L’histoire des pochettes vinyles de la contre-culture : albums censurés et rock psychédélique des 60s et 70s

16 mai 2023  |   0 Commentaires   |    |  

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L'avènement du rock au début des années 60 permet d'innover en lançant des pochettes vinyles en collaboration avec des artistes plus ou moins influents. Parmi eux on compte Andy Warhol mais aussi Peter Blake et Jann Haworth (Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band - The Beatles, 1967), et plus tard Jean-Michel Basquiat (Rammellzee, 1983), ou Keith Haring (Someone like you - Sylvester, 1986) qui laissent aller leur créativité sur un format carré tiré, comme une œuvre d'art, en quelques exemplaires. On comptera aussi Sophie Calle, Jean Dubuffet, Marlene Dumas, Yves Klein, Barbara Kruger, Sol LeWitt, Chris Ofili, Ed Ruscha, ou Cindy Sherman... pour n'en nommer qu'une poignée !

PS : Vous vous apprêtez à lire le 2e article de notre histoire des pochettes vinyles : on vous invite d'abord à découvrir le premier, qui raconte la naissance des pochettes de jazz, si ce n'est pas déjà fait !

Warhol, une grosse banane, un slip, et un zip !

Deux pochettes de Warhol se démarquent et font sensation dans la musique en devenant des objets de collection : celle du Velvet Underground & Nico en 1966 et Sticky Fingers des Rolling Stones en 1971, qui sont évidemment les plus subversives !

L'album à la banane du Velvet underground

"L'album à la banane" du Velvet Underground & Nico, est enregistré à la Factory de Warhol qui produit l'album. La fameuse pochette à la banane autocollante signée Andy Warhol (ce qui prête à confusion parce que ni le groupe ni le titre de l'album ne sont en réalité mentionnés sur le recto de la pochette ; les gens pensaient que c'était Andy qui chantait), invite les usagers à la "peler doucement et voir", avant de découvrir sous cet autocollant une banane rose chair assez suggestive...

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À cause de cette spécificité de fabrication technique et donc compliquée et coûteuse à réaliser, l'album est peu distribué et fait un gros flop à sa sortie. D'autant plus que les chansons, qui parlent de drogue dure (Heroin, Run run run) ou de sexe (Venus in furs, There she goes again), sont trop subversives et alternatives pour passer à la radio... Il n'empêche qu'il est considéré aujourd'hui comme une œuvre majeure du rock, à la 13e place des 500 plus grands albums de tous les temps (selon le magazine Rolling Stone) !

Devenue aussi culte que la pipe de Magritte, la banane sera de très nombreuses fois détournée sur d'autres pochettes vinyles : en photo, en double hommage avec la banane zippée, en version pomme/framboise, en chaussette (avec un pied dessous !) ou en dessin, pour rendre hommage à Warhol et au Velvet Underground.

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La pochette vinyle des Rolling Stones qui en a dans le slip

Une autre pochette tout aussi mythique de Warhol est Sticky Fingers des Rolling Stones (1971) qui fait beaucoup de bruit. Designée par Andy Warhol et Craig Braun, le nom suggestif de l'album ("doigts collants") illustré d'une photo d'un entrejambe masculin bien fourni rehaussé d'une véritable fermeture éclair qui se zippe engendre un scandale pour son érotisme. Sticky Fingers est nominé pour recevoir un Grammy Award de la meilleure pochette en 1972... sans pour autant l'obtenir.

Il faut dire que le rock à l'époque est réputé pour être une musique de mauvaises mœurs, celle de la contre-culture, qui secoue les fondements de la société américaine en valorisant non plus l'économie capitaliste et la bureaucratie, mais la créativité, la spontanéité et la liberté. En 1969 le magazine LIFE écrivait pour la première fois que "la contre-culture a pour sacrement le sexe, la drogue et le rock". En 1977 le chanteur anglais Ian Dury dira que "sex & drugs & rock & roll sont "tout ce dont mon corps a besoin".

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Sorti sous le régime de Franco, en 1971, l'album au jean zippé de Warhol est voué d'avance à la censure en Espagne et donc détourné en une version moins suggestive mais presque aussi provocante : on y voit des doigts coupés dans une soupe gluante en conserve. Designée par John Pasche (à qui l'on doit le logo de la bouche à la langue tirée des Rolling Stones, utilisé pour la première fois dans cet album) et photographié par Phil Jude, la pochette est un hommage aux fameuses sérigraphies des Soupes Campbell de l'artiste. Une manière détournée de rendre hommage à Warhol malgré la censure !

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Assez rapidement Warhol signera des pochettes pour des groupes ou chanteurs incontournables comme les Rolling Stones à nouveau en 1977, Aretha Franklin en 1986, Paul Anka en 1976 Debby Harry (Blondie) en 1986 ou John Lennon en 1986. Il réalise leurs portraits comme il le ferait pour ses tableaux, à partir d'une photo polaroid et de couleur en sérigraphie.

