Reconnaître et jouer avec la classification typographique

15 juillet 2021  |   3 Commentaires   |    |  

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La classification typographique, c'est un peu se plonger dans un labyrinthe de formes, d'empattements et de graisses. De Thibaudeau à Vox et d'un pays à l'autre, en comptant sur plus de 5 siècles de créations typographiques, les frontières entre les caractères sont parfois compliquées à saisir. De nos jours, deux outils s'offrent aux designers et typographes pour reconnaître les typographies, qui s'inspirent des classifications des anciens typographes et le remanient à leur sauce.

Histoire de la classification typographique

La typographie a cette particularité d’être partout : dans chaque livre, magazine, application, affiche ou site internet. Elle s’offre à l’œil du lecteur, qu’il la remarque ou non, avec cette faculté de se dérober au regard de celui qui ne lui prête pas attention la rendant tantôt inaccessible, tantôt subtile. D’abord cantonnée aux cercles des imprimeries, la typographie s’est transformée au fil des décennies en un champ incontournable de la culture visuelle, se plaçant au centre des arts graphiques et du design, jonglant entre art, mathématique, esthétique et technique.

À l'heure de la création ouverte et accessible à tous, la typographie est devenue un gigantesque vivier où pullule le meilleur comme le pire, proposant des centaines de milliers de styles de caractères. La classification de ces polices (ou la police des classifications ?) possède un enjeu de taille : si elle ne permet plus vraiment de tracer un quelconque héritage, elle a le mérite de faciliter l'organisation du tout, et de permettre de "déterminer des influences" comme le note Lewis Blackwell.1

Faire le tri dans le trop

Néanmoins, les caractères et les classifications typographiques ne sont pas nés ensemble. Le besoin de classifier les typographies est apparu lorsque celles-ci sont devenues trop nombreuses, vers 1850, comme l'écrit René Ponot dans son ouvrage sur l'histoire de la Classification typographique en 1989. Romaine, bâtarde, cursive française, lettres tourneures, elzévire, gothique, fractures, égyptienne, antique, sans sérif, et autres fantaisistes... ont fait tourner la tête à bien des chercheurs et typographes.

Lorsque les caractères typographiques Didot apparaissent à la fin du XVIIIe, leur succès est tel qu'ils éclipsent les autres typographies existantes, qui n'ont jusque là pas été classées car pas assez nombreuses. La Didot souffle un vent de Révolution, et Faucheux dira à son propos : "par son dessin, le Didot est révolutionnaire comme une guillotine" !

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Peu de temps après, la concurrence des lettres dessinées en lithographie donne du fil à retordre aux fondeurs qui inventent tout un tas de caractères fantaisistes aux effets les plus fous (ornés, ombrés...). Après 1870, comme l'explique toujours Ponot dans son livre, ce sont les lettres étrangères et surtout les caractères Allemands qui envahissent les fonderies.

La classification typographique par Thibaudeau et en Europe

C’est principalement au travers de ses empattements que l'on distingue une police, qu’ils soient rectangulaires, triangulaires, filiformes... ou absents. La description d’un caractère — hauteur d’x, graisse, fût, empattements, pointe, contrepoinçon, jambage, etc. — fait émerger un style reconnaissable qui se rattache à un regroupement plus grand. La méthode a le mérite d’être efficace, mais n’est pas dépourvue d'ambiguïté. Car, par exemple : à partir de quel moment l’évasement d’un jambage ou d’une diagonale devient un empattement ? Le débat reste ouvert.

En 1921 F. Thibaudeau classifie les typographies par empattement mais également par périodes, du premier au second empire. Il distingue ainsi 4 grandes familles : "elzévir aux empattements plus ou moins triangulaires, didot lorsqu’ils sont filiformes, égyptiennes s’ils sont quadrangulaires, les antiques en étant dépourvues. Tout le reste prend place soit dans les écritures soit dans les fantaisies". Problème ; cette classification résolument simple est vite débordée par les multiples nouvelles typographies.

Marius Audin distingue quant à lui les gothiques des romaines et des cursives en 1929.

classification-typographies-ThibaudeauLa classification typographique de F. Thibaudeau, 1924, Manuel français de typographie moderne, pages 108 et 109

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La seconde guerre mondiale et la révolution industrielle qui s'en suit apportent leurs lots de nouvelles typographies. Autour de 1950, les pays Européens inventent tout à tour leurs classements typographiques. Mais chacun s'attache à la forme des lettres sans penser à proposer des familles universelles...

