Anni Albers, tisserande du Bauhaus et de la modernité

05 décembre 2023  |   0 Commentaires   |    |  

Annelise Else Frieda Fleischmann (1899-1994), est une théoricienne de l’Art, designer textile, bijoutière et lithographe allemande. Jeune fille bourgeoise et cultivée passionnée par l'art, celle que l'on connaît mieux sous le nom d'Anni Albers est l'une des rares femmes de l'école du Bauhaus à avoir connu la gloire de son vivant (son mari ayant été beaucoup plus médiatisé) et la première artiste textile à faire une exposition solo au MoMa à New York. Sa pratique dépoussière et modernise la tapisserie et l'art textile.

Tu seras une femme tisserande, ma fille

Formée à la peinture auprès de professeurs particuliers, Annelise entre ensuite à la Bauhaus (la "maison de la construction") dans les années 20, en insistant à la suite d'un premier refus au concours d'entrée. Josef Albers, son futur mari, fait partie du jury en tant qu'enseignant. L'école allemande est progressiste et révolutionnaire dans sa manière de réconcilier art et artisanat, de lier formes et fonction, ou dans son rapport aux matières premières modernes et classiques, et les ateliers techniques sont ouverts (en théorie) à toutes et tous.

L'école du Bauhaus se veut émancipatrice : le directeur Walter Gropius a inscrit l'égalité femmes-hommes dans son manifeste, pour qu'elles soient traitées de la même manière que les hommes, sans discrimination -chose rare à l'époque, suffisamment pour qu'on le souligne. La première année du Bauhaus, il y a d'ailleurs plus d'étudiantes que d'étudiants à l'école, motivées par cette envie de ne plus être cantonnées à la littérature ou à l'histoire de l'art, et s'ouvrant ainsi aux métiers plus manuels.

portraits-etudiants-bauhaus-anni-albersÀ gauche, Bauhaus 1927, Bauhaus archiv Berlin — à droite T. Lux Feininger, étudiantes sur l’escalier du Bauhaus, 1927 (à gauche, montant les marches: Lena Bergner, Grete Reichardt; au centre: Gunta Stölzl; à côté d’elle: Lijuba Monastirsky; descendant: Otti Berger, Lis Beyer; à sa droite: Elisabeth Mueller, Rosa Berger; Ruth Hollos derrière Lisbeth Oestreicher au premier plan), Bauhaus Archiv Berlin

Pourtant, pour ne pas faire de vagues dans ce milieu patriarcal et continuer à toucher des subventions gouvernementales, Gropius fait peu à peu durcir les critères du jury d'entrée des femmes à l'école (sûrement la raison du premier échec d'entrée d'Annelise) et les oriente ensuite systématiquement vers l'atelier textile, dit plus "naturellement" féminin. On interdit aux femmes la pratique de l'architecture, « pour leur bien et pour celui de l’école » comme le dit Gropius : on croyait qu'elles pensaient en 2D uniquement, et non en 3D contrairement aux hommes...

tisserandes-bauhaus-1928-anni-albersPortrait de groupe des tisserandes dans leur atelier du Bauhaus, en 1928. Photo T. Lux Feininger. Bauhaus-Archiv, Berlin

Anni souhaite explorer la conception et la fabrication dans différents domaines, et s'intéresse au verre, au bois, à la peinture, au métal et à la fresque murale. Si elle s'essaye aux autres ateliers, elle ne peut cependant pas s'adonner à la fresque à cause d'une maladie nerveuse qui la fait boiter et l'empêche de monter aux échelles. Annelise intègre donc l'atelier tissage du Bauhaus à contre-cœur et parce qu'elle y est poussée, mais elle réalise assez rapidement que l'école propose une formation bien éloignée de la simple "broderie de bonnes femmes" pratiqué dans la sphère intime et domestique ou dans les autres écoles.

L'atelier textile du Bauhaus, un monde des possibles

Il est bon de savoir que le tissage était considéré à la Renaissance comme le plus noble des arts, pratiqué par des hommes. "À la Renaissance, Raphaël a été payé cinq fois plus pour les tapisseries qu'il a dessinées pour orner les murs de la Chapelle Sixtine que Michel-Ange pour la fresque du plafond", explique Janis Jefferies, chercheuse spécialiste du textile. Longtemps réservé aux femmes et dévalorisé, la pratique du métier à tisser ou de l'aiguille est dépoussiérée et remise sur le tapis par le britannique William Morris, fondateur du mouvement arts and crafts, qui vise à revaloriser le travail artisanal, alors menacé par la révolution industrielle. L'école du Bauhaus prend le relais en Allemagne, en souhaitant elle aussi estomper les hiérarchies, et faire entrer l'art à bas coût dans la vie quotidienne.

