Avant de lire cet article, avez-vous lu les autres ? La décennie jazz 1950, la contre-culture psychédélique ou censurée des 1960-70, les futuristes et surréalistes des 70s, les monochromes et incontournables des 80s, et les années 90s-00 et la révolution du numérique. Dans cet article on parle principalement des contraintes et imites du streaming qui font évoluer le pochettes de musique.
Avec la naissance de l'iPod en 2001, la musique n'a plus de visage, ni de corps ! Les fichiers mp3 ne sont que de simples fichiers rangés dans des dossiers sur un ordinateur. Finis les livrets de paroles, les posters ou autres supports visuels. Là où le vinyle ou le CD offraient un ensemble visuel et tactile autour de la musique, les formats numériques n'ont plus d'image, et sont immatériels. Il faut noter cependant qu'au début des années 2000 le format digital dépend de beaucoup du CD, qui permet de transférer la musique sur son iPad, pour celles et ceux qui en ont un. Le support physique persiste donc.
Les visuels des pochettes, autrefois de 30 x 30cm, passent à 640 pixels aujourd'hui pour les albums sur Spotify ou Deezer, soit moins de 2 cm de large ! Si le format des pochettes d'albums n'a cessé de réduire jusqu'à disparaître, les pochettes n'ont pourtant jamais réellement perdu leur fonction, à savoir permettre de reconnaître et de s'approprier visuellement la musique, et de la classer.
Alors qu'elles étaient cruciales pour choisir un vinyle ou un CD dans un magasin spécialisé parce qu'elles construisaient un univers graphique et tactile autour de l’œuvre sonore, les pochettes ne sont plus une incitation à la prise de décision pour les utilisateurs à l'heure de la musique "personnalisée". À l'époque où l'on grave des CD vierges à notre image, et plus tard lorsque l'on charge ses fichiers mp3 dans son iPod en noir et blanc, les musiques sont déjà nôtres, assimilées, en quelque sorte. Elles sont sélectionnées en amont par nos soins et on connait déjà la pochette de l'album original au point de la redessiner à notre sauce sur CD gravé, manifestation ultime de cette assimilation ! En revanche, le téléchargement en P2P entraîne une réelle perte des visuels musicaux, surtout lorsque les chansons sont chargées directement dans l'iPod qui ne permet pas de personnalisation, contrairement au CD.
C'est pour palier à ce manque de visuel qu'à partir de 2007 iTunes et les iPod nouvelle génération intègrent CoverFlow dans leur logiciel ; une interface graphique qui permet de naviguer entre les avatars des faces de pochettes d'albums, téléchargées automatiquement avec l'ajout d'un CD dans son ordinateur ou (plus tard) l'achat de musique via l'application. Peut-on d'ailleurs appeler ces avatars "pochettes", si elles ne servent plus à ranger pour transporter, classer et protéger physiquement la musique ? Il faudrait un mot pour les pochettes physiques, et un autre pour les supports digitaux. En anglais, on dit parfois "album art", soulignant cet aspect visuel et esthétique, sans la fonction pratique. Un peu comme les "fichiers" sur les "bureaux" d'ordinateurs, les pochettes ont toujours la fonction de s'y retrouver plus facilement dans un classement.
Sur iTunes, les musiques téléchargées illégalement apparaissent d'ailleurs sans avatar, avec une simple note grise. D'une certaine manière, l'illégalité invisibilise la musique digitale car la création d'image n'est plus possible sur un support immatériel.
D'après Patrick Burkart, spécialiste des cyber-libertés, "les amateurs de musique ont été transformés en "utilisateurs" de musique qui n'ont pas de droits de propriété sur leurs enregistrements, ni même de protection classique des consommateurs." Car si l'on possédait la musique avec l'objet vinyle, le CD, la cassette ou même via iTunes qui proposait l'achat à l'unité ou l'ajout de musique sous format numérique, le streaming nous rend locataire, et nous dépossède d'un objet. Cette double perte coïncide avec la naissance de l'iPhone —et les premiers smartphones— qui ont complètement bouleversé notre rapport à la musique en intégrant la bibliothèque musicale directement dans l'appli iTunes. On collectionne paradoxalement de plus en plus de sons, en les voyant de moins en moins... Dès la fin des années 2010, l'écoute en streaming dépasse ainsi les ventes de CD, qui ne cessent de dégringoler (d'après ce graphique sur les ventes de musique).
La création visuelle d'une vignette numérique est évidemment bien différente de celle d'un vinyle. Et pourtant, c'est souvent la même image qui est diffusée sur les deux supports. Les graphistes pensent-ils alors d'abord à la création au format dématérialisé, ou au vinyle ? Sur une image de quelques millimètres qui défile à grande vitesse, il s'agit d'attirer l’œil vite, et bien. Réduites à peau de chagrin, il devient indispensable de penser à revaloriser la musique digitale.
Depuis la création des plateformes de streaming en parallèle du développement de la musique dématérialisée, on nous propose une nouvelle utilisation musicale. Comme on le disait dans l'article précédent, c'est désormais moins l'album qui est mis en avant, mais le single, la chanson à l'unité, que l'on écoute selon les recommandations orientées des plateformes, nos souvenirs, ou les tendances musicales du moment. Il existe d'autres plateformes streaming que Spotify, mais pour la simple et bonne raison qu'elle est la plus utilisée au monde, nous allons nous pencher un peu plus sur son évolution graphique.