Ci-dessous, les classifications typographiques de Jacno (France, 1978), Novarese (Italie, 1957), et Pellitteri (Italie, 1963).

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On se retrouve ainsi avec des noms de classes typographiques qui ne signifient pas la même chose d'un pays à l'autre. Ponot explique que "tel était le cas de l’Antique, chez nous caractère sans empattement, et de l’Antiqua qui désigne en Allemagne les caractères romains. Il en est de même pour nos Gothiques et les Gothics (sans empattement) des États-Unis."

La classification de caractères Vox-Atypi met tout le monde d'accord

Et puis vient Maximilien Vox, qui élabore en 1953 une classification de caractères avec l'association des compagnons de Lure (des rencontres de Lure) qui semble mettre (presque) tout le monde d'accord.

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La classification Vox-Atypi définit 10 grandes familles de typographies, avec en plus comme le dit Vox, "une évidence d'ordre biologique" mettant en avant le fait que "chaque être a deux parents". Ainsi, chaque caractère typographique peut posséder deux familles, la première l'emportant sur la seconde. En voici une description par René Ponot, complétée par Pierre-Yann Lallaizon :

Groupe I : les humanes, ou caractères des débuts de l'imprimerie. Inspirées par la tradition du romain, elles sont fondées sur l’écriture des manuscrits humanistes du XVe siècle, en rupture avec le style gothique des moines copistes pré-Gutenberg.
Ex. : Horley Old Style, Cloister, Kennerley…
Groupe II : les garaldes (de Garamond et Aide Manuce), ou caractères de la Renaissance. Elles possèdent quelques ressemblances avec les Humanes quoiqu’elles se distinguent par la traverse oblique de leur e.
Ex. : Garamond, Bembo, Times New Roman, Sabon…
Groupe III : les réales, ou caractères du XVe siècle monarchique. Elles forment la transition entre les Didones et les Garaldes, quoique plus verticales que ces dernières.
Ex. : Baskerville, Caslon, Perpetua…
Groupe IV : les didones (de Didot et Bodoni) qui sont les didots de Thibaudeau. Elles se distinguent aisément par leur fort contraste entre les pleins et les déliés et leurs empattements filiformes sans angulation.
Ex. : Didot, Bodoni, Walbaum…
Groupe V : les mécanes, qui sont les égyptiennes de Thibaudeau, remarquables par leurs empattements épais et carrés.
Ex. : Clarendon, Memphis, Amasis…
Groupe VI : les linéales, qui sont les bâtons ou antiques de Thibaudeau, sans empattements. Créées originellement uniquement en capitales, elles sont apparues au début du XIXe siècle dans les catalogues et existent aujourd’hui en bas de casse.
Ex. : Franklin Gothic, Helvetica, Futura, Univers…
Groupe VII : les incises, qui rappellent les inscriptions monumentales de la Rome antique. Leurs empattements sont souvent fins, triangulaires.
Ex. : Trajan, Albertus…
Groupe VIII : les scriptes, ou caractères d'écriture rapide, à main levée, avec de larges enjolivures romantiques.
Ex. : Shelley Andante, Zapfino, Mistral…
Groupe IX : les manuaires, ou caractères d'écriture lente à main posée et caractères où le dessin l'emporte sur l'écriture.
Ex. : Jacno, Ritmo, Banco...
Groupe X : les fractures. Entièrement gothiques, elles rappellent l’écriture scripte médiévale et sont en cela identiques à la première textura de Gutenberg.
Ex. : Fette Fraktur, Goudy Text…
Groupe XI : les caractères non latins (arabes, hébreux, grecs, etc.)

classification-typographies-Vox-atypiLa classification typographique Vox-Atypi de M. Vox, 1953

« Ces familles ont été déterminées d’un point de vue, c’est-à-dire selon les caractéristiques réelles présentées par les modèles de lettre employés en imprimerie, et en tenant compte du fait que chaque être vivant procède de deux parents et présente des traits héréditaires qu’il suffit de savoir reconnaître. Le défaut, à notre avis, des classifications trop savantes ou trop subtiles proposées jusqu’ici est de ne pas s’être appuyé sur cette notion essentielle de filiation ou de l’avoir réduit à une simple notion chronologique ou esthétique. » écrit Maximilien Vox dans Nouvelle classification des caractères, Estienne, 1954

La classification de caractères est morte : vive la classification de caractères !

