Sur le travail de Peter Saville, et l'analyse de ses pochettes d'albums
L'analyse de la pochette Dangerous de Michael Jackson et la session photo de Thriller

Merci au Tiki Store de m'avoir laissée prendre les photos des vinyles.


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2 commentaires :

  1. Ha oui tiens ! malheureusement on ne pouvait pas tout raconter, mais son histoire est intéressante aussi.

  2. Céline :

    Et le Black album de Prince ? ;)

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