Alain Le Quernec, la passion de l’affiche

09 septembre 2024  |   1 Commentaires   |    |  

Dans le petit monde du graphisme, les qualificatifs ont la vie dure et sont solidement ancrés. Au tournant des années 70, c’est l’étiquette de “graphiste breton engagé” que l’on a collée à Alain le Quernec. 50 ans après, sa réputation internationale n'est plus à faire tellement le nombre de prix récompensant la qualité de son travail est vertigineux. Pourtant, Alain le Quernec reste un provincial. Un Breton engagé… qui aujourd’hui le revendique avec fierté. « — Breton je le suis !!! »

La Bretagne a toujours été une terre de luttes et de rébellion.  Au cours des années 70/80, les combats se sont faits politiques, sociologiques, écologiques et environnementaux. Avec ses affiches, Alain le Quernec les a accompagné avec force et talent.  Que ce soit contre le naufrage de l’Amoco Cadiz, l’implantation d’une centrale nucléaire à Plogoff à la pointe du Raz, contre la dictature chilienne, contre la fermeture des usines de conserverie… Aujourd'hui, tous ces combats deviennent prioritaires à l’échelle de la planète. Alors on s’est dit que c’était une bonne idée d’aller voir Alain le Quernec en Bretagne, là où il vit et travaille depuis plus de 40 ans. Une bonne idée de venir ce été à Quimper et découvrir son exposition “Breizh” au Fort Sainte-Marine, regroupant ce qu’il a pu faire en lien direct avec la Bretagne.

L’aventure et la passion pour l’affiche ont commencé très tôt. Car avant de s’installer à Quimper, c’est en Pologne qu’il ira se former et poser les bases d’un travail graphique.

C’est à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en 1944, qu’Alain Le Quernec va naître à Le Faouët dans le Morbihan. Il passe son bac à Lorient et entre au lycée parisien Claude Bernard en cycle supérieur. C’était à l’époque l’ENS des arts plastiques.  

« — Je suis autodidacte en quelque sorte, j’aurais préféré intégrer une école d’art appliqué, mais c’est une autre voie que je vais prendre. »

Et c’est là qu’il va faire ses premières affiches imprimées pour le bal de la promotion 1962 et 1963.

Il passe son CAPES de dessin et devient professeur en 1965. Plus tard, en 1983, il obtiendra l’agrégation.

Vient l’Algérie, en coopération à Constantine. Ce qui va l’éloigner des évènements de mai 1968 qui bouleverseront la France. Mais l’affiche et les arts graphiques sont déjà un centre d’intérêt. Un pays en particulier attire son attention, la Pologne, et ce que l’on a appelé l’école polonaise de l’affiche. 

« — J’avais vu l’exposition que Michel Quarez (le premier graphiste français de cette génération d’après-guerre à partir à Varsovie en 1961) avait organisée aux Arts Déco de Paris en 1963. Je découvrais comme d’autres, l’affiche polonaise et son maître, Henryk Tomaszewski. »

Ci-dessus: Affiche du Tricentenaire de la révolte des bonnets rouges, 1975

Et puis un jour, dans la publication internationale polonaises “Polska” (la “Pologne” pour la version française) qu’il achetait pour les reproductions d’affiches, il remarque un dossier sur le graphisme accompagné d’un concours “Bonne ou mauvaise opinion de l’affiche polonaise”. Il s’agissait d’expliquer, par écrit, l’intérêt que l’on portait à l’affiche polonaise. 

« — Dans mon texte je développais l’idée que la censure économique est plus efficace que la censure politique ! »

Il gagne le 1er prix et reçoit un rouleau de 30 affiches. Quelque chose cristallise et l’envie de rejoindre la Pologne devient forte. Il est convaincu que c’est là-bas, dans ce pays de l’Est dont l’image reste grise, qu’il faut aller

Ci-dessus : La Pologne, revue mensuelle - n°4 (164) - avril 1968
Graphis Magazine 95, 1961 Jan Lenica

 

Quelques années plus tard, il se mettra en disponibilité de l’Éducation nationale et partira en voiture, à Varsovie. 

