L'histoire des couilles coquilles d'imprimeurs, pardon, ne date pas d'hier. Déjà, avant même que l'imprimerie existe, les erreurs -qui n'étaient pas encore des coquilles- étaient nombreuses. Il faut dire que recopier un livre était un travail long et rigoureux qui privilégiait la beauté des lettres aux fautes d'orthographe -qui n'en étaient pas encore- avant l'invention du dictionnaire. Alors comment sont nées les coquilles, les fautes d'orthographe, et les correcteurs ?
Des coquilles imprimées - Locupletissimi rerum naturalium thesauri accurata descriptio. Tome 3
Du temps des Grecs, une seule et même personne se chargeait de l'ensemble de la chaîne de production des livres. Elle était à la fois copiste -bibliographus, relieur -bibliopegus et marchand des manuscrits -bibliopola. Chez les Romains, on les appelait librarii. Les copistes que l'on appelait antiquarii étaient des érudits qui déchiffraient les anciennes écritures. D'autres étaient des esclaves instruits, rémunérés par le gîte et le couvert. On a tiré de ces métiers les mots bibliothèque, librairie et antiquaire ainsi que leurs dérivés, vous l'auriez deviné.
Les manuscrits sont alors des objets précieux et extrêmement chers. Pour aller plus vite et diminuer les coûts, certains s'organisent en troupes de correcteurs, relieurs, écrivains et peuvent ainsi publier un livre à plus de 1000 exemplaires assez rapidement. Autour de l'an 40 avec la propagation du Christianisme, religion alors persécutée, les copistes s'isolent et se cachent dans les catacombes. Ils recopient, non sans couilles1, la Bible, les Évangiles et autres lettres aux Apôtres. Esclaves, lettrés, religieuses, vierges et persécuté.es se passent le flambeau pour écrire ces "chefs-d'œuvres transmis par les âges précédents" comme l'écrit E. Brossard.
Un copiste de l'Abbaye de Corbie, France - Evangelia, XIe siècle
On organise des scriptorium dans les monastères, dans lequel les copistes recopient pieusement les écritures, en "silence" même si les textes étaient conçus en binôme, lus à voix haute et recopiés à la main par le copiste. À force d'entrainement ils gravissent les échelons et deviennent maîtres calligraphes, ornant lettres et titres des manuscrits de luxe avec des enluminures et des miniatures. Les livres d'astronomie, d'alchimie, de mathématiques ou encore des Anciens sont minutieusement recopiés de la main exclusive des moines et de quelques religieuses dès le Ve siècle et durant tout le Moyen-Âge. Dans leurs tours de pierre, ils sont à l'abri de la Barbarie des temps et probablement de tout un tas d'autres choses. Ils excellent en technique et en rigueur. C'est seulement au XIIIe siècle que les copistes ne sont plus exclusivement des religieux.
Formant une élite et des corporations, les artisans du livre se regroupent plus tard en tant que membres et jurés de la prestigieuse Université de Paris créée un siècle plus tôt. Ils jouissent ainsi de privilèges et sont acquittés de l'impôt comme leurs successeurs, au même titre que le clergé. L'Université fixe le gain perçu pour chaque livre vendu (comme quoi la loi du prix fixe ne sort pas de nulle part) pour limiter la flambée des prix, et exige la relecture de toute œuvre avant sa commercialisation. Elle se réserve également le droit de censure... ou de bûcher (pour l'œuvre; et d'emprisonnement pour l'auteur).
Mais les copistes, eux, travaillent dans l'ombre. Souvent à leur compte, ils n'ont pas le luxe de prendre leur temps pour recopier les livres comme les religieux avant eux. Il faut écrire vite, pour suivre la cadence. C'est ainsi qu'ils abusent allègrement des abréviations et des ligatures, qui leur font gagner du temps. L'écriture onciale, graphie manuscrite des textes latins par excellence, disparait peu à peu (cf image ci-dessous). En contrepartie, les textes sont moins bien écrits, et deviennent de plus en plus illisibles...
Gutenberg et son imprimerie tombent à point en 1457, pour "mettre à la portée des maîtres et des élèves des textes corrects au lieu des copies défectueuses que livraient depuis des années les copistes ignorants et négligents" comme l'écrit Jean Heynlin dit Jean de La Pierre, ancien prieur de la Sorbonne qui décide de faire venir des anciens élèves de Gutenberg pour installer un atelier d'imprimerie à l'Université, à Paris. Pour décoder et imprimer les textes rendus illisibles par les ravages des copistes ou du temps, les imprimeurs font appel à des linguistes et des philosophes. Ces lecteurs mettent au point le texte, les anciens copistes deviennent typographes et le correcteur signale les erreurs en tous genres : les fameuses coquilles, ces fautes et accidents typographiques.