S'ouvre alors à Anni un monde des possibles, dans lequel elle pourra jouer avec le nombre de fils, les matières, les couleur, et produire en série. Elle apprend auprès de maîtres-artistes renommés tels que Paul Klee, Georg Muche ou Johannes Itten qui lui enseignent la maîtrise de la composition, des couleurs, de l'espace. Elle est aussi l'élève et la collaboratrice de Gunta Stölzl, la célèbre tisserande, lorsque l'école déménage à Dessau en 1925. Cette dernière est la première femme "maître" du Bauhaus (un terme utilisé en référence aux guildes médiévales) qui enseigne au même titre que Gropius, Bayer, Breuer, Kandinsky ou Klee, entre autres... Josef Albers est d'ailleurs lui aussi un étudiant ayant accédé au statut de maître. Exploratrice et touche-à-tout, Anni s'intéresse rapidement à une variété de matières filaires et de techniques en réalisant différents types d'entrelacs ou de nœuds, grâce au procédé de tissage inchangé, lui, depuis son invention. Elle invente ainsi des motifs abstraits ou géométriques inspirés du constructivisme russe, et s'essaye par exemple au relief.

Anni_Albers_1926-dessins-preparatoiresDessins préparatoires de tapisseries d'Anni Albers, 1926 et 1927

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Anni Albers, motifs à l'aquarelle de dessins préparatoires de tapisserie en soie, 1926 — pour une tapisserie des Gobelins en 1925 — tapisserie murale de 1926

Contrairement à la peinture, au geste libre, le tissage est contraint par la "grille" structurale du métier à tisser, dont les différentes règles permettent de créer ou de faire évoluer un motif par entrecroisement de fils. La création d'un motif s'appelle d'ailleurs "armure", qui véhicule plus l'idée de la rigidité que de la souplesse. Par son art et sa capacité à créer dans la contrainte, Anni dévoile dans ses premiers travaux la structure du tissage en elle-même, sans chercher à donner un sens, mais plutôt à montrer. Inspirée de l'école de Vienne, comme Otto Neurath l'un des fondateurs de l'Isotype, elle dira : "la chose elle-même est le sens".

Anni & Josef Albers, un couple inspirant et inspiré

Au Bauhaus, Anni rencontre Josef. Tous deux expérimentent art et techniques sans se limiter, s'intéressant aux formes... avant de tisser des liens plus forts. Les premières oeuvres d'Anni explorent entremêlement de fibres naturelles et artificielles, et celles de Josef le verre et le métal, avant de se spécialiser dans la peinture. Annelise épouse le peintre Josef Albers en 1925, l'un des "maîtres du Bauhaus", qui dirige l'atelier du verre. Pionnier du modernisme du XXe, le couple d'artistes crée conjointement et séparément, et s'intéresse à la forme géométrique, aux couleurs et aux différentes techniques. Tous deux "pensent avec les yeux" d'après l'expression de Josef. Leur travail explore d'une manière commune les principes du Bauhaus et du modernisme : composition géométrique, nouvelles matières modernes, grilles de composition... Les deux artistes font carrière séparément en mêlant leurs recherches et leurs inspirations, mais pas leur art.

En 1930, Anni Albers obtient son diplôme. Elle prend la direction de l'atelier de tissage dans la nouvelle école du Bauhaus à Dessau, pour laquelle Gropius lui commande des tentures pour la "maison de maîtres". Comme de nombreux autres artistes et enseignants du Bauhaus, Anni (qui est juive) et Josef émigrent aux États-Unis en 1933 à la fermeture de l'école (interdite et fermée par le parti nazi qui y voit une concentration "d'art dégénéré") pour ne pas être persécutés.

L'Amérique, entre Eden et art précolombien

Aux États-Unis, les deux artistes sont invités à enseigner au Black Mountain College, un nouvel établissement fondateur et avant-gardiste de l'art américain, qui diffère en tout des universités classiques locales et ressemble à un Bauhaus outre-atlantique. Anni et Josef y inviteront à leur tour un "ancien" du Bauhaus, l'architecte et premier directeur Walter Gropius. Le bâtiment moderne est construit en pleine nature sur les berges du lac Eden et invite à expérimenter, échanger et créer ensemble entre professeurs de renom et étudiants tout aussi remarquables. Le projet pédagogique alimente une communauté autonome à laquelle chacune et chacun contribue par du travail agricole, une implication dans les tâches collectives et manuelles. Anni, chargée de la partie textiles, continuera toute sa carrière à développer de nouvelles techniques en intégrant des matériaux modernes dans ses créations. Josef y développe une théorie et pratique autour de la perception, et s'intéresse à la neutralité du noir et blanc. Il y sera le professeur de Robert Rauschenberg, (qui y crée le premier happening lors d'un "summer camp"), et de John Cage, entre autres.