« — C’était durant les années 1971/1972. J’avais rencontré quelqu’un dans un club de voile qui m’avait donné une adresse, une fille qui habitait Varsovie avec sa mère. Celle-ci était dans le milieu de l’art, elle était décoratrice de théâtre. Quand je suis arrivé, elle m’a tout de suite dit, “Il faut que je vous présente à Tomaszewski.” »

À l’automne 1971, Alain Le Quernec intègre le prestigieux atelier d’Henryk Tomaszewski. La rencontre va être déterminante pour la suite de sa vie.

« — Il ne faisait pas de cours, il faisait des corrections qui étaient de grandes messes. Il lançait un exercice et l’on avait deux ou trois mois pour travailler. Nous redoutions le jour de la confrontation. »

Tout se passait au sol, sur le parquet de la salle. Tout le monde faisait un grand cercle autour de lui. Il ne prenait pas plus de cinq ou six étudiants à la fois. Les étudiants assistaient à cette “Démolition/Reconstruction” en direct.

50 ans après, les remarques que faisait Tomaszewski sont encore très présentes dans l’esprit d’Alain Le Quernec.

« — “Je ne veux plus voir ce cadre déséquilibré !!! Tout ce qui est sur l’affiche doit être justifié. Il ne peut y avoir de choses inutiles.

Il prenait le temps de tout regarder, en silence. Puis il attrapait les ciseaux qu’il avait toujours sur lui, et découpait un morceau de l’affiche qui lui était proposé. Il sortait un carnet et faisait un croquis au crayon de papier et nous tendait la feuille.”

« — Tomaszewski avait le goût de la formule juste et les idées claires. Pour lui, l’affiche était plus proche du panneau “sens interdit” que du “Radeau de la méduse” de Géricault. »

Méfiez-vous de l’embellissement du travail. Méfiez-vous de la technique trop présente et séduisante qui masque le manque d’idée ou l’idée faible. Seule compte l’idée, la force de l’idée. Synthétiser. Trouver des raccourcis.” »

Tomaszewski regardait les étudiants français, comme des “enfants du Letraset”, le système de lettres transfert (très couteux) qui était pratiquement introuvable en Pologne à cette époque, d’où la présence d’écritures manuelles sur les affiches qui étaient réalisées dans l’atelier.

Ce qu’Alain Le Quernec va découvrir en Pologne et qui va être fondateur, c’est la considération pour un métier qui était encore perçu comme une activité de “saltimbanque”.

Les mots du maître étaient d’une modernité inconnue en France : “Vous devez traiter un sujet en tant qu’auteurs, en prenant position.” Ces mots seront déterminants pour de nombreux étudiants français qui reviendront de Pologne. Michel Quarez, le premier, qui sera suivi de Pierre Bernard et Gérard Paris-Clavel (membres fondateurs de Grapus), Thierry Sarfis et d’autres. Ils refuseront de se soumettre aux contraintes d’une communication au service de la consommation. Beaucoup ne travailleront pas pour la publicité.

50 ans après, Alain Le Quernec reconnait que Tomaszewski a eu quelque chose de fondateur pour lui. Au point que la Pologne est devenue son deuxième pays. « — J’ai aimé et j’aime encore ce pays. »

Il organisera, en 1978, la première exposition du grand affichiste polonais Jan Lenica (image ci-dessus) en France dans la galerie Saluden de Quimper.

Il rentre de Pologne en juillet 1972, et est nommé prof de dessin à Quimper. Il a 28 ans quand il revient dans sa région natale.

« — L’éducation nationale n’avait pas gardé mon poste à Metz après une année de mise en disponibilité. Je me suis retrouvé en Bretagne sans l’avoir cherché. »

En parallèle de l’enseignement, son travail personnel de graphiste va rapidement se recentrer sur l’affiche.

Quand on lui demande s’il est affichiste, dans la tradition de l’affiche française qui va de Cassandre à Savignac en passant par Loupot ou Villemot, il reprend une formule qu’il a utilisée à de nombreuses reprises.