Lewis Blackwell tentera d’ajouter ensuite d’autres catégories à celles de Maximilien Vox, dans le but de pallier à l’apparition de nouvelles formes d’écriture en lien avec le numérique : les Fantaisistes et Techniques, les Contemporains... Pourtant, il rationalise rapidement sa démarche et se plie devant l’évidence : « Il n’est plus possible de s’en tenir à un système de classification rigide, car la créativité typographique actuelle fait que certaines formes ‹ sortent › des catégories définies. Il n’y a pas de règle, seulement une série de lectures possibles de chaque nouvelle police, à partir desquelles on peut déterminer ses caractéristiques. Mais elles ne sont jamais fixes. Il n’y a plus aujourd’hui de ‹ Bible › de classification, s’il y en eut jamais 4

Sans doute est-ce du côté des fonderies en ligne qu’il faut jeter un œil. Rapidement, elles se sont éloignées du modèle classique Vox-Thibaudeau pour créer une méthode plus souple, basée certes en partie sur l’absence ou non d’empattements, mais également sur le style même des caractères. Black[Foundry] a pris le parti de classer ses polices en 6 catégories : Sans serif, Serif, Slab, Mono, Blackletter, Script. Chez Typofonderie, 4 suffisent : Serif, Sans serif, Condensed, Extended.

Devant l’explosion du nombre de polices, la catégorisation, elle, s’est réduite. Plus simple et flexible, elle se dote souvent de filtres qui permettent d’affiner la classification. Il existe désormais une foule de possibilités et de combinaisons. Ainsi chez Production Type, si 5 grandes catégories permettent d’englober tout le catalogue (Sans serif, Serif, Slab, Script, Other, soit assez proche de la classification Thibaudeau), il est surtout possible de classer les caractères en fonction de leurs proportions (épaisseurs, hauteur…), de leurs effets (pochoir, arrondis…), du corps de lecture (petit, grand, optique…), du mood (fun, romantique, sport, futuriste…) ou, surtout, de l’usage (identité, livre, packaging, UI…).

Classification Vox: This is the End

Fin de la classification Vox

En avril 2021, l'Association Typographique Internationale (ATypI) a annoncé qu'elle renonce au système de classification Vox-ATypI et missionne un groupe de travail pour imaginer une nouvelle classification.

Les enjeux contemporains impliquent de tenir compte des nombreux systèmes d'écriture existants, or la classification Vox se limite aux caractères "latin" et ne tenait absolument pas compte des autres systèmes d'écriture tels que le cyrillique, l'arabe, l'hébreu, les langues asiatiques et autres systèmes d'écriture. Si la classification Vox et ses variantes ont pu correspondre aux besoins des industries occidentales au milieu du XXe siècle, la classification telle qu'elle existe actuellement a une portée très limitée, et exclut des dizaines de cultures typographiques.

"Je suis enthousiaste à l'idée de commencer à travailler sur des systèmes de classification des caractères plus contemporains", a déclaré Carolina Laudon, présidente du conseil d'administration de l'ATypI. "Le système Vox-ATypI a peut-être rempli sa fonction dans le passé, mais il n'est plus représentatif de notre communauté. Je me réjouis des possibilités d'explorer un nouveau système de navigation des caractères avec nos membres, partenaires, collaborateurs et autres experts du monde entier."

Une nouvelle ère passionnante va donc s'ouvrir. Plus inclusive, plus ouverte, plus riche...

Deux outils de classification typographique pour s'inspirer

C'est à partir de ce constat, et devant la richesse de l'existant que deux outils typographiques ont été créés pour inspirer les designers, les aider dans leurs choix, ou leur permettre de mieux (re)connaître les caractères typographiques existants.