Personne ne semble réellement savoir d'où vient l'expression coquilles, mais le terme apparaît à l'écrit dès 1723, dans La Science pratique de l'imprimerie de Fertel : "c'est pourquoi ſi un Compoſiteur ne ſçait bien l'Ortographe, il eſt ſujet à faire quantité de coquilles." L'histoire semble raccrocher le terme coquilles aux... saint-jacques.
On nommait coquillards les mendiants qui dupaient les passants en se faisant passer pour des pèlerins de Saint Jacques de Compostelle et accrochaient de fausses coquilles à leur cou. On utilisait aussi l'expression vendre ses coquilles pour signifier "tromper", "rouler". Le mot coquille (corquille au XIIe siècle, ou même cokille) vient du grec konkhê -la conque- et désignait les "choses de peu de valeur" avant d'avoir le sens qu'on lui connaît aujourd'hui. Enfin, en faisant ledit pèlerinage de Compostelle on rachetait ses fautes... d'impression ?
La coquille Saint-Jacques était également l’emblème de nombreux imprimeurs. Les Lyonnais du XVe siècle, loin de la censure de l'Université de Paris, s'adonnaient à l'impression d'histoires de chevaliers, de contes populaires et grivois, ou de poésie plus ou moins catholique. À la même époque tourne un gang de brigands qui vendaient de faux bijoux dont le chef se faisait appeler le Roi de la coquille. Les imprimeurs s'appellent entre eux les Suppôts du Seigneur de la Coquille... un hommage ?
Le colloque des trois suppôts du Seigneur de la Coquille - Imprimé à Lyon en 1610 - Gallica
Coquille faisant ici allusion à la farce, mais aussi au sexe féminin et masculin, donc à l'obscène. D'ailleurs le mot était couramment utilisé en argot pour désigner la chose. On lira plus tard dans A. France, Le Lys rouge, 1894, p. 125 qu'une "revue parisienne venait de publier un de ses poèmes avec des fautes d'impression, coquilles aussi larges que des bénitiers, vastes comme la conque d'Aphrodite".
D'autres expliquent qu’on lavait les plaques d'impression avec du blanc d’œuf, et que des morceaux de coquilles venaient parfois se glisser entre les caractères ou sur les plaques, provoquant des erreurs à l'impression. La première coquille inversant des lettres aurait été trouvée sur la dernière page du célèbre Psautier de Mayence (imprimé en 1457 par Jean Fust et Pierre Schoeffer) où il est écrit spalmorum au lieu de psalmorum. On parle aussi d'Erasme qui aurait, après 1000 copies, repéré une coquille dans La Veuve Chrétienne dans lequel elle faisait malencontreusement "usage du pénis" -mentula- au lieu de l'"usage de l'esprit" -mente illa.
Enfin, Pierre Desproges raconte avec humour dans l'une de ses Chroniques de la haine ordinaire en 1986, intitulée "Coquilles" que "le , dans un article du Journal officiel de la République concernant les nouvelles réglementations en vigueur dans le commerce des œufs de poule, il était stipulé que, quel que soit leur calibre, les couilles devaient être propres et exemptes de duvet au moment d'être exposées à l'étalage. Vous aurez compris que la lettre 'q' du mot "coquille" avait disparu au moment de l'impression du journal." Dans le jargon, on appelle en réalité un oubli de lettre un bourdon. Le journal du Canard Enchaîné consacre quant à lui deux rubriques aux plus belles coquilles de la presse.
Ces erreurs typographiques sont souvent dues aux erreurs de celui qu'on appelle le "singe", le typographe qui pioche les caractères parmi les 152 cases de bois (les cassetins) et exécute des mouvements rapides et saccadés tout en écoutant la lecture du texte. On en voit trois à gauche sur cette gravure du XVIe siècle. Lorsque l'impression est terminée, la distribution des lettres de plomb dans les cassetins se fait parfois mal et l'on jette une lettre à la place d'une autre. Le singe fait ainsi des bourdons (oublis), doublons, substitutions ou retourne des lettres, entraînant des coquilles.
Parfois, c'est l'auteur lui-même qui corrige le texte, ou le maître imprimeur, qui ne le corrige pas seulement, mais "l'améliore grandement en le débarrassant de ronces, de pierres et des mauvaises herbes, et l'embellissant de fleurs et de plantes de divers genres" comme l'écrit Jean de La Pierre. Les correcteurs sont ainsi non seulement spécialistes de l'orthographe, mais surtout de véritables savants capables de lire, comprendre et traduire des manuscrits latins, grecs ou hébreux et de les retranscrire sans en dénaturer le sens. Certains reçoivent même les faveurs des Rois.
Robert Estienne est l'un des correcteurs les plus connus, et dont les éditions fondées en 1518 "sont celles de toute l'Europe, où l'on voit le moins de fautes d'impression". Il imprime les pages qu'il laisse à la vue de collègues lettrés dans son imprimerie, et promet des pièces aux étudiants qui débusqueront des coquilles. Firmin-Didot écrira : "avant Robert Estienne on n'avait aucune idée de ce que devait être la correction d'un livre". Tory (Geoffroy Tory de Bourges de son vrai nom) égale Estienne en corrigeant non seulement l'orthographe et la forme, mais aussi la ponctuation. Il emploie ainsi apostrophes, virgules et cédilles et délaisse les caractères gothiques au profit des romains, dont il a été inspiré sur les monuments Italiens lors de voyages. Colines quant à lui, utilisera pour la première fois l'italique comme caractère de texte.
