L’histoire des pochettes vinyles : le vinyle n’est pas mort, vive le vinyle !

07 septembre 2023  |   2 Commentaires   |    |  

Dans ce dernier article, on parle du grand retour du vinyle, de comment cet objet se réinvente, et d'un designer spécialisé : Jonathan Barnbrook (pour les fans de Bowie). Mais avant de le lire, avez-vous lu les précédants ?

  1. La décennie jazz 1950
  2. la contre-culture psychédélique ou censurée des 1960-70
  3. les futuristes et surréalistes des 70s
  4. les monochromes et incontournables des 80s
  5. les années 90s-00 et la révolution du numérique
  6. la disparition et la standardisation des visuels dans les années 2000-10

Le vinyle ritualise la musique

En réponse à la dématérialisation de la musique avec la montée en flèche du streaming depuis 2015, c'est le grand retour du vinyle : la galette tient 11% des parts de marché de la musique, même si le streaming représente encore 83% du chiffre d'affaire du secteur. Depuis 2022, les ventes de vinyles aux États-Unis ont même dépassé celles des CDs, une grande première dans l'histoire, qui en dit long sur la qualité de cet objet et sa symbolique ! De nombreuses boutiques se spécialisent dans la vente de vinyle et semblent avoir de beaux jours devant elles.

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Tiki Store, Lyon

Dans la majorité des cas la pochette d'un album de musique permet, comme pour une couverture de livre ou une affiche de film, de montrer un avant goût instantané du contenu en donnant envie mais sans trop en dévoiler. La pochette est souvent là pour séduire le futur acheteur, l'intriguer, et partager l'univers des artistes à leurs fans. On y trouve généralement des références aux chansons, une ambiance visuelle qui permet d'anticiper l'ambiance sonore de l'album, ou le visage des chanteurs et chanteuses –pour ceux et celles qui misent beaucoup sur leur physique.

Les graphistes peuvent s'amuser non seulement avec le visuel des pochettes, mais aussi avec la qualité de l'impression, du papier ou des accessoires (comme on l'a vu avec Sticky Fingers par exemple), le livret ou le cœur du disque. Il est courant de rajouter des posters ou autres supports et accessoires, voire même de jouer avec la couleur du vinyle qui n'est plus forcément noir, et ce depuis les années 60.

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Chacun de ces éléments personnalisables est exploité depuis les années 2010, dans des éditions de plus en plus collector. Cela permet de renforcer la spécificité de l'objet et sa valeur, puisque seul le vinyle peut proposer ce genre de personnalisations esthétiques sur l'ensemble du support musical, couplé d'une haute qualité de son. L'idée étant de sortir du lot et de faire plaisir aux fans avec des objets "différents", beaux et donc un peu plus uniques, à la manière d’œuvres d'art. Beaucoup d'artistes créent des éditions limitées spécifiques au format vinyle.

C'est finalement le nerf de la guerre du marketing : toucher les émotions des consommateurs tout en leur donnant le sentiment d'être privilégiés, avec des éditions limités, des objets qui sortent du lot ou qui semblent "signés". Créer de l'art, en somme, mais en série !

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L'ouverture et l'écoute d'un vinyle demeure également un rituel, une expérience physique, pour célébrer un objet précieux et beau, en opposition totale avec le système locatif d'abonnement numérique et immatériel. Steve Jobs disait en 2001 au lancement de l'iPod que "les abonnements traitent les gens comme des criminels. Nous pensons que l'abonnement n'est pas le bon chemin à prendre. Nous pensons que les gens veulent posséder leur propre musique." À l'heure du streaming par abonnement, il semblerait que Jobs ait vu juste. Le vinyle ne peut pas mourir, car il représente à lui seul non seulement la musique, mais contient également toute sa valeur symbolique.