« — Je ne suis pas affichiste, c’est nostalgique et démodé.
Je ne suis pas graphiste, c’est trop vague.
Je ne suis pas artiste, c’est trop prétentieux.
Je ne suis pas graphiste publicitaire… Pas d’insulte, s’il vous plaît. En fin de compte, je ne suis pas sûr qu’il y ait un mot pour définir ce que je fais.

Depuis 50 ans, on me colle l’étiquette d’affichiste engagé ou affichiste militant, parce que j’ai pu faire des affiches pour des valeurs, pour des personnalités politiques. Mais ce n’est pas un engagement personnel. Je partage tous les messages de mes affiches sinon je ne les ferais pas.

Je ne supporte pas les tendances réactionnaires de la droite et plus encore de l’extrême droite, j’en déduis que je dois être de gauche, mais je ne le clame pas.

Je n’ai jamais été quelqu’un qui manifeste, qui gesticule dans la rue. Je n’aime pas la foule, je suis un solitaire. Je ne me présente pas comme porte-drapeau d’un parti ou d’une idéologie politique. »

Tout va rapidement s’enchainer, car le contexte s’y prêtait.

Après 1968 et la visibilité démonstrative des affiches de l’Atelier populaire des Beaux Arts et des Arts Déco parisiens, tous les partis politiques semblaient convaincus que la communication passait par l’affiche, les rues en étaient couvertes. 

Une des premières affiches qu’il va réaliser et qui attirera l’attention, c’est l’affiche de Louis Le Pensec (PS), pour la campagne des élections cantonales de 1973 à Quimper.

« — Je lui ai dit qu’il fallait en finir avec les affiches électorales de premier communiant. J’ai fait les photos moi-même, et puis j’ai travaillé. »

En quelques jours le projet sera finalisé. L’affiche est au même format que les autres candidats, tirée en une seule couleur en aplat, mais complètement différente des autres. Ce n’est sans doute pas l’affiche qui a fait gagner Le Pensec, mais elle marquait sa différence et affichait une forme de modernité.

« — Je n’ai jamais cru qu’une de mes affiches fasse changer les choses… par contre elles ont accompagné un mouvement ! »

Puis viendra, toujours pour Louis Le Pensec, la “Marianne Espoir” en novembre 1973. Une affiche massivement collée en Bretagne. À une époque où on placarde partout, sur tous les supports. L’affiche a été vue et remarquée, elle annonçait des temps nouveaux… et d’autres images.

Progressivement, Alain le Quernec va se forger une solide réputation au sein du Parti Socialiste régional qui va régulièrement le solliciter. Encore aujourd’hui, il travaille avec Bernard Poignant, qui a longtemps été maire de Quimper et député européen et qu’il a rencontré à cette époque. Une relation de près de 50 ans.

Et puis il y aura l’identité visuelle de Guy Cotten.

« — En 1974, j’étais moniteur bénévole dans une école de voile à Rosbras-Brigneau, près de Concarneau et j’avais dessiné le logo de cette école. Guy Cotten qui entretenait de bonnes relations avec le directeur avait, par amitié, fait des vêtements bon marché pour les stagiaires de l’école. À la fin de l’été, il m’a demandé de réfléchir à un logo pour son entreprise. 

Guy Cotten avait une idée en tête : “On dit que mes vêtements sont aussi pratiques qu’une veste et aussi efficaces qu’une vareuse. Alors je verrais bien un petit personnage sautillant sous la pluie…

Très rapidement, le petit bonhomme en ciré jaune, très lisible, va apparaître sous le crayon d’Alain le Quernec. 

« — La force d’un logo c’est qu’il soit lisible de loin. Avec le jaune et le noir, j’étais sûr qu’on atteindrait l’objectif. Sa simplicité lui apporte sa force. Et puis, il faut s’y habituer. J’ai précisé à Guy Cotten “Si tu le souhaites, dans deux ans on refait le point, mais moi je ne modifie rien”. »

À son habitude, Alain le Quernec ne proposera qu’une seule piste.