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Les pochettes vinyles psychédéliques des sixties 

La contre-culture contestataire donne naissance au rock mais aussi au psychédélisme, à la fin des années 60 et jusque dans les années 70. Si le rock remet en cause l'ordre établi du capitalisme par un comportement libéré de toutes contraintes ou une critique de la consommation de masse, comme le faisait Warhol en tant qu'artiste, le psychédélisme (du grec ancien ψυχή = psychẽ « âme », et δηλοῦν = dẽloun « rendre visible, montrer ») permet d'échapper sensiblement à ce monde rationnel, rigoureux et consumériste grâce à des hallucinations visuelles ou auditives engendrées par la prise de drogues psychotropes comme le LSD.

En déverrouillant de nouvelles "portes vers d'autres mondes" dans le cerveau, le psychédélisme permet d'explorer une créativité exacerbée et libérée liée à une perception modifiée des sens. Il ouvre ainsi un nouveau pan artistique très coloré, détaillé, liquide et surréaliste. L'art psychédélique s'inspire du folklore Indien (très en vogue chez les hippies), des icônes religieuses, de l'art nouveau, de la Sécession et d'autres expressions artistiques en marge dans les années 70, tout en expérimentant la liberté sensorielle ou graphique, dans un élan individualiste et contestataire.

Les Beatles, Dieux de la contre-culture rock et psychédélique Britannique

En Angleterre, c'est la typographie du graphiste britannique Charles Front qui fait sensation sur l'album Rubber Soul des Beatles en 1965. Conçue pour ressembler à une goutte de caoutchouc (rubber en anglais), elle annonce elle aussi l'ère psychédélique et sera adoptée par les hippies, bien que Front affirme que la connotation avec les drogues ne soit qu'une coïncidence... Cet album phare est pourtant une rupture nette avec l'ère des "jolis garçons sage" et de la pop gentillette des Beatles, marquant le début de leurs expériences à la fois sonores, avec des instruments et des arrangements d'autres horizons, et sensorielle, sous prise assumée de drogues diverses.

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Et puisque l'on parle des Beatles, il faut mentionner la fameuse pochette du Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band, qui sortira deux ans plus tard en 1967. Symbole par excellence de la contre-culture, l'album trônera 27 semaines durant au top du hit-parade du Royaume-Uni et est aujourd'hui acclamé comme le plus grand album de tous les temps ! Sa couverture fait donc évidemment partie des incontournables des pochettes vinyles, et le succès de l'album y est surement lié. Si l'artiste Peter Blake s'est vanté de sa création, il l'a plus que partagée avec sa femme Jann Haworth qui en a pourtant été discréditée.

Amis des Beatles depuis plusieurs années, Jann, dont le père est décorateur de cinéma réputé, a l'habitude de côtoyer des mannequins en 2D à taille réelle qui servent à créer des fausses foules. Elle a l'idée de prendre le groupe en photo devant 71 héros qui inspirent le groupe. George Harrison propose plusieurs gourous indiens qui seront ajoutés, et John veut ajouter Hitler, probablement par provocation, aux côtés de Jésus et Gandhi, mais les 3 personnages sont abandonnées (au grand soulagement de Haworth) pour éviter tout sacrilège mondial.

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Pour également éviter des procès éventuels, le groupe demande les droits d'image à toutes les stars encore vivantes. La plupart accepte. Parmi les 71 personnalités, dont Bob Dylan, Einstein (caché derrière Lennon), Marlon Brando, Carl Gustav Jung ou Edgar Allan Poe, 12 seulement sont des femmes (la plupart des bimbos ou des actrices comme Marilyn Monroe) au grand regret de Jann, dont 3 à l'effigie de Shirley Temple qui refusera d'ailleurs abord d'apparaître sur la pochette jusqu'à ce qu'elle écoute l'album. Le musée de cire Madame Tussauds prête même ses 4 Beatles pour le décor (à gauche, en costume cravate), avec quelques autres personnages dont Diana Dors (à droite, en robe dorée). L'artiste a également l'idée de faire pousser le nom du groupe dans un parterre de fleurs.

Il faut penser qu'à l'époque il n'y avait pas Photoshop et qu'il fallait tout faire à la main. Et qui dit décor 3D dit construction dudit décor ! Pour réaliser la foule, Haworth imprime des photos des visages des stars en noir et blanc, les colle sur du carton découpé à la scie, et colore le tout à la main. Après 2 semaines de travail de création et quelques 200£ en poche, le photographe Michael Cooper immortalise l’œuvre du couple pour cet album qui deviendra très vite un incontournable. Les éléments du décor seront tout simplement jetés et quelques opportunistes en revendront certaines pièces sauvées de la benne à prix d'or. Outre le fait que les Beatles étaient déjà un groupe mondialement connu à l'époque, c'est probablement le mélange des références culturelles, la multitude de détails à décortiquer et le côté kitsch-psychédélique de la pochette qui lui ont valu d'être si populaire et collector.