Lorsque Spotify voit le jour en 2008 à Stockholm en Suède, la plateforme est accessible dans 17 pays avec 20 millions de chansons. Son rêve est de devenir une plateforme digitale "pour rendre toute la musique du monde accessible à toutes et à tous, quand et où elles et ils le souhaitent". Spotify choisit le vert Pantone 376 avec un logo carré qui ressemble à s'y méprendre à un bouton d'application pour smartphone. À la fin des années 2000, les marques disponibles sur le web se doivent aussi d'exister via une application mobile. Le logo de la marque a un o qui rebondit un peu à la yahoo! de l'époque, avec trois arcs de cercles qui font penser à des ondes ou au symbole du wifi. C'est fun, c'est jeune, et ce vert acidulé se distingue car il n'a jamais été utilisé pour aucune autre marque.
L'évolution du logo Spotify de 2008 à 2023
Autour de 2013-2015 c'est le début du Web3 avec l'avancée des algorithmes. On est dans une ère un peu futuriste, plus jeune, sérieuse et déjantée à la fois. L'usage des smartphones a résolument ouvert une nouvelle dimension avec tout un tas de possibilités ; quelques personnes portent des Google Glass, et Apple lance sa première montre connectée. Beaucoup de marques changent d'identité, en passant du statut de technologie geek à un service de divertissement. C'est ce que font Spotify mais aussi Yahoo (qui abandonne ses lettres rebondissantes), Ebay ou Deliveroo par exemple, en adoptant une identité plus minimaliste mais colorée, avec une typo linéale et des associations chromatiques contrastées. Un style, inspiré de GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), qui dessinera toute une époque et qui commence tout juste à basculer aujourd'hui.
C'est l'agence américaine Collins qui crée la nouvelle identité de Spotify avec un nouveau vert plus sombre, et en ajoutant des couleurs pour plaire aux millenials friands d'Instagram, en faisant ressentir visuellement l'excitation émotionnelle viscérale qu'une chanson peut procurer, tout en mettant l'accent sur la diversité de son offre grâce à ces variations visuelles. Elle crée un programme spécial pour créer ces images, le "colorizer" qui vient traiter les photos des artistes en bichromie, en ajoutant des motifs :
Inspirée du style des posters des années 60 notamment de ceux de Wes Wilson (dont on parlait dans notre article sur les années psychédéliques, au paragraphe "typo liquide"), la bichromie permet d'uniformiser les millions de photographies tout en créant une harmonie générale. Si ça vous intéresse, on peut voir évoluer 10 ans de style graphique de Spotify sur le site Spotify Community. La plateforme compte aujourd'hui 80 millions de chansons et opère dans 185 pays.
Pour accompagner les pochettes, on décline désormais les visuels sur d'autres supports, comme des bannières, des stories Instagram etc. qui demandent une réflexion de communication digitale globale avec la création d'un système graphique complet pour accompagner la sortie d'un album. Sur les plateformes de streaming, le nom de l'artiste n'a plus non plus besoin d'apparaître ou d'être lisible sur le visuel principal ; il est inscrit en-dessous en gros et en toutes lettres.
Le logo des artistes, qui signait leur spécificité sur un support physique, disparaît au profit d'une typo bâton identique pour tous. La photo illustrative joue donc à nouveau un rôle fondamental puisqu'elle est le seul élément qui propose une immersion dans l'univers visuel créatif de l'artiste... même si elle n'apparaît pourtant pas pour tous !
L'exemple de l'affichage des pochettes sur une playlist Spotify — 2023
Cette standardisation typographique de la plateforme vient harmoniser, ou plutôt gommer, les spécificités des albums. C'est le risque de cette "tendance minimaliste" dont on parlait dans cet article : "les marques se ressemblent et proposent toutes le même univers visuel, des cartes de crédit au service de transport en passant par les hamburgers, le luxe ou les voitures, traduisant un même service : une expérience utilisateur lisse et sans friction, accessible en ligne et simple d'utilisation, par le biais d'un design tout numérique qui n'a plus grand chose d'humain."
Trois exemples de couvertures illustratives sur la page d'accueil Spotify de trois artistes, MPL, Arlo Parks et Dabeull — 2023
Aujourd'hui, le style visuel en bichromie est moins utilisé sur Spotify : les artistes affichent leurs photos sans retouches de couleurs, comme si leur singularité prévalait finalement sur l'uniformisation du site ?
Les stratégies de marketing communautaire (dont on parlait pour Sgt Pepper's ou pour Dangerous), qui visent à rassembler une communauté autour d'un album et de sa pochette, n'ont plus d'effet non plus en ligne, car l'écoute de la musique est devenue un acte bien plus solitaire que communautaire. Il y a bien sûr le partage de playlist, les options d'envoi de singles, et l'écoute possible en groupe sur des enceintes, mais le fait d'écouter une chanson n'a plus grand chose d'un acte d'engagement et de soutien envers un artiste en particulier.
Pour palier à la disparition de plus de 50% du visuel dans la musique digitale, l'artiste Tom Vek propose une alternative en 2020 avec le Sleevenote, un outil d'écoute de musique qui intègre et met en avant le visuel complet des pochettes. Le but du Sleevenote, dont le format carré est à mi-chemin entre le CD et le vinyle, est de valoriser la musique. Si l'objet n'a pas passé l'étape du prototype, sûrement par manque de praticité et surtout pour son prix prohibitif (620€), il existe aujourd'hui sous forme de site consultable depuis un smartphone ou un ordinateur. Le site intègre les éléments graphiques complets de l'album avec les visuels disponibles. Il propose aussi des liens d'écoute sur différentes plateformes.
L'avènement du streaming et de la location de musique mettent un coup à la représentation visuelle des pochettes de musique. Toujours plus petite, elle perd de son glamour pour séduire les usagers. Les artistes doivent alors de se réinventer pour contourner ces limites, à la fois dans les visuels et dans le support musical. C'est ce que l'on verra dans le prochain article : le vinyle n'est pas mort, vive le vinyle !
Sources :
L'industrie d'iTunes
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