« — Si je ne présente qu’un projet, c’est qu’il est meilleur que les autres que je n’ai pas retenu. C’est à moi de choisir. Pour cela j’ai du tester plein d’ajustements pour aboutir à un résultat équilibré. »

Plus tard le logo intégrera la mention “Cirés Cotten”. Et en 1981, viendra le slogan “L’abri du marin”.

Fausse modestie ou lucidité liée à l’expérience, comme pour l’affiche de Louis Le Pensec, Alain le Quernec relativise et précise le rôle du graphiste.

« — Ce logo Cotten n’aurait jamais existé si les cirés Cotten n’avaient pas été de qualité et n’avaient eu de succès commercial. Le logo a accompagné le mouvement. Cela a simplifié l’identification du produit.

C’est moi, encore aujourd’hui, qui remercie le client, c’est moi qui remercie Cotten d’avoir fait connaître ce logo, d’avoir fait connaître mon travail. »

En 1977, il reçoit une commande du Parti Communiste pour donner de la visibilité à la crise du chômage. Dès le départ, il imagine une série de silhouettes d’ouvriers à taille réelle, qui regardent les gens dans la rue.  (À l’image des collages d’Ernest Pignon Ernest à la même époque).

« — Il s’agissait pour moi de participer à un moment politique, en espérant que ça apporte quelque chose. Ce n’était pas du militantisme, on venait me chercher comme affichiste. Tout ça sans grand budget, mais une fois de plus cela me donnait de la visibilité et confortait ma position d’affichiste. »

Ci-dessus : Amnesty international vers 1979

La reconnaissance internationale arrivera avec l’affiche commandée par le groupe Amnesty International de Quimper, “Santiago du Chili. 1978. “Quelque part partout”. 

Une affiche tirée au départ à 1 000 exemplaires. Le succès de ce visuel va être immédiat. L’affiche sera rééditée quatre fois et produite à plus de 400 000 exemplaires.

Puis suivront de nombreux cris de colère… bretons et internationaux. 

La terrible marée noire de l’Amoco Cadiz le 16 mars 1978, Plogoff et la volonté politique de Giscard d’Estaing et d’EDF d’implanter une centrale nucléaire sur le site protégé de la Pointe du raz à Plogoff, la désindustrialisation, Solidarność en 1980, la Bosnie en 1995, la dictature en Argentine, la peine de mort, Nelson Mandela, George W. Bush, Donald Trump… et bien d’autres encore !

Ci-dessus :“Marée Noire, le gouvernement a les mains sales”, affiche commandée par le Parti Socialiste en 1978

Ci-dessus: Série “Remember Amoco” Shell by Schell 1997
“Visitez Plogoff”, affiche commandée par le Parti Socialiste du Finistère en 1980

Ci-dessus: “Bretagne ta conserve fout le camp” et "Debout Bretagne" affiche commandée par le Parti Socialiste en 1978

Ci-dessus : “7 ans de malheurs ça suffit”, affiche commandée par le Parti Socialiste du Finistère en 1980 pour les élections présidentielles de 1981.
“Attention, au début Hitler faisait rire”, affiche commandée par le Parti Socialiste en 1987 et collée sur les murs de Quimper. Elle sera reproduite dans le magazine allemand Stern.

Ci-dessus : Ego. 2012. Lego/ego de Sarkozy réalisé à partir du portrait officiel
Chirac. Je crois que je fais une bêtise…, 1997

À-propos de l’affiche réalisée pour le PS local au moment où Jacques Chirac annonce la dissolution de l’assemblée nationale en 1997. L’affiche avait été collée sur les murs de Quimper quelques minutes après l’annonce surprise. Tout le mérite de ce pari revient à celui qui a pris le risque de faire imprimer et afficher ce message !!! Qui sortirait une affiche comme ça aujourd’hui ? » 

Luttes sociales en Pays Bigouden

À ce jour, l’affiche la plus connue et la plus diffusée est pour le coup très bretonne puisqu’il s’agit de “Luttes sociales en pays Bigouden”, une affiche commandée par la CGT en 1982.

