L’histoire des pochettes de musique : révolutions numériques des 90s – 00s

04 juillet 2023  |   0 Commentaires   |    |  

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Après l'avènement des cassettes qui proposent pour la première fois de la musique transportable et personnalisable, les années 90 marquent l'âge d'or des CD dont les ventes dépassent pour la première fois celles des vinyles, marquant leur déclin. La décennie des années 2000 viendra quand à elle secouer l'époque avec une nouvelle révolution musicale : la musique numérique et dématérialisée. Dans cet article on parle (entre autres) du génie artistique de Storm Thorgerson, des CD gravés, de l'univers graphique et musical unique de Björk, et de la révolution de l'iPod.

Avant de lire cet article, avez-vous lu les autres ? La décennie jazz 1950, la contre-culture psychédélique ou censurée des 1960-70, les futuristes et surréalistes des 70s, et enfin les monochromes et incontournables des 80s.

Les pochettes CD du tonnerre de Storm Thorgerson

Depuis la décennie 1970 et l'invention de la cassette —donc de la musique transportable, le format des albums de musique ne cesse d'être réduit. On passe de 30 x 30cm pour les vinyles à 10 x 6 cm (environ) pour les cassettes puis à 12 x 12cm pour les CD. Il faut croire que cette contrainte pousse certains graphistes à être toujours plus visibles dans un format toujours plus petit. Pour faire une bonne pochette d'album (c'est à dire une pochette marquante et remarquable) les graphistes doivent soit attirer l’œil en jouant avec les couleurs, les contrastes ou les visuels, soit marquer les esprits en créant des visuels à contre-courant de ce qui se fait dans l'univers musical : des visuels sans nom, intriguants (minimalistes ou surchargés) ou atypiques. Storm Thorgerson fait les deux à la fois.

Après s'être séparé du studio Hignosis (dont on parlait dans le troisième article de notre série), Thorgerson relève le défi en solo au début des années 80 et jusque dans les années 2010 en continuant de créer des pochettes qui sortent de l'ordinaire. Thorgerson collabore avec The Cranberries, muse, The Mars Volta, Audioslave, Peter Gabriel, The Pink Floyd... son style créatif et photographique surréaliste continue de se distinguer à travers des couleurs fortes et des compositions surréalistes. Il est, avec Peter Saville dont on parlait dans le précédent article, l'un des artistes les plus réputés dans l'art des pochettes de disques.

L’avènement de la PAO (publication assistée par ordinateur) dans les années 80 lui permet d'expérimenter et de pousser sa direction artistique encore plus loin, même si la majorité des images sont réalisées à partir de véritables mises en scène construites et photographiées. Les deux profils de métal de l'album The Division Bell des Pink Floyd (ci-dessous) sont par exemple deux statues de 3 mètres de haut pesant plus d'une tonne chacune et photographiées durant 2 semaines en hiver 1994, devant la ville de Cambridge. Contrairement à Oliver Vaughan, il utilise très peu de texte et l'image parle d'elle même.

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On dira de lui qu'il est le Magritte de la photo d'albums. Il s'en inspire d'ailleurs fortement pour plusieurs pochettes, comme celles de Whitley Heights, Mars Volta, muse ou des Pink Floyd (en format carré, les albums créés par Storm Thorgerson, en-dessous, les tableaux de Magritte) :

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Björk, la musique graphique

Dans le même registre surréaliste et excentrique, Björk est une artiste islandaise hors norme qui compose et produit de la musique pop-électronique expérimentale avant-gardiste depuis les années 90. Son parcours est suffisamment exceptionnel pour que l'on s'y attarde, d'abord parce qu'elle est une femme qui perce dans cette industrie majoritairement masculine, ensuite parce qu'elle crée et impose son propre univers, loin des codes du sexisme ambiant.

Björk marque le monde musical par sa capacité à associer la musique au graphisme et aux arts visuels, qui viennent enrichir son univers sonore, et se rapproche d'artistes pour lui donner vie (photographes, réalisateurs, typographes, couturiers...).

Une identité multiple pour que sa voix demeure

Contrairement à d'autres artistes ou au principe même de l'identité visuelle, Björk n'utilise pas une même identité graphique pour s'identifier au fil du temps. En branding, on a plutôt l'habitude de créer une identité inchangeable pour unifier les différences et marquer, comme une étiquette sur une boîte. Björk, elle, crée à chaque fois des univers différents, tout en demeurant reconnaissable instantanément. La "boîte" Björk existe grâce à ce qu'il y a dedans, pas grâce à son label.

Ce n'est donc pas son aspect extérieur qui importe mais ce qu'elle exprime de l'intérieur : sa voix, son art. Björk co-invente par exemple un nouveau logo et une nouvelle identité pour chaque album, et joue avec des typographies souvent illisibles ! Car on ne lit pas Björk : on l'écoute, on la voit, on la ressent. C'est l'émotionnel qui prime sur le rationnel. Seul son nom ne change jamais : indirectement, elle réussit donc à mettre ainsi en avant l'oralité de son nom, du son de sa voix, qui s'incarne dans toutes ces facettes visibles.

