Pas question de tricher. Inka prend de vraies photos sans retoucher les couleurs.
Découvrez le nuancier complet sur son tumblr : tinypmsmatch.tumblr.com
On le sait, la couleur est une notion éminemment culturelle. Elle n'existe que s'il y a de la lumière, un objet sur lequel elle va se poser, et un œil qui regarde. Mais ce regard est rarement objectif, et nos codes culturels nous invitent à percevoir les couleurs à travers différents filtres. Ainsi la religion a longtemps guidé nos choix chromatiques. Aujourd'hui, les cathédrales ont été remplacées par des Apple stores, et les multinationales nous dictent leur choix chromatique 2 fois par an. Et s’il fallait trouver un apôtre, ce serait Saint-Pantone.
Pantone, grand manitou des couleurs, propose deux fois par an (et pour la modique somme de 750$) dix couleurs de saison avec deux couleurs phares qui marqueront l’année en cours. Désormais ready-made, la couleur se décide très haut, et donne le ton à notre société actuelle.
Simple imprimerie en 1950, l’entreprise Pantone est désormais LA référence en termes de couleurs, à la fois dans le monde graphique et dans la mode.
Aujourd’hui, le très secret comité Pantone se réunit deux fois par an pour déterminer la couleur de l’année à venir, et ses déclinaisons de dix sous-teintes. Venue des quatre coins du monde, et sous l’œil avisé du gourou de la couleur Leatrice Eiseman, (directrice exécutive du groupe, déclarée non sans raison ‘personne d’influence majeure dans le monde de la couleur’ par le Wall Street Journal) une poignée de personnes décide des prochaines tendances chromatiques qui seront adoptées par l’industrie de la mode. Tendances qui seront ensuite compilées par saison et genres dans un recueil vendu 750$ ; le Pantone View Annuel.
On les imagine autour d’une table, rassemblant leurs coups de cœur visuels de l’année : ces teintes de vert venues des plantations de thé au Sri Lanka, ce rouge aux pieds de Nathalie Portman, ce violet du tapis des Oscars. N’en déplaisent aux analyses profondes faites pour légitimer le choix des couleurs de l’année, prônant tantôt le côté rassurant et nécessaire d’un émeraude en temps de crise ou d’un jaune soleil lors d’un hiver épouvantable, il semble toujours que les stars –véritables meneurs du marché et donc à l’origine de la consommation des masses- aient leur mot à dire. Les influences se croisent, entre stars, voyages, Super Bowl et princesses, et c’est à se demander si ce ne sont pas, au final, les vêtements des célébrités qui sont à l’origine du choix du comité Pantone, plus que l’inverse. Kate Middleton et sa robe « Radiant Orchid » portée pour le premier portrait officiel du Prince Georges ont fait un tel tabac que ce mauve est devenu la couleur officielle Pantone 2014.
Si les tons de la mode et du graphisme en général sont aujourd’hui influencés par les stars, ils étaient autrefois influencés par les matières premières ou la religion.
Nous sommes bien loin du temps où la couleur de l’année n’était pas suggérée par des happy few mais restreinte par les matières premières des teintures. De l’antiquité pré-Romaine jusqu’au début du Moyen-Âge, soit durant plusieurs siècles, la seule teinture utilisée était le rouge. On trouvait bien sûr du blanc (synonyme de pureté), et du noir (ou toute variance de teinte sombre), mais le blanc était non-teint ou blanchi, tandis que le noir était tout simplement le signe d’un vêtement sale. Le bleu -quant à lui- est alors inexistant ou très rare parce que très cher. L'Indigo est importé des Indes et sa couleur est instable. Mais à l’époque du rouge tout puissant, le bleu est surtout déprécié: c'est la couleur des barbares, des excentriques, du deuil. Les femmes aux yeux bleus sont d'ailleurs synonymes de peu de vertu. Le bleu est la couleur la moins portée à l’époque, alors qu’il est aujourd’hui la couleur préférée des Français...
Plus tard, au milieu du XIVe siècle, le bleu fera enfin son coming-out en détrônant le rouge : le bleu marial porté par la sainte Vierge en guest star fait l'effet d'une bombe fashion dans la société, un peu comme Kate avec sa robe mauve. L'introduction du bleu et autres teintes dans les églises -the place to be à l'époque- lance des débats profonds pour savoir si la couleur est lumière et donc émanation divine, ou simple enveloppe matérielle dont il faut s'écarter. Aujourd'hui, cela reviendrait à se demander si le vert est toujours tendance, car l'on n'a pas vu Beyoncé depuis plusieurs saisons dans une robe sapin.
