Les pieuvres cartographiques, quand les tentacules envahissent le monde

Il y a quelque temps, nous tombions sur une série de posts sur Twitter, à propos du système de pieuvre cartographique, cette figure menaçante utilisée pour illustrer la progression d'un ennemi. Avec l'accord de son auteur Jules Grandin, cartographe responsable du service infographie chez Les Echos, nous republions ici tel quel son travail passionnant.

1877 – La pieuvre russe et l'Empire Ottoman

Première apparition de la figure de la pieuvre comme représentation cartographique sur cette affiche illustrant l'attaque de la Russie contre l'empire ottoman, en représailles du massacre des chrétiens bulgares (représentés par un crâne) à Matak par les Turcs en 1876.

La pieuvre russe, dont les deux yeux à sont Saint-Pétersbourg et Moscou, étrangle de ses tentacules l'empire Turc (dont la ceinture est le détroit du Bosphore), la Bulgarie, la Crimée, la Pologne et la Finlande. La pieuvre est ici métaphore de l'influence et de l'agressivité.

Frederick W. Rose et la cartographie anthropomorphique

L'auteur de cette carte, le caricaturiste britannique Frederick W. Rose (1849-1915) fera de la cartographie anthropomorphique sa marque de fabrique, sur toute une série d'illustrations.

1904 – Le Japon pendant la guerre contre la Russie, avec une pieuvre cartographique

Sur le même style que Rose (et avec des similitudes importantes en Europe), cette carte japonaise signée Kisaburō Ohara et réalisée durant la guerre russo-japonaise (1904-1905). Les tentacules russes, comme à leur habitude, s'étendent de tous les côtés...

... mais le plus important de ces tentacules est celui situé le plus à l'Est, qui traverse la Mandchourie pour rejoindre Port Arthur (actuelle Lüshunkou en Chine). La présence russe dans cette zone est à la base de la guerre qui l'oppose au Japon.

La pieuvre ne représente pas uniquement la menace de l'invasion, elle se fait aussi critique de l'impérialisme. C'est le cas sur la carte suivante créée par le Français Nicolas Baladiez.

1905 – « La pieuvre britannique »

Sous-titrée « L'Angleterre dans le nord de l'océan indien », se veut une critique de la présence agressive des anglais dans la péninsule arabique et la corne de l'Afrique.

Outre la mauvaise foi évidente du cartographe (les Français sont eux aussi présents dans la zone, et pas qu'un peu) on note que la tête de la pieuvre n'est ici pas située sur la patrie initiale : la pieuvre est ici marine, en voyage dans son empire, et sa tête n'est pas à Londres. Mais déjà la première guerre mondiale approche, et avec elle d'autres utilisations de la figure de la pieuvre en cartographie : de la menace, on passe à l'invasion effective, puis aux affrontements.

1917 – la pieuvre Prusse envahit l'Europe avec ses tentacules

En 1788, Mirabeau disait déjà : "la guerre est l'industrie nationale de la Prusse" – La pieuvre allemande (coiffée d'un casque à pointe) lance ses tentacules partout en Europe, de l'Espagne aux Balkans, sur cette affiche française :

Ce document de propagande porte l'inscription « Toute la France debout pour la victoire du droit » et instaure une continuité dans l'agressivité allemande, que ce soit en Alsace-Lorraine ou avec les différents soldats présentés dans le coin supérieur droit.

1918 –Le Royaume-Uni, la pieuvre aux 27 tentacules, vue par les allemands

Même guerre, mais autre point de vue sur cette carte allemande de 1918. Ici, le Royaume-Uni étend ses 27 (!) tentacules sur autant de point de la planète, des Tonga à l'Australie en passant par St-Hélène.

En accusant les Britanniques de nuire à la « Liberté sur les mers » qu'ils ont toujours prôné eux-mêmes, cette carte chercherait-elle à donner des arguments aux Allemands pour les négociations de paix imminentes ?

Trente ans plus tard, la seconde guerre mondiale fournit des occasions de ressortir notre vieille amie la pieuvre cartographique. Mais les problématiques ont changé, comme en attestent les trois exemples suivants.

1942 – « La pieuvre Dollar »

Ici ce sont les Etats-Unis qui se retrouvent métamorphosés en pieuvre par la propagande allemande. Ses 11 tentacules, tous datés, s'étendent vers tous les points cardinaux comme autant de menaces impérialistes.

Un sabre japonais sectionne le tentacule emprisonnant les Philippines et le Pacifique, qui est dominé par l'aviation japonaise, alors que l'Atlantique est dominé par la flotte allemande et parsemé d'épaves américaines.