Pochettes de vinyles modernes et retro

Cet engouement pour les disques vinyles permet de relancer la création graphique spécifique à ce support, à travers des collections par exemple. En 2014 le graphiste français Etienne Robial conçoit les pochettes de la collection double best of, avec des visuels intégralement sans image et en assemblage de lettres, pour des chanteurs et chanteuses de variété française. Cette série fait probablement écho au Label Blue Note des années 60, avec ses lettres dansantes et colorées, et à l'univers BD dans lequel Robial baigne et est très impliqué. De différentes hauteurs et graisse, les lettres vibrent et deviennent visuellement bruyantes comme des onomatopées. Etienne Robial est un collectionneur de lettres, et cette collection de lettres chantées en est le support idéal.

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Collection Double Best Of — Etienne Robial, 2014, photo personnelle prise à l'exposition Etienne + Robial au MAD

D'autres jouent avec les codes des CD gravés comme Demos de Suede et Yeezus de Kanye West en créant des vinyles trompe l’œil qui s'adressent directement aux générations des années 1990s. Ces derniers jouent sur le côté rétro en appuyant évidemment sur la nostalgie liée à ce genre d'objets.

vinyles-aspect-cd-grave-suede-demos-yeezusSuede, Demos — Kayne West, Yeezus

Barnbrook et Bowie, les Heroes de la musique

Le retour du vinyle vient faire également revivre des designers spécialisés dans la musique et les pochettes de disques, comme Jonathan Barnbrook. Barnbrook collabore durant plus de dix ans avec David Bowie notamment pour son ultime album, Blackstar en 2016, qui gagne un grammy pour meilleur packaging d'album. Barnbrook signe les pochettes de Heathen (2002), Reality (2003), The Next Day"(2013) et la compilation Nothing has changed (2014). Il parvient à couronner le mythe Bowie jusqu'à sa disparition en faisant écho à ses oeuvres, dans un style contemporain assumé qui se joue des codes "mainstream" de la pochette, avec audace et minimalisme. Il propose à travers de l'iconographie, des détournements d'images ou des citations, des clins d’œils récurrents à d'autres disques de l'artiste.

Un carré blanc symbolique comme outil marketing, mais pas seulement sur la pochette vinyle

La pochette de The Next Day paru en 2013 reprend celle de Heroes (1977), en barrant ce titre de noir et en occultant le visage de Bowie avec un grand carré blanc qui symbolise un effacement du passé et annonce un nouveau départ, une musique actuelle fondée sur cet héritage rock. La typo utilisée est la Doctrine, conçue pour l'occasion. Sur la pochette de Heroes, Bowie était immortalisé par Masayoshi Sukita, un photographe de mode très renommé au Japon, avec qui le chanteur a beaucoup collaboré (dans des tenues plus ou moins excentriques) et qui deviendra une référence en tant que photographe de rock. La photo précédente de la série (ci-dessous, à gauche) montre le début du mouvement où il passe sa main dans ses cheveux, qui deviendra iconique sur l'album dans la pause d'après. La reprise de ce visuel précis avec le titre "le jour d'après" vient donner à la fois une sensation de déjà vu et un sentiment de renouveau perpétuel.

bowie-heroes-next-day-vinylPhotos : Masayoshi Sukita

L'album The Next Day paraît après 10 ans d'absence musicale qui, pour certains, marquait la mort de la carrière du chanteur ! Ce carré blanc apposé sur cet album surprise et secret, qui annonce la résurrection de Bowie, suscite beaucoup d'interrogations avant sa sortie et devient un symbole viral pour les fans à travers le monde. Barnbrook fait du carré un outil de street marketing bombé sur les trottoirs ou placardé sur d'autres affiches, et un mème en ligne. Le carré de l'album "infiltre les esprits" des londoniens, mais aussi des habitants et habitantes de Berlin, New York et Sans Francisco, comme rarement ne l'avait fait une pochette d'album contemporaine. Les rues, les affiches, les visages des gens se couvrent de ce carré blanc, et Facebook crée même un filtre pour l'apposer sur sa photo de profil. Le carré blanc de The Next Day devient un espace d'expression créatif, pour y insérer "sa propre idée de Bowie" ou à peu près n'importe quelle autre image.

