1930 - © Gaston - cassandre.fr
Nous poursuivons la série des grands noms du design graphique avec le portrait d'un géant de graphisme hexagonal.
Adolphe Jean-Marie Mouron est un graphiste, typographe, affichiste, décorateur de théâtre, lithographe et peintre français de l’entre-deux guerres. Il naît à Kharkov en Ukraine au début du siècle, en 1901. Ses parents étant d’origine française, il vient étudier à Paris où il s’installera définitivement en 1915. Il se suicidera, en juin 1968. L'histoire raconte qu'on aurait retrouvé une lettre de refus pour sa dernière création typographique à côté de son corps.
Tout commence aux Beaux-Arts de Paris, où il s'inscrira aux ateliers libres de peinture. Il étudiera ensuite chez Lucien Simon puis à l’Académie Julian.
On estime que ses premières créations remontent à 1921, mais il n'en reste pas de traces. Cette envie de créer lui vient lorsqu'il participe à un concours d’affiches pour Michelin où il remportera la troisième place. En 1923 il présentera officiellement sa première grande œuvre AU BUCHERON, sous le pseudonyme Cassandre. Cette affiche fera de lui un homme célèbre ; en 1925 elle lui vaut le grand prix de l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs, malgré les violentes critiques faites à son sujet dans « L’esprit nouveau », une revue dans laquelle Le Corbusier défendait ses thèses.
Fruit du hasard ou signe du destin, il fera la connaissance de Charles Peignot lors de cette exposition. Fils de Georges Peignot, à l’origine de la fonderie G.Peignot et Fils, fleuron de la typographie française de l'époque. C’est là-bas qu’il imaginera les typographies comme Bifur ou encore Acier, sur lesquelles nous reviendrons plus bas.
En 1931 il prend la direction de l’Alliance Graphique, qui éditera ses propres affiches. En parallèle il réalise l’ensemble des créations et des mises en pages pour les magasins NICOLAS.
En 1933 il débute une nouvelle activité; celle de peintre de théâtre, en même temps qu’il travaille en tant qu’enseignant à l’École Nationale des Arts Décoratifs.
À cette époque il forme avec Carlu, Colin, et Loupot ceux qui étaient appelés les "Mousquetaires du graphisme". Ils étaient membres émérites de l’Union des Artistes Modernes (UMA) qui regroupait le fin du fin de la création française dans les années 20 et dont les maîtres mots étaient : ordre, couleur, géométrie.
S’en suivirent affiches, peintures, mariages, réussites, échecs, déménagements pour finalement finir sur un suicide tragique le 17 Juin 1968… Les rumeurs disent que Cassandre était un homme dépressif, et qu’il a décidé de mettre fin à ses jours lorsque sa typographie, « La Cassandre » ne fût pas éditée. Mourrir pour un caractère, quelle idée !
Détour obligé par la fonderie G.Peignot et Fils, qui n'est rien de moins que l'une des plus illustres fonderies française des derniers siècles, qualifiée parfois même de légendaire. La société prend le nom de G.Peignot et Fils lorsqu’en 1898 Gustave Peignot fait don de l’entreprise à ses enfants, avant de s'éteindre un an plus tard. Son fils Georges prend les choses en main en orientant la fonderie de blancs vers la production de caractères ; le succès ne se fait pas attendre et le chiffre d’affaires grimpe en flèche.
Là, normalement, vous devriez vous demander ce qu'est une fonderie de blancs ! Autant le terme de fonderie n'a probablement pas besoin d'explication, autant une fonderie de blancs peut laisser songeur. Je vous avoue, j'ignorais totalement ce mot. Pour vous éclairer, il s'agit des « blancs » entre les mots et les lignes, dans les marges, etc. Des blancs qui exigent une grande précision (cadratin, interligne, etc.).
C'est en 1842 que Pierre Leclerc, le fondateur de ce qui allait devenir la fonderie Peignot, invente un procédé qui permet, au lieu de couper les blancs, de les couler dans des moules, ce qui accroît leur précision. Une innovation qui n'a l'air de rien, mais c'est un peu l'équivalent du passage de Xpress 1.0 à Indesign 5.0.
Il faudra attendre deux générations pour que Georges Peignot s'essaie avec succès au "noirs" en créant ses premiers caractères. Les fontes se succèdent, la notoriété de la fonderie ne fait que croitre. La grande guerre ne laissera qu'un "Peignot" sur pied, Charles, qui fera la connaissance de Cassandre en 1923.