Citoyens américains dès 1939, Anni & Josef se passionnent pour les cultures précolombiennes et Mexicaines et font une quinzaine de voyages en Amérique latine. De statuettes Chupicuaro produites artisanalement en série, aux motifs des murailles incas, en passant par les tapis géométriques navajos ou les fresques de Diego Rivera, leurs motifs et leur art en sont transformés. Inspirée, Anni s'éloigne quelque peu de la rigueur moderniste et fonctionnelle du Bauhaus et ajoute des diagonales, triangles ou boucles, des motifs et textures plus complexes, des couleurs plus vibrantes et dissonantes... tout en recherchant l'atemporalité des premières formes d'écriture et de construction. C'est à cette époque qu'Anni Albers se prête à plus de fantaisies, laissant entrer des motifs et des formes plus organiques dans ses compositions, touchée par l'artisanat de cette "terre promise de l’art abstrait" comme la décrit Josef, auprès des "grands maîtres du Pérou". Ce dernier, imperturbable, s'adonne quant-à-lui à la répétition, fasciné par le motif du carré qu'il répète en duo monochrome dans plus de 2000 toiles durant 26 années...

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Anni Albers : Dessin pour un nœud, 1948, gouache sur papier, 34.9x27.3cm — Noir-Blanc-Or I, 1950, coton, lurex et jute, 68,3 x 48,3 cm ©2023 The Anni and Josef Albers Foundation/Adagp Paris — Photo Tim Nighswander/Imaging4Art


Anni Albers, Eclat (Yellow), 1976–79, design pour Knoll Textiles, sérigraphie sur coton et lin, 11 3/4 x 17 3/4 in. (29.7 x 45 cm), © 2023 The Josef and Anni Albers Foundation and Knoll Textiles/Adagp, Paris

Revenant à l'esprit premier du Bauhaus qui pousse à tisser des liens entre art et technologie, entre la main et la technique industrielle, Anni Albers explore sans cesse et crée à partir de matières synthétiques et naturelles comme la rayonne, le fil d'argent, la laine ou la cellophane. Elle s'amuse aussi à décloisonner la bijouterie et crée des parures étonnantes à partir d"objets du quotidien comme des trombones, des épingles à nourrice ou des passoires. Reconnue en tant qu'artiste, elle exposera ses oeuvres textiles au MoMA de New York en 1949, en ayant collaboré toujours mais sans jamais être éclipsée totalement par le talent de son époux.

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Anni Albers, with verticals, 1946 — coton et lin, 154.9x118.1 cm © 2023 The Anni and Josef Albers Foundation/Adagp Paris — Photo Tim Nighswander/Imaging4Art

Les tissages picturaux, hybrides entre texte et textile

Dans les années 60 Anni Albers invente ce qu'elle appelle les "tissages picturaux", des "tissages hybrides entre texte et textile, page et toile" comme l'explique le Guggenheim de Bilbao, qu'elle encadre comme des oeuvres d'art. Travaillant ses tissages à partir de dessins préparatoires (appelées "armures") qui font du motif un langage codé, elle explore également le support papier en tant qu’œuvre à travers la gravure, la sérigraphie, la gouache, l'aquarelle ou le dessin. Lorsqu'elle abandonne son métier à tisser à la fin des années 60, elle se tourne définitivement vers le papier, sans pour autant arrêter de "tisser".

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Diagramme d'ébauche (tissage simple), ca. 1965. On Weaving, 1965, plate 10. 
Encre et crayon sur papier quadrillé 
27.8 x 21.6 cm  — Labyrinthe Rouge, 1954, coton, 52 x 37.5 cm ©2023 The Anni and Josef Albers Foundation/Adagp Paris — Photo Tim Nighswander/Imaging4Art

Anni Albers joue en effet graphiquement avec les impressions, les caractères ou les motifs, pour inventer de nouvelles armures, ces entrelacs à la machine à écrire ou au crayon qui permettent de développer des trames reproductibles à plus grande échelle : des textures de caractères. Elle tisse ainsi un lien entre le graphisme, l'art, et l'industrie. On peut faire alors un parallèle entre les armures du métier à tisser et le système de grille des graphistes, le gabarit, ou même l'écriture codée des pixels, qui posent un cadre et des règles permettant d'y développer sa créativité. "Les images textiles sont des images programmées" écrit Ida Soulard dans son étude sur Anni Albers.

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Anni Albers, études non datées à la machine à écrire. Impression à l'encre bleue à la machine à écrire sur papier monté sur carton. 10 5/8 x 6 5/8 in. (27 x 16.8 cm) © 2023 The Josef and Anni Albers Foundation/Adagp, Paris
Photo : Tim Nighswander/Imaging4Art

Anni Albers a contribué, au même titre que Gunta Stölzl, Sonia Delaunay ou Sophie Taeuber-Arp, à faire du tissage un art noble et reproductible en série : un pilier de l'art moderne, loin d'une simple activité féminine purement décorative ou utilitaire.

 

Ressources à explorer :
Fondation Josef et Anni Albers
D'autres visuels du travail d'Anni Albers
Les Albers et le Mexique, et leur inspiration commune pour l'art précolombien (Le Monde)
Les parcours parallèles d’Anni et Josef Albers
Anni Albers, toucher la vue (Guggenheim Bilbao)
Livre : Du tissage, Anni Albers - Les Presses du Réel
Sur l'art du tissage : La revanche de Pénélope (Le Monde)
Ida Soulard - Anni Albers. L'horizon du silence


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