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Les logos du nom Björk sur ses albums

Loin de perdre ses auditeurs, ces variations construisent sa singularité. D'un point de vue graphique, c'est très intéressant ; pas spécifiquement pour la forme, mais pour le système qui permet des différences d'un album à un autre tout en bâtissant une identité multiple.

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Les logos des albums de Björk

Björk collabore depuis 2001 avec le studio français M/M sur son album Vespertine, qui crée son identité graphique globale et ses typographies pour ses albums, livres, et supports digitaux. De la pochette aux clips en passant par ses costumes, chaque élément visuel construit des avatars fictifs et différents, qui racontent sa musique avec un langage qui leur est propre. "C'est comme si nous faisions naître un Frankenstein à quatre mains avec elle. Les mots de chacun de ses personnages sont illustrés, et nous en dessinons le langage" explique Mathias Augustyniak de M/M Paris dans la revue Numéro. Björk peut ainsi prendre l'aspect de n'importe quel personnage pour s'exprimer ; sa voix demeure.

Des avatars uniques pour chaque album

Féministe engagée et hors norme, elle incarne d'abord la femme sans artifices avec Debut en 1993, à contre-courant des représentations sexualisées des chanteuses à l'époque (comme Céline Dion, Mariah Carrey, Madonna ou Alanis Morissette) qui mettent leur physique en avant.

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Like a prayer, Madonna (1989) — jagged little pill, Alanis Morissette (1995) — Music box, Mariah Carey (1994) — Falling into you, Céline Dion (1996)— Debut, Björk (1993)

Avec Homogenic en 1997, Björk commence à façonner l'univers visuel étrange qui lui est propre. Ceinturée dans un kimono de geisha, immobilisée par 10 kilos de cheveux, des anneaux au cou à la manière des "femmes girafes", le regard fixe et vide comme un trou noir, les mains ornées de griffes... son corps, couvert de tous ces artifices et symboles de féminité à l'opposée de sa précédente pochette, dégage quelque chose de dramatique et d'une passionnelle puissance.

1997-bjork-homogenicHomogenic, Björk, 1997

Vespertine en 2001 sera à l'inverse un album introspectif, chuchoté et céleste, un disque "non-physique, comme de l’électricité, du cérébral, des pensées" qui fait référence au vêpres, les prières chantées du soir par les moines. M/M conçoit les illustrations sur la couverture, un cygne en dentelles, et une typographie sur-mesure.

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Vespertine, Björk (2001), typographie et illustrations : Studio M/M

En 2004 pour Medúlla, un album construit uniquement autour d'arrangements vocaux, les graphistes créent une typographie en osselets que l'artiste porte autour de son cou à même la peau.

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Medulla, Björk (2004), typographie : Studio M/M

En 2007 pour Volta Björk incarne un être/objet pop qui n'a plus grand chose d'humain, dans un costume "de bouffon, en plastique" pour un album, énergique aux sonorités plus chamaniques. La typographie est plus droite, formée d'éléments rigides comme ceux d'un jeu de construction, clipsée avec de petits éléments.

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Volta, Björk (2007), typographie : Studio M/M

Par contraste elle crée pour ce même album un second avatar très tribal, en tenue crochetée aux mêmes couleurs que l'album. Le titre de Volta est ici conçu avec des tuyaux courbés renfermant du gaz qui créent une typo en lettres enflammées :

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Photos : Inez van Lamsweerde + Vinoodh, typographie : Studio M/M

En 2011 M/M invente pour Biophilia un décor galactique en constellation, avec une typographie et un logo œil en notes de musique / étoiles :

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Biophilia, Björk (2011) typographie : Studio M/M

Bien qu'illisibles (comme souvent), le studio graphique explore sans cesse de nouvelles formes et textures pour l'univers de Björk. M/M conçoit une typo "nouille" pour Vulnicura en 2015 puis une autre en fourrure, ou en points pour Utopia en 2017. Pour Fossora en 2022 M/M crée une typographie organique unique en son genre autour d'une ovule et de spores de champignons qui prennent vie sur le compte instagram de Björk. Les caractères gagnent le prix TDC au tokyo type directors club.

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Fossora, Björk (2022) typographie : Studio M/M

L'univers visuel vit de Björk également sur scène et dans ses clips vidéos, qui lui permettent, à l'heure du minimalisme digital, de donner du volume à son art.