Fin de la parenthèse blanche.
images : © cassandre.fr
Cassandre produit un style d'affiche percutant qui synthétise tout à la fois le futurisme, le post-cubisme, le surréalisme et l'Art Nouveau. Typographies, monogrammes, affiches… Une imagination sans limite.
Parmi la pléthore de ce qu’il a pu imaginer, le monogramme YSL reste probablement une de ses oeuvres les plus connues encore aujourd’hui.
Réalisé en 1961 à la demande de Saint Laurent, les trois initiales entrelacées furent la seule et unique proposition faite par Cassandre à Yves Saint Laurent et Pierre Bergé lors d'une rencontre dans un restaurant Parisien. Une proposition immédiatement acceptée car selon Pierre Bergé « Cassandre était le plus grand, le meilleur graphiste de son temps. Il avait dessiné le sigle de Christian Dior, il était oublié. ».
N’oublions par que pour Cassandre le dessin doit être basé sur le texte et non l’inverse. Il dit lui même que ce monogramme « a été dessiné pour vieillir au même rythme que les pierres de l’avenue Marceau » (rue où se trouve aujourd'hui la fondation Pierre Bergé - Yves Saint Laurent). On y trouve un design très vertical, vivant, dans lequel l'élégance et la modernité de Saint Laurent se retrouvent parfaitement.
Sous forme de triptyque, le mythique Dubo, Dubon, Dubonnet est un peu l'ancêtre du gif animé ! Une narration visuelle simple et poétique, enrobée d'un ton humoristique. On y voit une silhouette se noircir à mesure de la séquence Dubo, Dubon, Dubonnet. Certaines tendent à dire que ce sont ces gestes et ces traits qui ont donné lieu à l’image que l’on se fait de l’apéro par chez nous. À la tienne, Cassandre !
Ci-dessous : les croquis préparatoires de Cassandre.
Source : cassandre.fr/dessins-cassandre
La loi Évin interdirait aujourd'hui ce type de promotion de l'alcool, mais cela n'a pas empêché cette affiche de devenir une image culte, reprise et citée par chaque génération de graphistes. On peut citer le studio espagnol Atipo qui s'est amusé à refaire en photo la célébre séquence pour la promotion de leur caractère "Cassannet" en hommage à Cassandre.
Chez Graphéine nous avions aussi rendu hommage à Cassandre à travers cette ré-interpretation en rouge et blanc...
Dans les icônes du graphisme, il est important de citer ses affiches pour les trains Nord Express et Étoile du Nord, ainsi que celles pour les paquebots Normandie et Atlantique.
C’est de son alliance avec Charles Loupot, l’Alliance Graphique, que verront le jour ces affiches. Ces dernières ont comme qui dirait exalté le monde moderne, le tout y est magnifié dans un style extrêmement épuré. On parle de purisme, même presque de cubisme.
Intéressante composition que celle du Nord Express. On y voit un train disproportionné, gigantesque, comme prêt à nous écraser. Cassandre s'est placé au niveau même des rails pour composer dans un effet de contre-plongée, dessinant un train tout en puissance, immense et cubiste : la machine de métal y est glorifiée. L’image construite dans cette perspective se suffit à elle même. Dans un élan de dynamisme, cette affiche est probablement l'une des plus représentatives du travail de Cassandre.
Pour l’Étoile du Nord, la composition est légèrement différente mais suivant le même mécanisme. Sous un nouvel angle, il nous place désormais à l’avant du train, à la place du conducteur, filant droit vers l'étoile du nord. Les rails composent un semblant de logotype abstrait. Un design presque "russe", brut, massif et gigantesque, qui nous emmène en voyage.
On prend les mêmes et l'on recommence avec les visuels transatlantique : contre-plongée, cubisme, glorification de la machine et de sa puissance, aplats de couleurs et dégradés sans fioritures sur grandes lignes et perspectives. Efficace.