Si Kate a remplacé la Sainte Vierge, Le Pantone View Annuel fait aujourd’hui office de Bible. Ce recueil vendu aux industries dont nous parlions en début d’article est la source de toutes couleurs à adopter si l’on veut faire mouche, et donc vendre. La couleur est le critère le plus important, après le prix, lors d’un choix de vêtement. Si Kate portait du mauve, il nous faudra du mauve. Moteur de l’industrie, nos envies sont portées sur cette saisonnalité chromatique qui nous font acheter sans cesse le même pull chaque hiver, mais de couleur différente, parce que vert émeraude c’est soooo 2014.
On retrouvera cet automne le Marsala –couleur de l’année 2015- sur des manteaux, des sacs, des montres. La raison de cette homogénéisation de la couleur, c’est que le mélange chromatique pour aboutir à cette teinte est déposé et qu’il faut acheter le Pantone 18-1438 pour être résolument Marsala. L’avantage de standardiser les couleurs, c’est que les tons phares de l’année peuvent être déclinés sur une infinité de supports, sans craindre de variations de tons d’un pays ou d’un objet à l’autre.
Le « Pantone Matching System » (PMS) aux multiples teintes permet aux industries de s’assurer une production standardisée, autour d’un langage chromatique universel. On ne dit plus fushia, mais PMS 213. Les fils de coton ou de laine respectent rigoureusement la teinte à la lettre, ou plutôt au chiffre PMS près. Nous sommes loin des variations de teintes autrefois naturelles, où le rouge provenait des matières premières comme le kermès (sorte de cochenille), ou la garance (plante à fleurs jaunâtres), donnant des teintes allant du pourpre au rose qui variaient de tons suivant les techniques de teinture. Plus que simples influenceurs, Pantone régit à lui seul le monde de la couleur, de la mode donc, et indirectement de notre société puisque nos goûts et nos envies sont en réalité façonnés par leur décision initiale.
Standardisée puis adulée comme une œuvre, mise en avant par Leatrice Eiseman, la couleur prend alors un aspect de ready-made. On peut même la substituer au mot ‘objet’ dans la définition de Duchamp : ‘une couleur ordinaire élevée au rang d’art par le seul choix de l’artiste’. C’est ce qu’ont choisi de faire John Baldessari (figure clef de l’art contemporain, connu pour avoir mis des pois colorés sur les visages de ses tableaux) et Meg Cranston en déclinant la même phrase sur les 10 couleurs Pantone de la saison Printemps/Eté 2013. Leur but ? Créer un Ready-Made à l’image de notre industrie, à prix unique, où seules les teintes rigoureusement contrôlées permettent une variation de tons comme une voix, du cri au chuchotement.
Le message, « peu importe ce que vous décidez de faire, tâchez de vous souvenir de rester simple, de faire du neuf, et de savoir à peu près vers où vous voulez allez » se pose en opposition directe avec le support même du travail des artistes, comme un cri pour appeler à ‘faire du neuf’ malgré cette standardisation.
Peut-on penser alors que Lee –petit nom de Leatrice Eiseman- a décidé de faire du neuf avec le Marsala ? Pantone affirme voir dans ce rouge-marron et les 9 autres couleurs de l’année la présence de « tons neutres, naturels et liés à la terre ; de l’espoir, du fun, des rêves, une chaleur rassurante comme un bon gros repas, un lien vers la nature, de la protection, de l’endurance, de la sophistication ». On ne peut s’empêcher de penser qu’il est facile de faire dire n’importe quoi à n’importe quelle couleur. En revanche, en se penchant sur les origines du rouge et du marron, on peut comprendre d’une manière plus pertinente pourquoi, au fond, le Marsala n’est pas un si mauvais choix pour illustrer la société actuelle.
Le Marsala, couleur de terre qui tire son nom d’un vin italien, est le digne héritier du top 1 des tendances dans l’antiquité : le rouge. À la fois humble par sa couleur brute qui rappelle la glaise, mais distingué et riche par ses tons vifs, il englobe à lui seul tout une part d'histoire sur l'origine de la couleur rouge et son utilisation dans la société. Couleur des riches par excellence avant le Moyen-Âge, le rouge est une teinture comme vu plus haut, et qui dit teinture dit coûts élevés. Le rouge est donc naturellement synonyme de richesse, de force, de prestige, de beauté ou encore d'amour, et encore aujourd’hui.