Musique téléchargée et CD gravés, l'esthétique des pochettes maison

En parallèle avec l'avènement des CD, qui reste de loin la forme la plus vendue (jusqu'en 2015 environ avec la montée en puissance du streaming), la musique sous format numérique se démocratise au début des années 90. Les usagers sont de plus en plus équipés d'un ordinateur à domicile, et Internet vient ouvrir de nouvelles possibilités de partage. Vers la fin des années 90 la plateforme Napster propose de télécharger sur Internet puis d'échanger gratuitement et directement des chansons au format mp3 grâce au P2P (Peer to Peer, poste à poste), concurrencée ensuite par Kazaa ou eMule. Les années 2000 sont l'âge d'or des CD et aussi des compils gravées, qui s'offrent entre copains ou s'achètent sur le marché noir. On échange de la musique comme on s'enverrait des emojis aujourd'hui, et les usagers ne se posent pas la question des droits d'auteurs, ni même de payer pour de la musique.

Les pochettes de ces CD gravés sont le plus souvent imprimées en basse qualité, ou remplacées par le nom de l'artiste et de l'album écrit à la main sur un carré blanc. Simple, efficace, mais souvent moche... à moins d'avoir un certain talent ! On vous en a retrouvé quelques unes de notre collection personnelle :

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iPod, iTunes et l'avènement du stockage de la musique numérique

Malgré cette explosion du partage de la musique qui permet aux utilisateurs de s'approprier des chansons et de s'émanciper des lois de l'industrie musicale, un peu comme les cassettes dans les années 80, "personne n'a encore trouvé la recette" pour stocker la musique et la transporter au format numérique et les lecteurs mp3 sur le marché sont "nuls" (pour citer deux fois Steve Jobs). Il existe les CD gravés qui sont très limités en terme de stockage, les lecteurs flash ou MP3 qui sont plus onéreux ou encore les disques durs externes.

Steve Jobs et son équipe propose LA solution en 2001 avec le premier iPod. Inspiré par la molette tournante et sonore d'un téléphone fixe de Bang & Olufsen et par la radio portable T3 de Braun de Dieter Rams (designer allemand pour l'école d'Ulm), l'iPod est ultra fonctionnel.

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Inspirations pour le design de l'iPod : à gauche le BeoCom 6000 de Bang & Olufsen, à droite la radio T3 Braun par Dieter Rams (1958)

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L'iPod contient surtout un minuscule disque dur de 5Go, capable de stocker un millier de chansons, soit l'entièreté d'une librairie musicale personnelle dans sa poche, sans qu'elle saute, pendant 10 heures d'écoute d'affilé : un "saut quantique" pour les audiophiles. Pour les moins de 20 ans, on précise : les lecteurs CD étaient sensibles aux secousses et lorsque l'on marchait et courrait la musique sautait et s'arrêtait quelques milli-secondes, ce qui était très chiant, disons-le.

L'écran noir et blanc pixelisé et la molette simplissime de l'iPod en font un objet minimaliste par excellence qui va bientôt révolutionner tout l'univers de la musique. À l'époque, Apple sortait tout juste d'une presque faillite et n'était pas encore un géant, et iTunes n'existe pas encore. Leur publicité colorée, rythmée et aux emblématiques écouteurs blancs fait sensation : la musique vibre à travers l'iPod.

iTunes proposera l'achat légal de chanson à 99 centimes distribuées par les plus grosses compagnies de musique (Universal, EMI, Warner, Sony, et BMG). Cela relancera ainsi la mode des singles, les chansons à la carte et fera considérablement chuter les ventres d'albums CD, qui tombent en chute libre depuis 2002 (cf le graphique des ventes de musique en France). En développant ensuite iTunes sur mac ET Windows, qui était bien plus populaire à l'époque que mac, et en luttant indirectement contre le piratage (même s'il était possible de charger ses chansons téléchargées sur son iPod), Apple ouvre un nouveau chan(t) des possibles.

Le combo iTunes et iPod est un coup de génie, car sans chansons, l'iPod est juste un boîtier vide. L'expérience est simple et l'interface permet de synchroniser automatiquement et rapidement les chansons de son ordinateur à son iPod, ce qui est plus rapide que de graver un CD. Cela va permettre de remettre la main sur la distribution musicale et les droits d'auteurs, d'absorber toute la concurrence et de freiner puis d'éliminer le téléchargement illégal. Les grands labels de musique poursuivront en effet les plateformes 2P2 en justice pour infraction de droits d'auteurs, ce qui les mènera à leur perte dans les années 2000.

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Différentes générations d'iPod, du classic au touch

Entre 2007 et 2010, le lecteur se vend à plus de 50 millions d'unités chaque année, tout en faisant évoluer sa gamme avec des contrôles tactiles, des couleurs sur la coque puis l'écran, plus de capacité de stockage ou une version plus compacte avec l'iPod mini puis le nano. Il sera détrôné à terme par un concurrent tout aussi révolutionnaire et de la même marque, l'iPhone.

La sortie de l'iPod marque le déclin des ventes des CD, et les deux seront secoués dans la décennie 2010 par la musique numérique et la montée en flèche du streaming. Cela annoncera-t-il pour autant la fin des pochettes d'albums ? La suite dans le prochain épisode !

 

Sources :
L'inspiration du design de l'iPod
Sur l'innovation de l'iTunes
L'interview de M/M dans Numéro
Les pochettes de disques au format numérique


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