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encarts-the-next-day-bowie"Votre idée de David Bowie ici" - "demain appartient à ceux qui peuvent l'entendre arriver" : encarts publicitaires dans la presse britannique, Barnbrook

"Les idées simples sont souvent les plus radicales"

Le choix du blanc n'est pas anodin : il symbolise à la fois le degré zéro, la sagesse et la vie spirituelle, mais aussi la neutralité du vide avec la possibilité voire l'invitation à le remplir (comme le blanc dans un album photo). Là où un carré noir aurait signifié un effacement, une mort, un vide fini, le carré blanc symbolise la libération, la résurrection de l'être, annonçant un nouvel individu, la lumière, la conscience éclairée. Un symbole fort et prometteur pour ce nouvel album ! Bowie chante d'ailleurs dans le refrain de la toute première chanson intitulée comme l'album : "me voici, pas tout à fait mourant" (here I am, not quite dying), questionne la nature de l'existence et parle de mort et de résurrection dans beaucoup de titres. Barnbrook explique que "nous savons qu'il ne s'agit que d'une pochette d'album avec un carré blanc, mais en matière de design il faut souvent un long cheminement pour arriver à quelque chose de très simple qui fonctionne, et cette simplicité peut fonctionner à plusieurs niveaux : les idées les plus simples sont souvent les plus radicales." C'est ce dont nous parlions dans notre article sur le minimalisme.

À l'intérieur du CD et du vinyle on trouve un livret très coloré aux motifs géométriques autour d'un carré jaune cette fois-ci, symbole lui aussi de lumière, d'énergie et de métamorphose. Bowie fait dans The Next Day de nombreuses allusions à son "moi d'avant" ou à d'autres disques comme Ziggy Stardust. Sa dernière chanson, heat (chaleur), ferait référence à l'écrivain japonais Mishima et parle d'une manière assez mystique de confusion identitaire, de masques, et de dédoublements de personnalité. Barnbrook soulève alors une question avec ce carré blanc : "s'agit-il d'un acte visant à dissimuler l'identité de David Bowie ou est-il simplement devenu plus à l'aise avec celle-ci ?"

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La synthèse d'une l'étoile

En 2016 Barnbrook signe l'ultime album ★ (Black Star) de Bowie, un monochrome noir sur noir avec une étoile évidée dont les textes sont lisibles par un jeu de lumière grâce aux vernis brillants sur le papier noir mat, à la manière de Soulages. Les éléments graphiques de ★ sont disponibles au téléchargement pour les fans. La pochette joue avec les contrastes, le vide et le plein... et un carré jaune (dans le livret) sur la tête de Bowie vient faire un clin d’œil à The Next Day. Par sa couleur et sa forme, cette pochette de disque symbolise aujourd'hui étrangement la mort de cette grande étoile du rock, qui ne laissait décidément rien au hasard...

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Dans un monde où désormais presque tout est numérisé, le vinyle est un objet refuge et symbolique pour la musique, il a traversé 80 ans d'évolutions technologiques avec quelques rayures, certes, mais sans plier. Contrairement aux plateformes de streaming, et comme l'explique Patrick, expert à la Fnac, le vinyle n'est pas une location longue durée et reste un support physique qui peut se transmettre à d'autres générations, peu importe l'évolution technologique du marché. L'objet, ritualisé pour son écoute, offre un support physique qui concrétise la musique, et appréciable par les collectionneurs plus ou moins puristes ou les minimalistes.

Son écoute, comme celle des CD, permet aussi de reconnecter au moment présent et d'apprécier les chansons sans zapper en permanence, dans un monde où tout va toujours de plus en plus vite. Alors si vous le voulez bien, sortons une bonne vieille galette et faisons-la crépiter quelques minutes avant de la retourner !

 

Sources :
Blog de Barnbrook, sur la création de The Next Day


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2 commentaires :

  1. Tom :

    A quand un papier sur le Label 4AD et le travail de Vaughan Oliver ?

    Thomas W

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