C’est une affiche pour un événement modeste, une conférence organisée à Pont-l’Abbé sur les sardinières qui s’étaient mises en grève au début du XXe siècle, en 1926 et 1927. Une affiche tirée à 300 exemplaires. Car c’est l’époque où l’on faisait des affiches pour “tout et n’importe quoi”, pour une simple conférence. 

(Bretagne 1924, la grève des Penn Sardines - Affaire sensible sur France Inter)

Sur le moment, l’affiche n’a pas eu de succès particulier, mais elle a été récupérée par un libraire de Quimper qui, avec l’accord de la CGT, l’a vendue pendant une trentaine d’années, cette affiche a été réimprimée des milliers de fois. Elle a été reproduite dans des livres touristiques au point d’être massivement diffusée. 

Cette affiche est assez caractéristique du travail d’Alain Le Quernec.

Il s’agit souvent pour lui, de partir d’une idée et trouver un décalage qui va permettre de se démarquer et retenir ainsi l’attention du spectateur. Avec des moyens graphiques simples et efficaces.

L’idée vient généralement en premier et la forme en découle. 

« — Trouver la forme d’un concept est généralement un cauchemar. C’est important de dire quelque chose de spécifique, je n’aime pas le suivisme. Je n’aime pas ce qui est à la mode. »

Là, on part d’un constat… les hommes sont en mer sur les bateaux et les femmes travaillent dans les conserveries. Ces femmes, dont certaines sont encore des enfants de 10 ou 12 ans, sont aussi les ouvrières les plus mal payées de France, au point que des élus, pas seulement communistes ou socialistes, vont considérer que leur grève est juste.

On est en Bretagne, avec des Bretonnes en procession portant des coiffes ce qui contextualise la scène. Des Bretonnes qui défilent comme des ouvriers manifestant. Alain le Quernec va remplacer les bannières religieuses par des drapeaux rouges.

Un schéma qui s’appuie sur deux pilliers de la culture bretonne, les processions religieuses et les mouvements revendicatifs ouvriers. Un schéma graphique qui n’est pas sans évoquer les nombreuses affiches de propagandes soviétiques de l’après Révolution de 17. Dans le choix des couleurs limité et contrasté. Et un fond neutre.

Ci-dessus : Vive l'union fraternelle et la grande amitié des peuples de l'URSS! Vasily Nikolaevich Elkin (Yolkin) • Affiche, 1938

Charles Tillon, un ancien résistant, homme politique, peindra par loisir un tableau que l’on peut découvrir au musée de Bretagne à Rennes, un tableau de 1926 “La Révolte des Sardinières”. On y retrouve un drapeau rouge en guise d’étendard pour des femmes en lutte. À l’époque, Alain Le Quernec ne connaissait pas ce tableau mais l’idée était dans l’air.

La qualité graphique du dessin d’Alain Le Quernec est liée à l’agrandissement d’un petit dessin au Rotring sur un morceau de calque.

Alors bien sûr que ce décalage recherché a des touches surréalistes. Mais au bout du compte, c’est le réalisme du début du XXe siècle qui remonte à la surface, car en 1982, de nombreuses femmes portaient encore la coiffe et les ouvriers étaient des ouvrières qui mettaient les sardines en boîte. C’est l’époque de la désindustrialisation de la France. Une l’époque où l’on défilait justement avec des drapeaux rouges.

« — Mais j’étais loin d’imaginer que cette affiche allait avoir un tel succès. »

Cet exemple permet de mesurer à quel point le travail d’Alain Le Quernec est indissociable de ses prises de positions politiques, écologiques et de son attachement à son territoire, la Bretagne.

Un élément présent dans cette affiche va très souvent se retrouver dans le travail d’Alain Le Quernec, c’est l’humour. Il a toujours laissé une place à l’humour, à l’ironie et au second degré. C’est là encore une façon d’être en décalage.

« — L’humour, l’ironie, ça fait partie de moi. J’aime la blague de base, potache, simple et populaire. J’aime faire travailler mon esprit au quotidien comme un sportif qui s’entrainerait. J’aime le double sens. Une contrepèterie ou un jeu de mots peuvent déclencher une idée d’image. 