Le but est ici triple :

1. Insister sur les revers américains et tempérer les forces de l'ennemi,
2. Inquiéter sur la possible hégémonie économique mondiale des Etats-Unis (utilisation du symbole monétaire) et
3. Plus classiquement, dénoncer l'impérialisme de l'ennemi.

1942 – Churchill la pieuvre amputée

Ici on utilise la pieuvre uniquement en coupant ses tentacules pour insister sur ses défaites et son recul. La pieuvre est anglaise, et même anthropomorphe : elle adopte les traits d'un Churchill caricaturé en démon verdâtre.

Publiée en français dans la France occupée par les Allemands, elle montre la pieuvre britannique dont les tentacules sont « méthodiquement » sectionnés, tout en s'affranchissant pas mal de la rigueur cartographique, avec un Royaume-Uni très stylisé et la disparition de l'Europe. Cette affiche, antisémite, fait écho à d'autres cartes que nous avons rajoutées en fin d'article.

Même guerre, mais nouvelle problématique avec la carte suivante, où la pieuvre est japonaise et la menace toute différente.

1944 – La pieuvre japonaise et les colonies hollandaises

« Les Indes doivent être libres » – Sur cette affiche de propagande réalisée par le britannique Pat Keely en 1944, la pieuvre japonaise étend ses tentacules jusque dans les colonies hollandaises du Pacifique. L'auteur agite ici le spectre de la perte des colonies.

1980 – tentacules de l'URSS pendant la Guerre Froide

35 ans plus tard, la Guerre Froide sonne le retour en grâce de la pieuvre menaçante et impérialiste, qui étouffe ses voisins dans ses tentacules. Exemple avec ce pamphlet expliquant comment l'URSS étend ses territoires pour mieux dominer le monde (en toute simplicité). Remarquez comme elle est agressive avec ses petits sourcils tout froncés.

(On aime la typo très seventies qui nous fait penser à celles utilisées sur les pochettes vinyles dans les années 60-70)

Variantes des pieuvres cartographiques

Mais la pieuvre cartographique n'est pas seulement utilisée pour illustrer des conflits : exemple avec cette carte de 1936 qui symbolise l'importance des écrits du journaliste Arthur Brisbane, qui touche un très grand nombre d'Américains depuis sa ville de Seattle.

En 1904, le but est d'alerter sur l'hégémonie de la « Standard Oil », qui menace les institutions américaines en les saisissant l'une après l'autre. Prochain objectif (« Next ! ») : la Maison-Blanche. Ici la pieuvre n'est plus un pays, ou un journaliste, mais une entreprise !

Dernier exemple avec cette carte de 1909 : la pieuvre représente ici les propriétaires immobiliers qui « paralysent le marché immobilier » et « provoquent le chômage » à Londres. La pieuvre représente ici un ensemble de personnes, mais aussi un concept : le "landlordism" :

C'est aussi une des rares occurrences de pieuvre cartographique à grande échelle, sur un plan de ville et non un continent ou la planète entière.

MAJ: Nous ajoutons à cette liste les caricatures antisémites publiées dès les années 1920 par l'Allemagne Nazie. Dans cette illustration des années 40, alors que l'Allemagne est en guerre contre le Royaume Uni, on voit une pieuvre bleue à l'effigie de Churchill qui perce le monde, représenté comme un "pantin de la conspiration Juive".

En 1894, on voyait déjà cette double symbolique avec une pieuvre représentant l'Empire colonial britannique, "Rothschild's", en monstre marin qui "ne se nourrit que d'or" et dont les tentacules enserrent les continents.

Récemment, sur une photo postée en soutien à la population de Gaza, une pieuvre bleue en peluche a attiré la foudre sur Greta Thunberg, que certains ont interprétée comme référence antisémite. Référence dont Greta a affirmé ne pas avoir connaissance, avant d'excuser sa maladresse involontaire, et de republier la photo sans la pieuvre.

La pieuvre en cartographie est donc une figure canonique, qui sert tout le temps un message : elle représente la géographie de manière manichéenne, avec ennemis et alliés. Avec ses tentacules qui enserrent ses proies, elle est la métaphore idéale de l'ennemi agressif, de l'impérialisme ou de l'invasion que l'on veut dénoncer, et du conflit. Elle est très souvent utilisée en cartographie de propagande militaire, même si son utilisation plus symbolique peut toucher des domaines divers et variés (une personne, un concept, une entreprise...).

Pour aller plus loin, les cartes de David Rumsey et la collection digitale de la bibliothèque de l'université de Cornell et "La Genèse du Complot de 1973, antisémitisme, banques centrales et... pieuvres" publiée sur Researchgate.