Hoedt et Piron l'expliquent dans cette vidéo drôle, instructive et déculpabilisante : "avant le 17e siècle, tout le monde écrivait comme il veut ! Les auteurs avaient leur propre orthographe qui variait d'un manuscrit ou d'un imprimeur à l'autre". Or ce n'étaient pas des fautes d'ortografe (sans h et avec un f) à proprement parler, car aucun ouvrage ne faisait encore office de Bible de référence. Le premier dictionnaire imprimé d'orthographe française et unilingue date de 1680, par Richelet. Avant, les ouvrages servaient plutôt à la traduction avec un contenu bilingue français-latin, voire trilingue (avec une version latin-français-breton au XVe siècle).
Dès le XVIIe siècle, le Roi souhaite gommer les différences culturelles et rassembler les Français : on s'attèle à établir et imposer une langue unique qui sert de "ciment de la nation". Richelieu crée l'Académie Française en 1635 qui vise à "donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences" comme le souhaite Louis XIII et publie un dictionnaire en 1694 : la fameuse Bible est née, "l'anarchie cesse".
On transmet ce savoir aux enfants, à grands coups de dictées. Il faut apprendre des règles, souvent étranges et bourrées d'exceptions dont on retient encore l'absurdité aujourd'hui, et que personne ne comprendra jamais véritablement. C'est qu'en vérité il n'y a pas toujours de lien étymologique à cette orthographe, car les correcteurs redorent volontairement la langue en se basant par choix sur les racines des langues anciennes -le latin et le grec réputées nobles- en prenant soin d'effacer son passé italien, germanique ou arabe. On privilégie parfois -ph au -f, ou les doubles consonnes suivant les mots. C'est un immense travail d'harmonisation.
La Société des Correcteurs de Paris signale à L'Académie Française en 1868 les irrégularités de son Dictionnaire qui "rendent le travail de la correction très pénible" : "Comment se rappeler à point nommé que les mots assonance, consonance, dissonance et résonnance doivent être écrits les un par un seul n, les autres par le double n? Pourquoi fève prend-il l'accent grave, et séve l'accent aigu? Pourquoi sangloter s'écrit-il par un seul t, et ballotter par deux ? Souffler avec un double f, et boursoufler avec un seul ? — Pourquoi des différences dans la conjugaison des verbes en -cler et en -eter ? — Nous pourrions multiplier ces exemples; mais nous croyons qu'ils suffisent pour démontrer que la pratique la plus longue et la mémoire la plus heureuse sont impuissantes à fixer dans l'esprit ces formes contradictoires."2 Les corrections sont ainsi adoptées dans la nouvelle édition. Il en manquait probablement quelques-unes...
L'orthographe -du grec orthós, droit, correct, et de gráphein, écrire- est alors un formidable outil de nationalisme, une règle à respecter pour lutter contre les formes déviantes du patois. Elle deviendra également un moyen de distinguer les classes sociales. En 1694, dans les cahiers préparatoires du dictionnaire de l'Académie Française il est écrit que "l'orthographe servira à distinguer les gens de lettres des ignorants et des simples femmes"...
Un peu comme lors du débat sur la démocratisation de la littérature avec l'apparition du format poche en 1953 qui permet de faire "lire des tas de gens qui n'avaient pas besoin de lire", on se délecte à garder la haute société à sa place et cloisonner ceux qui savent de ceux qui ne savent pas manier les règles orthographiques (sans parler des dyslexiques qui n'ont pas franchement le choix). La différence est visible instantanément à l'écrit. Impossible alors de décoller cette étiquette, même si l'école tente d'offrir la même base à tous. Aujourd'hui encore, certaines entreprises privilégient les candidats qui font moins de fautes d'orthographe (ça nous est arrivé). Faudrait-il alors faire tomber les barrières de l'orthographe pour désenclaver la société ?
Si l'on en croit la vidéo ci-dessus, on pourrait simplement écrire l'ortografe come sela, sans trop avoir à se préocupper de sa forme ni des fotes liées à la récurence des consones, ni pour autant l'apovrir. Les cokilles, en revanche, seraient bien moins drôles !
Source : Cet article est largement inspiré et résumé de la lecture du livre Correcteur typographe. Essai historique, documentaire et technique / L.-E. Brossard publié entre 1924-1934.
1expression virile issue d'un monde paternaliste n'incluant évidemment pas les femmes ni les eunuques, évidemment dépourvue.s de bourses et donc en toute logique de force et de courage
2 Correcteur typographe. Essai historique, documentaire et technique / L. -E. Brossard, p94 - 1924-1934
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