On peut aisément y lire sa passion pour un travail presque standardisé où la géométrie, les règles et les mathématiques prévalent pour effacer la main de l'artiste. Une démarche mise en BD par Libération lors de sa série estivale "Une approche décontractée de l'histoire du graphisme" que l'on aime pas mal :
« D’une part, la forme purement géométrique permet plus facilement que toute autre de faire tenir clairement dans un format déterminé tous les éléments donnés, d’autre part, ainsi tracée avec des procédés d’ingénieur, une maquette peut être reproduite sans danger, sans qu’on puisse fausser son esprit essentiel, c’est à dire tout ce qu’en elle le créateur a mis de soi-même. Les impondérables avec quoi d’habitude il faut tant compter n’existent plus. Une affiche est « une » sans altération possible. Conçue au fil à plomb et à la règle, les mêmes instruments servent à reporter mathématiquement sur la pierre, et la machine se trouve alors devant des éléments qui, au lieu de la mettre en défaut, servent au contraire à montrer ses perspectives. »
Cassandre, d’après Henri Mouron, L'art Vivant, novembre 1926.
C’est en 1929 que le plus expérimental des caractères typographique de Cassandre voit le jour : Le Bifur.
Imaginé à l’origine pour l’usage publicitaire, « cette typographie est basée sur une recherche de l’essence même de la lettre. Elle doit permettre d’organiser des grandes masses architecturales » raconte Cassandre.
Bifur est composée exclusivement de majuscules, de deux compositions distinctes en deux variations de tons. On est tentés de penser que cette exclusivité capitale puisse être à l'origine de son échec commercial. Très connue aujourd'hui, elle a pourtant été très mal accueillie à l'époque. En 1929, l’avant-gardisme préconisait des minuscules, les majuscules faisant référence à de la domination. Pour défendre ce choix Cassandre a vendu Bifur comme écriture rattachée au passé et soucieuse de grandeur, ayant pour vocation de laisser son empreinte dans l’esprit du spectateur. Malgré une réelle envie d’innovation et un véritable plaidoyer, Bifur ne connut pas le succès escompté.
Ci-dessous : un extrait du catalogue de présentation du "Bifur". Avec une couverture en argent et une série de gélatines multicolores lissant apparaitre tout ou partie des messages. Un régal !
Vous pouvez retrouver l'intégralité de ces documents dans la publication "Cassandre. Spécimens." de Pascal Béjan et Frank Adebiaye.
Quant à Acier, Cassandre aime dire qu’il s’agissait là d’une expérimentation se trouvant entre Bifur et Futura. Cette écriture sera utilisée principalement pour la direction artistique du magazine du même nom, ainsi que pour certaines publicités et travaux de la ville.
La composition technique existe en deux versions, l’Acier Noir, et l’Acier Gris ; Cassandre explique cette dernière : « L'alphabet est utilisable dans les journaux, il sera plus indispensable encore car il a été conçu sous un double aspect pour accompagner la gamme des nuances de la photogravure. Aux effets de noir et blanc du zinc-trait, coopère Acier Noir, avec son contraste hardi. Aux grisés de la simili, par contre, l’Acier Gris, avec sa teinte délicate, vient pour la première fois en typographie apporter un complément harmonieux. Toutes les revues, tous les catalogues comportant une illustration photographique trouveront dans le caractère Acier un élément certain d’élégance typographique. »
Manque de chance, où peut être manque d'adéquation avec son époque, Acier ne connaitra pas un plus grand succès que sa grande sœur Bifur. Aujourd'hui remise au goût du jour, on peut acheter cette typo en ligne, sur BAT Foundry.
En grand promoteur de l’utilisation des capitales, Cassandre s’employa cependant à associer, dans cette police, des capitales et des minuscules. En typographie, cet assemblage est appelé «biforme». Difficilement lisible dans les petits corps, elle est toute désignée pour les titres ou les textes de grande taille. C’est d'ailleurs avec ce caractère que sont inscrites les citations de Paul Valéry sur les frontons du Palais du Trocadéro.
Pour plonger un peu plus dans ce personnage, voici une de ses citations pour éclairer son travail, extraite de ce site.
Sur le rôle de l'artiste face à une affiche :
« L’affiche n’est pas, ne doit pas être, comme le tableau, une œuvre que sa « manière » différencie à première vue, un exemplaire unique destiné à satisfaire l’amour ombrageux d’un sel amateur plus ou moins éclairé ; elle doit être un objet de série reproduit à des milliers d’exemplaires, tel un stylo ou une automobile, et destiné tout comme eux à rendre certains services d’ordre matériel, à remplir une fonction commerciale. La création d’une affiche pose un problème technique et commerciale où la sensibilité particulière n’a aucune part. Il s’agit de s’adresser à la masse dans un langage accessible au vulgaire (...) ; il s’agit de raconter une histoire à la foule.