J’aborde les choses de façon originale pour ne pas me répéter, et l’humour me permet peut-être cette diversité. »

Là encore, une affiche résume assez bien son état d’esprit.  “Hamlet” pour le théâtre du Parvis à Tarbes, en 2009

« — Tout graphiste aspire à faire dans sa vie une affiche d’Hamlet. Il y a eu des centaines des milliers d’affiches d’Hamlet. Et logiquement se pose la question : “Comment faire quelque chose que les autres n’ont pas fait ?” Et là, spontanément m’est venue en tête l’expression “On ne fait pas d’omelette/d’Hamlet sans casser les œufs.” Ce qui m’a amené à prendre un œuf, à découper le haut de la coquille de telle sorte que cela forme une couronne.

Chacun interprète cette image comme il l’entend. Pour certains, c’est le jeune roi sorti de l’œuf… Pour d’autres c’est juste une blague. »

Le mot, il y a beaucoup d’attention apportée aux mots. Et de nombreuses affiches seront construites sur un travail typographique de double sens ou de jeu de mots.

Dans les premiers jours qui vont suivre le naufrage de l’Amoco Cadiz en 1978, Alain le Kernec est sous le choc, l’image ne viendra pas, il construira une affiche sur deux mots, deux couleurs, le noir du pétrole et le rouge d’une grande colère colère.

Dessin de presse

Autre facette du travail d’Alain le Kernec, le dessin de presse. Car rares sont les graphistes à avoir développé ce support.

« — Le dessin de presse arrive après l’affiche contre le Pen avec Hitler en 1987. Cette affiche a été diffusée dans le magazine allemand Stern. À cette occasion, je me suis rendu compte qu’un visuel repris dans la presse était vu par beaucoup plus de personnes que sur un mur. 

J’ai été contacté par la directrice artistique du quotidien Le Monde. Elle avait entendu parler de moi en Pologne quand elle travaillait pour Gazeta Wyborcza Journal (un équivalent du Monde), un journal né de l’après Solidarnosc.

On m’a d’abord demandé des illustrations pour la rubrique « Horizon » puis, par la suite, on m’a laissé carte blanche pour proposer des images quand j’en avais envie. »

« — Je travaillais le dessin de presse comme une affiche. En gardant l’esprit de l’affiche sans chercher à être narratif. Ce que j’aime, c’est faire passer une idée, plus qu’une histoire.

Cela a duré huit ans jusqu’à ce qu’un nouveau directeur arrive et me “propose” d’arrêter. J’ai beaucoup aimé cette pratique du dessin de presse. »

Ci-dessus : Jacquerie, 1999 - Illustration pour le Monde après l’attaque d’un Mc Donald’s par des paysans en colère

Ci-dessous : Bush/Ben Laden, guerre en Afghanistan, 2001 pour le Monde

Ci-dessus : La mort tue, 2011 Image pour l’abolition universelle de la peine de mort

Durant toutes ces années, et en parallèle des nombreuses affiches produites, Alain le Quernec à toujours enseigné. Il n’a jamais abandonné son travail de professeur d’arts plastiques pour se consacrer uniquement à l’affiche »

« — Cela va peut-être surprendre, mais j’ai continué d’être prof jusqu’à la retraite. Une “double vie ” qui m’a permis de travailler en toute liberté en m’assurant une indépendance financière, et sans avoir à accepter des projets que je n’avais pas envie de faire. Les collaborations, par exemple, avec la publicité, ne se sont jamais très bien passées.

Je ne travaille pas si je n’ai pas de commande, j’ai besoin de cette stimulation pour répondre à une demande. »

Le rôle de la commande reste, encore aujourd’hui pour lui, une question très importante. Car il ne s’agit pas que d’une histoire de contrainte. Alain le Quernec est convaincu que la qualité du travail que l’on fait dépend souvent de la qualité du commanditaire.