La "typo liquide" typiquement psychédélique

Outre Atlantique, l'artiste principal du rock psychédélique du milieu des années 60 est Wes Wilson qui s'inspire d'Alfons Mucha, Van Gogh, Gustav Klimt, Egon Schiele et des artistes de la Sécession comme Alfred Roller (début 1900, voir illustrations ci-dessous) dont il imite la mise en page et la typographie tout en la rendant plus "liquide", par des déformations et des effets de mouvement, comme on peut le comparer sur les affiches de la deuxième image.

Déjà au début du XXe siècle, la Sécession intégrait l'art dans la vie quotidienne en jouant avec les lettres comme des images, dans un monde de plus en plus standardisé visuellement à cause de la révolution industrielle. (Nous en parlons dans notre deuxième article sur le modernisme.)

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L'art de Wilson devient vite incontournable et on parle de lui comme le père des affiches de concerts et festivals rock américains (voir la galerie complète du musée des beaux arts de San Franciso). Il produira presque 60 posters en 14 mois ! Le style psychédélique est une réaction graphique à l'exact opposé du tracé rigoureux des affiches commerciales et des photos ventant les biens de consommation de l'époque, avec des lettres courbes illisibles tracées à la main et prenant tout l'espace disponible, comme le faisaient les artistes de la Sécession. On voit d'ailleurs qu'il reprend la même typographie aux formes carrées de Roller qu'il s'amuse à déformer (l'affiche Secession de Roller, 3e en partant de la gauche sur l'image du haut, et dessous l'affiche de gauche et l'affiche rouge et bleue).

Beaucoup d'artistes tenteront de s'essayer à la typographie liquide sur des pochettes vinyles comme John Cleveland ou David King, (ci-dessous respectivement à gauche et à droite) sans jamais cependant égaler l'art typographique de Wilson.

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Les mondes parallèles de Mati Klarwein

Mais le style psychédélique ne se limite pas à la typographie, aux déformations et aux couleurs vibrantes : c'est aussi un monde surréaliste peuplé de créatures étranges. La fin des années 60 et le psychédélisme permet aux musiciens de s'exprimer visuellement et d'une manière très libre, grâce au mélange de techniques comme la photographie et l'illustration combinées par des collages, qui permettent de créer des visuels surréalistes chargés en symboles et en références. Les pochettes marquent tout autant -voire plus- que des musiques qu'elles renferment. L'artiste germanique Abdul Mati Klarwein se démarque avec la création de tableaux et de pochettes étranges et colorées, inspirées du surréalisme de Dali qu'il avait rencontré et dont il admirait le travail. En 1994, le magazine américain Juxtapoz dira de Klarwein qu'il était "l'homme à l'origine de toutes les grandes pochettes de disques légendaires que vous avez jamais vues - s'il ne les a pas créées, il les a inspirées".

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On lui doit les pochettes du Bitches Brew (1970) et Live-Evil de Miles David (1971) ci dessus, ou le mythique deuxième album de Santana, Abraxas, en 1970, tiré de l'illustration l'annonciation qu'il avait réalisée à son arrivée à New York à l'âge de 28 ans (tableau ci-dessous), ainsi qu'une illustration pour un album de Jimi Hendrix (tout en bas à gauche) qui n'a jamais vu le jour à cause de la mort du musicien.

Petite anecdote, pour la couverture de Live-Evil ci-dessus, David lui avait demandé de peindre un crapaud pour faire le diable... Klarwein décide alors de peindre J. Edgar Hoover en drag queen reptilienne dégoulinante. Pour mieux comprendre ce choix, Hoover était le premier directeur du FBI ; il s'est servi de ses fonctions pour mener ses propres vendettas contre des organisations ou des personnalités qu'il jugeait dangereuses, notamment contre Martin Luther King qu'il qualifiait de "négro le plus dangereux de la nation". Il constitue un faux dossier pour prouver à tout prix l'appartenance de King au communisme et son soit-disant comportement sexuel déviant, avant que le pot-aux-roses et les pratiques illégales de Hoover ne soient dévoilées en 1971, l'année de création de l'album.

On trouve à ce portrait un petit air annonciateur de Jabba, la grosse limace de Star Wars, qui fera son apparition à l'écran en 1983. Le créateur de la créature affirme s'être inspiré de la chenille d'Alice au pays des merveilles, dont la version Disney de 1951 a peut-être elle aussi inspiré Mati Klarwein avant d'inspirer peut-être inconsciemment les créateurs de Star Wars ?

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Dans le prochain article de cette série sur les pochettes vinyles, on s'intéressera aux pochettes du futur : les innovantes, les ovnis, bref : celles qui ont marqué les esprits parce qu'elles étaient différentes !


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