C’est en ce sens que l’affiche moderne tend à remplacer les arts mineurs, les arts collectifs, les arts anonymes que virent fleurir l’Antiquité et le Moyen-Age. Beaucoup de gens très bien intentionnées me demandent des affiches « dans le genre du BUCHERON », comme s’il m’était loisible de tirer indéfiniment des galvanos d’un cliché une fois consacré par la ferveur publique ! De telles redites sont irréalisables et acculeraient l’artiste à une sorte de suicide. Chaque affiche est une expérience nouvelle à tenter, ou plutôt une nouvelle bataille à livrer, à gagner. Le succès n’attend pas celui qui cajole doucereusement les badauds. Le succès est à celui qui conquiert le public « à la hussarde » ou plutôt, passez moi ce terme soldatesque, qui le viole. »
« La peinture est un but en soi. L’affiche n’est qu’un moyen de communication, un moyen de communication entre le commerçant et le public, quelque chose comme le télégraphe […]. On ne lui demande pas son avis, on lui demande d’établir une communication claire, puissante, précise. […] Mais si l’affichiste emploie les moyens du peintre, ils cessent d’être pour lui moyens d’expression individuelle, pour devenir langage anonyme, une sorte de code international, l’alphabet Morse du télégraphiste.»
À travers ces quelques citations on comprend incontestablement la vision que Cassandre se fait de l’affiche. Un subtil mélange entre imagination et assiduité mêlés dans une création percutante, compréhensible instantanément, mais devant surtout forcer le regard et l’intérêt des gens de la rue, des gens distraits.
La puissance d’appel doit être hors norme, dans le sens où quotidiennement nous sommes exposés à des centaines de publicités, même si d’après lui l’esthétisme peut échapper à certaines règles.
L’affiche a pour lui un but purement commercial, ni plus ni moins. Cassandre lui, fait le choix d’être plus sensible à la forme qu’à la couleur, les détails, l’ordre des choses. Pour lui, une affiche doit pouvoir se fondre dans le mobilier urbain, meubler des façades etc. C’est pourquoi son travail est qualifié de cubiste, une passion pour l’architecture qui lui a enseigné le dégout des « particularités déformantes ».
Chose très importante qui revient en permanence dans l’ensemble de ses affiches, c'est l’utilisation des majuscules. Pour Cassandre, les minuscules ne sont qu’une déformation manuelle des lettres monumentales, une sorte d’abréviation. Très attaché aux majuscules, l’utilisation des grandes lettres permet de faire passer un message plus fort, un message qui est sûr de lui et qui souhaite s'affirmer comme tel.
Ce n’est pas tout; afin qu’une affiche soit parfaitement réussie, Cassandre préconise une liberté absolue dans le choix des moyens afin de répondre au problème. Chaque affiche est une nouvelle bataille, un véritable challenge à relever.
S'il souhaitait à l'époque s'imposer avec un style grandiloquent et des lettres affirmées, il a aujourd'hui indéniablement laissé son empreinte dans le monde du graphisme.
Pour aller plus loin :
Crédits images : www.cassandre.fr
Qu’elle merveilleuse synthèse ! Félicitations . J’ai une interrogation et aimerait pouvoir envoyer une photo à l’auteur dont je parle sur mon blog. Merci de votre retour
Merci pour cet article digne d’une oeuvre d’art exposé dans un musée comme les beaux arts. Cassandre est un très bel homme; la bise
Cordialement Xavier
Merci pour cet article, il était passionnant. J’ai récemment découvert l’amitié qui liait Cassandre à mon grand père, et cet article marque pour moi le début d’un grand intérêt pour le travail de Cassandre!
Merci encore d’avoir assemblé autant
Merci pour ce article passionnant!
Dans son dernier caractère, on sent une influence Excoffon (à moins que ce soit l’inverse?) et (semi)onciale. Mais autant d’effets sur chaque lettre en fait un caractère difficilement utilisable. Cassandre était peut-être trop dans la géométrie pour réussir un caractère inspiré par l’écriture.
Merci pour l’article, toujours un plaisir de re découvrir le travail de Cassandre !