Le nuancier Typologie pour s'inspirer des typographies françaises

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Tel un nuancier de couleurs, le nuancier typographique Typologie propose 130 typographies issues de fonderies françaises. À la fois état des lieux de la création typographique française contemporaine, médium créatif et catalogue d’inspiration, l’objet a demandé une nouvelle réflexion sur la manière de catégoriser les polices qui y figurent. Le choix a été fait de créer six grandes catégories, à mi-chemin entre le système classique qui analyse la forme des caractères, et celui des fonderies qui en détermine l’usage :

- Serif : avec empattements, qu’ils soient triangulaires, rectangulaires, filiformes...
- Sans serif : sans empattements
- Display : polices de titrage principalement, dédiées aux corps importants
- Expressive : modulaire, radicale, expérimentales
- Monospace : à chasse fixe
- Cursive : incluant les scriptes et les manuscrites

Ici, les caractères ne se délimitent plus uniquement à la forme de leurs empattements, mais à l’utilisation que l’on peut en faire. Les serifs peuvent à la fois servir pour un texte courant et du branding ; les displays pour un titrage d’une affiche ou celui d’une app ; les sans serifs pour un paragraphe ou un packaging. Alliés à un ensemble de tags et de mots-clés (« modular », « fantasy », « geometric », « titling », etc.) les caractères se transforment en des outils visuels laissés à la libre appréciation de chacun.

Ils dépassent les codes primaires, non plus apposés dans une famille stricte, mais caractérisés par une multitude de possibilités qui sont autant de tags et de filtres. Chacun peut respecter ou non les étiquettes proposées et créer son propre usage, indépendamment des propositions premières du type designer. Les règles sont avant tout faites pour être transgressées. Proposé en avant-première sur un site de financement participatif, le nuancier est pour l'instant en rupture de stock.

Typ/o l'application mobile pour classifier et reconnaître les typographies

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Le département de design de l'Université de Sciences Appliquées FH d'Aachen (Allemagne) a récemment conçu l'application mobile, typ/o, qui permet d'y voir plus clair dans la classification typographique mais également d'apprendre en jouant à reconnaître les typographies.

Créée en 2020, l'application typ/o permet de "faciliter l'apprentissage afin de reconnaître les caractères suivant leurs principes formels" comme on peut le lire sur le site de Typ/o. Elle repose sur diverses classifications (Din, Vox et les standards Britanniques) qu'elle a légèrement modifiés. En utilisant l'application typ/o (qui fonctionne aussi sur le web) on apprend comment les typographies sont classées, leur histoire, et comment les reconnaître via des quizz ludiques.

Les typographies sont réparties par sections :
- identify (t°) pour comparer les caractères que l'on croise tous les jours et apprendre à la classer
- learn (y?) recueille des informations spécifiques et l'histoire des types de caractères, tout en donnant leur classe synonyme suivant les pays
- play (p:)) permet de jouer avec les caractères en répondant à des quizz
- fonts catalogue (/100) une séléction de plus de 100 caractères typographiques et leurs informations (designer, année, fonderie, classe...)

L'outil didactique est gratuit. Il ne sert pas à reconnaître des typographies de manière automatique mais d'éduquer l'œil pour savoir les reconnaître et les classer soi-même. De quoi briller en société.

Pour l'instant, cette application mobile est disponible en anglais et en allemand. On a hâte que la version française sorte, car l'outil est vraiment bien conçu, ludique et pratique.

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Merci à Pierre-Yann Lallaizon du studio rectoverso pour les textes sur la genèse de Typologie et son travail d'écriture sur la classification typographique.

1Lewis Blackwell, Typo du XX e siècle, Flammarion, Paris, 2014, p. 7.
4Lewis Blackwell, Typo du XX e siècle, Flammarion, Paris, 2014, p. 190.


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3 commentaires :

  1. Johanna :

    A quand le nuancier Typologie de nouveau disponible ?
    Fausse joie à la vue de ce nouvel article, pensant qu’il serait possible de le commander !!

    Merci pour vos articles en tous cas, je suis fan !

  2. Je ne connaissais pas, merci ! C’est intéressant comme approche mais ce n’est pas un outil en soi, plus une technique nouvelle de classification comme vous le dites. À réserver aux initiés, donc !

  3. Étienne :

    Sur le même sujet, I Love Typography explore et propose un nouvel outil de tri des typos : https://ilovetypography.com/2021/06/28/talking-about-type-introducing-cedars/
    Mais vous avez surement déjà vu passer l’info !
    Merci en tout cas pour vos articles.

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