« — Je prends souvent l’exemple des affiches municipales pour des grandes villes. Qui sont rarement très intéressantes. On peut se dire que les graphistes qui ont travaillé sont de mauvais graphistes. On peut aussi se dire que la responsabilité en revient aux commanditaires, aux élus municipaux de Nantes, Quimper ou Brest qui ont une sensibilité qui n’est pas nourrie de culture graphique. Aujourd’hui l’exigence reste trop souvent publicitaire. Des graphistes talentueux, il y en a partout en France, il faut aller les chercher et savoir ce que l’on veut dire. »

Il y a quelques années, sans commande, c’est sous le coup de l’indignation et de la colère qu’il va travailler spontanément un visuel, un poing qui tient le scalpe de Donald Trump. Il lui a fallu six mois avant d’arriver à finaliser l’affiche en y associant 4 lettres… VOTE.

« — Avant c’était trop violent, j’étais même gêné d’avoir pu faire un truc pareil. »

Dans le documentaire “Colères d’affiches” de Pierre-François Lebrun sur le travail d’Alain Le Quernec, qui date de 2020, on le voit ouvrir une conférence par ces quelques mots : « — Pourquoi un type comme moi, qui a fait des études, s’est intéressé à ce support aussi minable qu’est l’affiche ?”

Encore aujourd’hui, il n’est pas sûr d’avoir réponse à cette question.

« — L’affiche, c’est un bout de papier, ce sont des papillons éphémères, ce n’est rien du tout, c’est un sous art. L’affiche on la colle dans la rue, et 15 jours plus tard, elle aura été déchirée, elle aura été recouverte par une autre.

L’affiche, c’est ce qui me permet de mettre en forme tout ce qui m’exaspère, toutes mes humeurs et mes envies de crier, de me révolter. »

« — Pourtant, c’est aujourd’hui que je mesure l’impacte que mon travail à pu avoir en Bretagne. 

Les gens ressortent des affiches que j’ai faites il y a 30 ou 40 ans alors qu’à l’époque personne ne les voyait vraiment.

Mes images ont accompagné tous ces événements qui se sont déroulés depuis les années 70. Le naufrage de l’Amoco Cadiz en 1978, l’implantation de centrale nucléaire à Plogoff, la dictature chilienne, la fermeture des usines de conserverie, la montée de l’extrême droite…  J’étais sans doute celui qui travaillait le plus sur ces sujets. Il y avait, de ma part, un engagement total, car c’était important, c’était ma vie. Parce qu’en tant que Breton, j’étais directement concerné. Et ces images ont traversé le temps. Elles se sont inscrites dans le temps. »

« — Vous savez, l’affiche c’est la passion d’une vie, c’est ma passion depuis que je suis adolescent. J’ai toujours été séduit par ces images publiques. C’est en quelque sorte un art pauvre, modeste, mais qui m’attirait beaucoup plus que la peinture. Et même si, dans les années 70 ce n’était pas considéré, c’était pour moi le plus beau métier du monde.

L’affiche, c’est ce qui m’a fait vivre, ce qui m’a fait exister. Et je dois reconnaitre que j’ai eu un peu de chance dans la vie. »

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Interview et article réalisé par François Chevret
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Cet été en Bretagne, 2 expositions présentaient le travail d’Alain Le Quernec

“Des éclats de lucidité”, à Quimperlé, du 6 juin au 26 octobre 2024

“Breizh”, à Combrit, fort de Sainte Marine, du 29 juin au 1er septembre 2024

Quelques livres sur le travail d’Alain Le Quernec

— Histoires d’A, Vanina Pinter, éditions Locus Solus, 2019. Un livre très complet présentant plus de 400 affiches commentées par différentes personnalités de l’art et du graphisme.

— Graphisme et politique, Bernard Poignant - Alain le Quernec, Éditions Locus Solus, 2013

— Alain Le Quernec, Design & Designer - Éditions Pyramyd, Paris, 2002

Un film documentaire

“Colères d’affiches”, un film de Pierre-François Lebrun sur le travail d’Alain Le Quernec (2020, 52 min), produit par JPL Films.

— Arte : En Bretagne, Alain le Quernec refait les murs


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1 commentaire :

  1. dvdd :

    Merci pour l’excellente interview et histoire du travail de l’essentiel ALQ!

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