Plus tard au XIVe siècle, les couleurs vives sont interdites aux personnes dignes et humbles. Veuves, clercs, magistrats ou professions à robes se voient interdire le port du rouge. Le marron, dérivé plus humble du rouge, devient alors synonyme de simplicité, d’autant plus que sa couleur rappelle celle de la terre, origine humaine par excellence. Le nom d’Adam signifie d’ailleurs « fait de terre rouge ». C’est là que le Marsala crée l'ambivalence avec sa double condition à la fois riche et prestigieuse, car tirant du rouge, mais aussi humble et terrestre par ses tons marrons. Il faut ajouter à ces origines historiques la grande nouveauté de l’année 2015 : la couleur Marsala est transgenre, et s’applique aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Il n’y a pas, comme pour les années précédentes, de tons spécifiquement féminins ou masculins. Avec un peu de recul sur l’histoire, on peut donc voir dans le Marsala le souhait de trouver une couleur qui unit, à la fois les dignes aux humbles, les hommes aux femmes, la Nature à l’Homme.
Mais là encore, au lieu d’une vraie révolution menée par Pantone qui aurait décidé de choisir une couleur pour les deux sexes, on peut simplement voir un parallèle avec l’évolution de notre société et l’avènement du Mariage pour Tous (en France mais surtout aux Etats-Unis). Plus uni dans le genre Humain et sans distinctions de genres, il serait rassurant d'imaginer que la société s’affiche comme véritable influenceur de ce parti pris colorimétrique et que Pantone n'en serait que l'observateur attentif, et non l’inverse. À nous donc de devenir acteurs de cette société pour faire du neuf à notre tour, et nous placer en décideurs et non en suiveurs.
L’obsolescence programmée est un modèle industriel consistant à concevoir et mettre sur le marché des produits qui cesseront de fonctionner au bout d’un certain temps ou d’un certain nombre d’utilisations déterminé… au grand dam des utilisateurs, contraints de les remplacer. L’obsolescence programmée, constitue avec la publicité (2e budget mondial juste après l’armement) et le crédit les trois piliers du capitalisme. « La publicité crée le désir de consommer, le crédit en donne les moyens, l’obsolescence programmée en renouvelle la nécessité ». Supprimez l’un des trois éléments et tout s’écroule.
Si en matière d'obsolescence programmée on pense généralement à la batterie inamovible de l'iPhone, il ne faut pas oublier que la "mode" est la plus répandue et la plus ancienne des obsolescences programmées. Plus précisément, il s'agit d'une obsolescence symbolique qui déclasse prématurément un objet. Mon pull "Radiant Orchid" n'a déjà plus la même valeur symbolique en 2015, alors que sa valeur d'usage reste parfaitement identique. Merci Pantone !
Après la séquence historique, voici la minute technique. Qui n'a jamais dû rechercher l'équivalent Pantone d'une couleur CMJN ou RVB ?
Voici donc la petite astuce du jour !
Dans Photoshop, avec la pipette vous sélectionnez la couleur qui vous intéresse, puis en cliquant sur le menu "Bibliothèque de couleurs" vous obtenez comme par magie l'équivalent pantone le plus proche.
Pendant 2 ans, la graphiste Inka Mathew a associé des objets à des couleurs Pantone. Un travail titanesque qui a commencé comme une blague, Inka cherchait à savoir quelle pouvait bien être la couleur pantone d'une petite fleur bleue ! Ensuite c'était engrenage...
Pas question de tricher. Inka prend de vraies photos sans retoucher les couleurs.
Découvrez le nuancier complet sur son tumblr : tinypmsmatch.tumblr.com
Grapheine,
Votre article est plutôt intéressant et sympathique à lire, cependant il est un peu surprenant – de découvrir au passage un « copier-coller » (cf. de l’antiquité pré-Romaine…) – du – ou des livres «Bleu histoire d’une couleur», «Noir histoire d’une couleur» ou encore «Le petit livre des couleurs», sans même citer l’auteur. Michel Pastoureau, historien spécialiste des couleurs des images et des symboles c’est lui ! Il a quand même le mérite et le respect d’être cité pour sont travail d’une très grande qualité. La couleur, la peinture, l’iconographie, les symboles, les armoiries, l’héraldique, etc.
Super article, très intéressant. Dommage tout de même qu’il n’y ait pas deux phrases expliquant que les teintes pantones permettent surtout d’imprimer des couleurs non-imprimables en CMJN classique (comme les fluo, doré etc..)
C’est leur interêt premier pour un Designer Graphique, non ?